Face à l’antisémitisme, il existe trois réactions : l’anti-antisémitisme, le philosémitisme et la « haine de soi juive »
Face à l’antisémitisme, trois types de réactions peuvent être identifiés : le rejet ou l’anti-antisémitisme, l’inversion ou le philosémitisme, et l’intériorisation ou la « haine de soi juive » (jüdischer Selbsthaß), pour reprendre l’expression rendue célèbre en 1930 par le philosophe et « sioniste culturel » Theodor Lessing, assassiné trois ans plus tard par un groupe de nazis.
En titrant mon livre par une question, Sortir de l’antisémitisme ?, je souligne d’entrée de jeu que je n’y propose ni des solutions définitives aux problèmes posés, ni des règles d’action pour « lutter contre l’antisémitisme », selon la formule convenue. Il ne s’agit pas d’un catéchisme antiraciste, mais d’analyses relevant de l’histoire des idées et de réflexions philosophiques sur des notions et des questions qui structurent le champ de l’antisémitisme comme celui de l’anti-antisémitisme. Je m’efforce de poser correctement un certain nombre de problèmes suscités par l’existence de ce qu’on appelle ordinairement « antisémitisme » ou « judéophobie » – soit un ensemble de représentations et de passions négatives visant les Juifs –, non sans reconnaître que certains d’entre eux sont vraisemblablement insolubles. Je pointe notamment les difficultés qu’on rencontre lorsqu’on veut « lutter contre l’antisémitisme », difficultés qui concernent le « pourquoi ? » ou le « en vue de quoi ? » plutôt que le « comment ? ». Vise-t-on à réaliser l’utopie d’un monde futur sans antisémites ? Mais ne risque-t-on pas, subrepticement, de rêver ainsi d’un monde sans Juifs ? On sait que les luttes contre l’antisémitisme engendrent des effets pervers. Mais le vrai problème est celui de savoir si l’antisémitisme est curable. Peut-on guérir de l’antisémitisme ? Le philosémitisme, pensé comme renversement de l’antisémitisme dans son contraire, est-il la solution ?
C’est pourquoi mon livre porte principalement sur les frontières indistinctes et variables entre antisémitisme et philosémitisme, loin des clichés manichéens sur la question, qui postulent qu’on est soit antisémite, soit philosémite d’une façon claire et nette. Dans ce livre, je m’intéresse aux attitudes envers les Juifs et aux représentations des Juifs, positives et négatives, qui coexistent parfois chez le même auteur, qu’il soit romancier, essayiste, pamphlétaire, érudit ou philosophe. J’analyse par exemple le cas de l’écrivain catholique Léon Bloy, dont on peut dire qu’il est à la fois antisémite et philosémite, et qu’il incarne ainsi quelque chose comme le « philo-antisémitisme » (Maxime Decout), catégorie faite pour dérouter les commentateurs tout en indiquant la complexité de la question. Le philosémitisme suppose l’anti-antisémitisme, mais il ne s’y réduit pas, comme le montre le cas de Charles Péguy, écrivain, penseur et intellectuel engagé dont la haute figure, totalement étrangère au moindre sentiment antijuif, représente le plus parfaitement un philosémitisme ou plus exactement une judéophilie sans mélange, on pourrait dire authentique. Mais Péguy est justement une exception.
Mon objectif n’est pas d’identifier les vrais antisémites et les philosémites authentiques, il est de montrer le caractère problématique de ce qu’on appelle « antisémitisme » et « philosémitisme », mais aussi du projet de sortir de l’antisémitisme. Car ce projet de créer un monde sans antisémitisme pourrait bien signifier secrètement, au moins pour certains, celui de faire advenir un monde sans présence juive. En outre, ce projet n’a ni le même sens ni la même chance de se réaliser pour un individu et pour un collectif. Mais on se heurte une fois de plus à l’obstacle des mots mal formés. Il faut noter en effet que le mot « sémitisme », à partir duquel ont été formés les mots « antisémitisme » et « philosémitisme », est lui-même porteur d’ambiguïté, puisqu’il ne renvoie qu’au fait juif. C’est pourquoi il serait plus clair d’employer les mots « judéophobie » (impliquant la peur des Juifs), « judéomisie » (néologisme forgé par mes soins pour désigner la haine des Juifs) et « judéophilie » (désignant une amitié pour le peuple juif ou un intérêt admiratif pour le judaïsme, la pensée ou la culture juives). Mais, en attendant le grand jour de la réforme du vocabulaire spécialisé, il faut bien se contenter, pour se faire comprendre, de recourir au vocabulaire courant.
