Anne Vassivière. Le Temps croit en moi

Cela fait longtemps que je sens une nouvelle saison travailler en moi en profondeur. Jusqu’à peu elle ne se dévoilait qu’aux plus attentifs, mais la surface se met maintenant définitivement au diapason de l’abîme intérieur.

Quelle partie de mon corps m’a trahie en premier ? Peut-être l’ovale du visage. Ou plus sournoisement, le dessous des bras lorsqu’on les libère avec soulagement aux premières douceurs du Printemps et que l’on découvre avec sidération qu’il flasque et ballote au mouvement. On n’avait pas été prévenus ? On pensait vraiment que cela ne nous arriverait pas ? Euh…oui, peut-être un peu. Disons qu’on savait pour les rides et les cheveux, ceux-là ne nous prendraient pas en traitres puisqu’on les voyait s’abimer sur autrui. Autrui vieux. Autant dire presque une autre race. C’est cela, les personnes âgées appartenaient à une autre race et nous-même devenons maintenant cette autre race. Celle que la jeunesse plaint, moque ou ignore.
L’ovale du visage a-t-il flanché avant ou après le dessous des bras ? Je ne sais plus. Ce dont je suis certaine c’est que jadis parfait, il est tombé en une seule nuit, une nuit plus sournoise que les autres, celle de la première défaite que l’on ne peut masquer. Puis la peau s’est mise à plisser sans raison autre que de se revendiquer fatiguée d’avoir fait bonne figure depuis si longtemps. Même au creux du coude.
Cernes, paupières tombantes, j’ai dû modifier le trajet du trait parfait qui, avant-hier, chapeautait en amande mon regard. Il était net, précis, élancé, je ne sais plus le tracer d’un geste ou sans lunettes, je dois m’y reprendre maintenant plusieurs fois. Parfois je dois même renoncer à cette évidence qui me faisait des yeux de velours. Parfois je n’y arrive plus. Parfois j’abandonne. Le présent me fuit et pourtant se stratifie en moi comme du béton. C’est la grande fuite de l’intérieur. Les abandons ne partent plus, ils restent sur place et me regardent avec leur petit air buté. Ils me lestent.
La peau ne se contente pas de plisser, elle s’affine aussi. Trop. Elle se fragilise. Vais-je devenir transparente ? Sans doute puisque je suis parfois déjà masse inexistante ou encombrante pour certains jeunes. Je suis donc déjà descendue du manège ?
Est-ce que j’avais autant de peau, avant ? Toute cette peau qui fuit mes os. Je n’avais pas tant de peau, avant ! Et elle n’était pas sèche !
Le cou se couple de plis, le visage jadis étranger aux ombres autres que celles du maquillage, maintenant les cultive en hordes dévorantes. La bouche- oh combien parfaite, oh combien fruit ! -, le contour des lèvres se strie, le rouge à lèvres glisse dans ses fins canaux. La perfection me fuit, ne reste que l’approximatif de la bonne volonté.
Les cheveux s’affinent, les tempes se dépeuplent, j’ai cru les amadouer en surenchérissant, en leur faisant croire que je n’avais pas peur : j’ai accueilli les cheveux blancs sans lutter, j’ai décidé d’être la jolie tignasse blanche mais ce n’est pas tenable, cette promesse ne peut être tenue.
Le bassin bascule vers l’avant sa belle fierté d’autrefois. La chair du dos faiblit, des plis passent, de loin en loin, me prévenir qu’ils ne tarderont pas à venir s’installer durablement.
Parfois j’ai mal aux racines du dos. Je me noue, mon corps me noue et les autres semblent tous chauds et lisses, jolies brioches sorties du four.
Je me découvre habitée de sables mouvants. Un matin je me suis réveillée et ma jeunesse était devenue nuage.
Et les lunettes. Et l’échec des verres progressifs. Etouffer derrière les carreaux obligatoires. La vision qui se trouble, ne pas supporter cette restriction-là, devoir apprendre la dépendance. Et une fois même, devoir demander à un passant de lire quelque chose pour soi dans la rue car on a oublié de prendre ses lunettes. Et, la deuxième fois que cela se produit, filer dans la première pharmacie venue acheter des loupes pour pouvoir lire sans aide.

Je ne suis pas vraiment fâchée de ma mélancolie psychique, ni de celle de mon corps. Je leur dois de belles vagues et de puissants ressacs de vie. Nombre de mes amis et des vôtres sans doute auraient préféré vieillir que de disparaitre en pleine jeunesse.
Je me souviens d’un vieil anglais que j’avais laissé passer devant moi dans un train Londonien, et qui avait eu cette phrase à mon égard : « Age before Beauty ». La vieillesse avant la beauté, la vieillesse prime sur la beauté. Ma beauté n’était que celle de la jeunesse. Et d’une lumière qu’il nous revient d’allumer comme on peut, pour faire honneur à la vie. Qu’on ait 20 ou 60 ans. Je me souviens de Raymond, paysan à la peau tannée par 80 années de vie campagnarde rugueuse. Ses yeux étaient d’une lumière telle que soutenir son regard était une aventure en soi. Je me souviens de Jeanne, 100 