Mon objectif est d’explorer et d’analyser ces frontières floues et mouvantes, ces zones d’ambiguïté productrices de paradoxes, qui sont souvent négligées ou minorées par les historiens de l’antisémitisme et bien sûr aussi et surtout par les militants engagés dans la lutte contre l’antisémitisme. Disons que je complique le tableau, en m’intéressant aux nuances et aux gradations, mais aussi aux incohérences, aux ambiguïtés et aux paradoxes. Si je m’adresse avant tout aux lecteurs ayant déjà des lumières sur la question, j’espère aussi convaincre les militants que leur tâche est parfois moins simple qu’ils ne le pensent ordinairement. Il leur arrive en effet de dénoncer à tort un individu comme antisémite sur la base d’indices mal interprétés et de ne pas percevoir l’antisémitisme de certains personnages qui masquent leur haine ou leur mépris des Juifs derrière des discours d’éloge parfaitement hypocrites. À cet égard, l’itinéraire politico-intellectuel de Yann Moix est exemplaire, qui va du pamphlet négationniste confidentiel, puis soigneusement dissimulé, aux « études talmudiques » claironnées.
Je montre, à travers plusieurs études de cas (de Jules Michelet ou Léon Bloy à André Gide, Paul Morand ou le philosophe Alain), qu’un auteur peut être considéré comme plus ou moins antisémite, ou plus ou moins philosémite, et que ses opinions peuvent changer avec le temps ou selon les contextes. Je suppose qu’entre les postures dites respectivement antisémites et philosémites, il y a des différences de degré plutôt que des différences de nature. Concernant l’antisémitisme, il y a une différence de degré entre Gide et Morand, alors qu’il y a une différence de nature entre Gide, auquel on ne peut reprocher que quelques rares pointes antijuives, et Céline, antisémite intégral. Je fais l’hypothèse qu’il n’y a pas d’opposition claire, distincte et stable entre antisémitisme et philosémitisme, ou qu’il n’y a pas d’opposition absolue entre ces deux « ismes », mais des oppositions relatives et des gradations insensibles, selon divers critères renvoyant à différentes échelles de valeur. Il y a donc des modérés et des extrémistes chez les antisémites. Et il en va de même chez les philosémites.
Je souligne également le fait que le mot « philosémitisme » a de multiples significations, qui varient selon les locuteurs et les situations de discours. Je distingue par exemple le philosémitisme d’admiration du philosémitisme de compassion et du philosémitisme de culpabilité ou de mauvaise conscience, voire de repentance, lequel se distingue du philosémitisme de dialogue impliquant une estime mutuelle (par exemple entre Juifs et chrétiens) ainsi que de celui qui se fonde sur une alliance dans un combat commun (notamment contre l’antisémitisme), susceptible de nourrir une amitié militante. La position la plus commune chez les philosémites chrétiens consiste à définir leur judéophilie comme une application particulière du commandement d’amour du prochain. Le philosémitisme peut aussi désigner une posture anti-antisémite affirmée ou sur-affirmée, laquelle peut se jumeler, comme chez Friedrich Nietzsche, avec un antijudaïsme théorisé, présupposé par son antichristianisme. À rigoureusement parler, Nietzsche n’est ni antisémite ni philosémite. Bref, le philosémitisme me paraît être un problème et non une solution. Ou, plus exactement, il fait partie du problème.
Pour le dire autrement, je me suis intéressé à l’ambivalence des attitudes envers les Juifs tels qu’ils sont imaginés ou fantasmés. C’est le cas chez Michelet, Clemenceau, Zola ou Gide. Cette ambivalence peut se traduire par des renversements, des retournements ou des inversions au cours du temps : tel auteur jugé plutôt antisémite à tel moment peut être considéré à tel autre moment comme plutôt philosémite. Les évolutions respectives de Maurice Barrès, de Jacques Maritain, de Maurice Blanchot ou de Pierre Boutang illustrent le passage d’un antisémitisme déclaré à un anti-antisémitisme, voire à une judéophilie assumée. Ayant entièrement rompu avec l’antisémitisme de sa jeunesse maurrassienne, Boutang a déclaré : « L’antisémitisme a été la plus grande erreur de ma vie, et je passerai la fin de mes jours à réparer cette erreur. » C’est la preuve qu’il est possible, pour des individus (sinon pour les peuples), de sortir de l’antisémitisme. Mais il faut aussi considérer les auteurs illustrant des postures troubles ou équivoques sur la question, tels Georges Bernanos ou Alain, parmi d’autres. Il faut noter au passage que les quelques propos antijuifs mitigés d’Alain, qu’on trouve dans son Journal (posthume), ne font pas de lui un antisémite militant. Le cas Alain, celui d’un auteur ni vraiment antisémite ni vraiment philosémite, illustre une difficulté de principe, qui tient au caractère indécidable de certaines catégorisations. Il y a enfin des antisémites à qui il arrive de faire tactiquement l’éloge des Juifs, ou plus exactement de telle ou telle catégorie des Juifs, et ce, dans certaines circonstances. Il en va ainsi de Lucien Rebatet (devenu pro-israélien en juin 1967), de Xavier Vallat (célébrant le sionisme en juin 1967) ou de Louis-Ferdinand Céline, antijuif forcené qui osait affirmer en 1947 : « Je suis philosémite ! ». L’espace du philosémitisme est ainsi occupé, aux deux extrêmes, par ceux qui, face aux Juifs, professent une forme de « religion de l’Autre » ou un culte de la Victime (le peuple juif souffrant et persécuté) et par ceux qui se comportent en stratèges opportunistes en inversant leur judéophobie en judéophilie.
Enfin, j’aborde la question difficile et délicate des Juifs dits antisémites, en analysant leur position paradoxale, qui ne se réduit pas à ce qu’il est convenu d’appeler la « haine de soi », notion faussement claire qui masque la multiplicité des passions (honte, mépris, etc.) ou des comportements stratégiques (conformisme social, opportunisme, etc.) qui entrent en jeu. Tout est ici question de points de vue différents. Le cas le plus simple est celui des Juifs convertis au christianisme ou à l’islam, et qui en arrivent parfois à professer un antijudaïsme radical, comme l’écrivain René Schwob ou la philosophe Simone Weil (convertie en 1936). Cette dernière, passant du judaïsme aux Juifs en tant que peuple, en est arrivée à écrire : « Les Juifs, cette poignée de déracinés, ont causé le déracinement de tout le globe terrestre. Leur part dans le christianisme a fait de la chrétienté une chose déracinée par rapport à son propre passé. (…). Le capitalisme, le totalitarisme font partie de cette progression dans le déracinement ; les antisémites, naturellement, propagent l’influence juive. Les Juifs sont le poison du déracinement. » Comme Spinoza ou Hannah Arendt, Simone Weil a incarné le type du Juif avide d’universalisme, percevant sa judéité comme un fardeau et une insupportable limitation, bref, comme un « obstacle sur le chemin de l’universalisme » (Elhanan Yakira). Mais ce qui singularise Simone Weil, c’est qu’elle répudie sa judéité. La haine de soi, dans son cas, est paradoxale en ce qu’elle ne reconnaît pas le « soi » comme juif. La honte d’être d’origine juive la conduisait au déni permanent. Alors que Spinoza et Arendt peuvent se classer parmi les « Juifs non-juifs » (Isaac Deutscher), elle illustre le type du « Juif antijuif », ou plus exactement l’une de ses variantes. Car les « Juifs antijuifs » que furent Otto Weininger ou Arthur Trebitsch ne niaient pas leur judéité, ils en souffraient, comme en témoigne cet aveu de Trebitch en 1920 : « De même qu’un lépreux ou un cancéreux porte son mal écœurant sous son habit tout en en étant conscient à chaque instant, je porte avec moi la honte et la flétrissure, la culpabilité métaphysique de mon existence juive. »
Au XIXe siècle et au cours des deux premiers tiers du XXe, avant l’islamisation des passions antijuives, la « haine de soi juive » pouvait s’expliquer partiellement comme l’effet d’une intériorisation de l’antisémitisme d’origine chrétienne profondément inscrit dans l’imaginaire des peuples européens. Mais, hier comme aujourd’hui, nombre de Juifs antisémites et conscients de l’être s’insurgent contre les campagnes antisémites, comme s’ils obéissaient à un réflexe identitaire qu’ils ne pouvaient maîtriser. Prenons un exemple. Juif converti au catholicisme en 1926, René Schwob ne cache pas, dans un article paru en 1937 sous le titre « Être chrétien », ses sentiments antijuifs : « Je n’aime pas les Juifs. Mais comment se fait-il que, lorsqu’un antisémite les attaque, neuf fois sur dix, je les défende ? Je ne les aime pas. Et pourtant, comme ils disent, je suis juif cent pour cent. Le plus étrange, c’est que j’ai commencé de ne pas les aimer bien avant de soupçonner la véritable nature de mes griefs contre eux. » Schwob voit dans ce qu’il appelle le « particularisme étroit d’Israël » l’une des principales causes de sa haine des Juifs. Il ne fait là que tirer la conclusion logique de l’universalisme chrétien auquel il s’est rallié. Le christianisme n’est-il pas, comme le rappelle le jésuite et théologien Joseph Bonsirven également en 1937, une « religion spirituelle et entièrement universaliste » ? Le philosémite Bonsirven avait conclu son essai intitulé Juifs et chrétiens (1936) par un appel, solidement argumenté, à la « fraternisation entre Juifs et Chrétiens ».
Il n’est pas toujours facile de situer la frontière entre le Juif totalement assimilé, le « Juif non-juif », et le Juif antijuif, le Juif « renégat » passé à l’ennemi. Dans Zur Judenfrage (« À propos de la question juive »), texte rédigé en 1843, Karl Marx pose que « l’émancipation humaine » ne peut s’accomplir sans que les Juifs s’émancipent de leur judéité en même temps que l’humanité s’émancipe de « l’esprit juif » : « Nous reconnaissons donc dans la judéité [ou « la juiverie » : Judentum] un élément antisocial actuel et général,qui a été porté jusqu’à son niveau présent par l’évolution historique à laquelle les Juifs ont, sous ce mauvais rapport, collaboré avec zèle ; et à ce niveau il doit nécessairement se dissoudre. Dans sa signification dernière, l’émancipation des Juifs est l’émancipation de l’humanité à l’égard de la judéité. » Quant àFerdinand Lassalle, issu d’une famille juive orthodoxe puis devenu le grand leader du socialisme allemand, il illustre sans ambiguïté la catégorie du Juif antijuif. Il déclarait par exemple : « Je hais les Juifs et je hais les journalistes ; malheureusement, je suis l’un et l’autre. » Et il assumait clairement sa haine de soi : « Je n’aime pas du tout les Juifs, même je les déteste généralement. » Or, ce compagnon de luttes et cet « ami » de Marx était méprisé et détesté par ce dernier, qui n’hésitait pas à dire de « ce négro-juif de Lassalle » qu’il était « le plus barbare de tous les youpins de Pologne ». Faut-il ériger Marx en hyper-antijuif ?
C’est souvent au nom de leur internationalisme révolutionnaire militant ou d’une préférence cosmopolite réfléchie que des Juifs deviennent antijuifs et se justifient en tant que tels. Les anticapitalistes radicaux étaient plutôt antireligieux au XIXe siècle, ils sont désormais le plus souvent antisionistes. Le rejet de soi se traduit en effet par le rejet du Juif religieux ou du Juif sioniste, ces deux manières d’être des « Juifs juifs ». Mais peut-on pour autant affirmer que les Juifs athées ou antireligieux ou encore les Juifs antisionistes font nécessairement preuve de « haine de soi » et qu’ils sont tous antisémites ? Ce serait aller trop vite en besogne et faire preuve de simplisme, ne serait-ce que parce qu’il y a plusieurs manières d’être athée ou antisioniste. Il n’y a pas de « haine de soi » absolue, mais des haines ou des rejets visant telle ou telle manière d’être juif. Par exemple, pour certains Juifs athées professant un anticléricalisme de gauche qui frise l’intolérance, les Juifs orthodoxes pêchent par communautarisme et séparatisme. On observe dans ce cas non pas tant une haine de soi qu’une haine ou un rejet plus ou moins méprisant des Juifs autres que soi.
On continue de reprocher contradictoirement aux Juifs d’être trop « communautaires » et trop « nomades », trop « séparés » et trop « cosmopolites », trop secrets et trop visibles (voire ostentatoires), trop traditionalistes et trop modernes. On les accuse en même temps d’être nationalistes et internationalistes ou mondialistes, capitalistes et révolutionnaires, racistes et antiracistes. Ces représentations et ces croyances hostiles ne peuvent être éliminées par décret. D’où la relative impuissance des lois et des mesures antiracistes, qui ne s’attaquent qu’aux effets socialement visibles, aux symptômes, non sans engendrer des effets pervers. Les déclarations tonitruantes de guerre à « la haine » ou aux « contenus haineux », qui risquent de buter sur l’impuissance à résorber la haine, ne font qu’étendre le champ de la haine.
L’idée que les Juifs incarnent une puissance mondiale plus ou moins occulte s’est propagée planétairement au cours du XXe siècle. Que trouve-t-on dans la tête de ceux qui y croient ? Première alternative : ou bien ils ont peur des Juifs, ou bien ils sont dévorés par la jalousie. Deuxième alternative : ou bien ils veulent devenir comme les Juifs, en les imitant, ou bien ils les considèrent comme des ennemis qu’il faut combattre. Mais, chez nombre d’entre eux, ces attitudes coexistent : il faudrait combattre les Juifs en les imitant, en prenant des leçons chez l’ennemi juif. C’est pourquoi les Protocoles des Sages de Sion jouent depuis plus d’un siècle pour les antisémites militants le rôle d’un bréviaire ou d’un « ABC du gouvernement », selon la formule de Theodor Fritsch, celui que Hitler appelait le « Vieux Maître de l’antisémitisme allemand ».
Toutes ces considérations m’ont conduit à poser la question des questions, celle de l’identité juive. Comment la définir lorsqu’on ne la réduit pas à une question d’identité ethnoraciale (la pseudo-race « sémitique »), culturelle ou religieuse ? Le problème a été fort bien posé par Albert Memmi : « On se découvre juif, puis l’on y consent ou l’on s’y refuse… sans cesser de l’être. » Mais, en dépit d’une immense littérature savante sur l’identité juive, le problème s’avère sans solution. L’identité juive reste une énigme. Peut-être faut-il se résoudre à reconnaître, à la suite de Dominique Schnapper, que l’identité juive est ineffable. Et pourtant, elle existe et persiste. Elle reste une évidence pour les Juifs, les antisémites et les philosémites. Le destin de cette évidence est d’être indéfiniment questionnée. Dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Freud a suggéré l’existence d’une relation entre la persistance surprenante du peuple juif et la haine qu’il suscite d’une façon récurrente : « Nous osons dire que ce fut le seul homme Moïse qui a créé les Juifs. C’est à lui que ce peuple doit la ténacité qu’il met à vivre, mais aussi une grande part de l’hostilité qu’il a suscitée et suscite encore. » Il est douteux que le simple recours à l’universalisme suffise à mettre fin à ce cercle vicieux. Car le projet de dissoudre l’identité juive dans l’universalité du genre humain fait précisément partie de la batterie des thèmes antijuifs. En outre, si l’identité juive s’effaçait réellement au terme d’un processus d’assimilation des Juifs, elle serait inévitablement recréée par les antisémites sur la base de préjugés et de stéréotypes toujours présents dans l’imaginaire social.
Le philosophe Leo Strauss a posé le problème en en élargissant le champ : « Il est impossible de ne pas rester Juif. Il est impossible de fuir ses origines. Il est impossible de se débarrasser de son passé en souhaitant qu’il disparaisse. (…) Il n’existe pas de solution du problème juif. L’espérance d’une telle solution vient de la prémisse selon laquelle tous les problèmes ont une solution. (…) Il n’est pas du tout évident que tout problème ait sa solution, et par conséquent nous ne devons pas être très étonnés si l’on ne peut pas résoudre le problème juif. » Mais il est tout aussi peu probable que l’on puisse en finir avec l’antisémitisme, cause et effet de l’insolubilité du problème juif, c’est-à-dire de l’identité juive comme problème. Bref, nous sommes embarqués, de sorte que nous sommes voués à tenter de réparer le navire en pleine mer, sous la tempête, et sans fin.
© Pierre-André Taguieff
Pierre-André Taguieff publie aux éditions Odile Jacob, « Sortir de l’antisémitisme ? Le philosémitisme en question ».
En lisant cela j ai l impression de lire Mien kampf
Targuieff serait il un fasciste ???
A noter l’attitude des dirigeants français et allemand (entre autres) qui ne cessent de commémorer la Shoah mais qui en réalité mènent une politique rigoureusement antisémite. Parfois parler du passé a pour effet indirect de masquer la réalité du présent : je pense même que la plupart du temps c’est aujourd’hui le but recherché. Il s’agit volontairement d’occulter la réalité présente, comme lorsqu’il est question d’autres phénomènes liés au racisme (USA, Algérie etc). Je pense que c’est plus ou moins volontaire de leur part. Dans ce cas-là la posture antiraciste cache un antisémitisme réel.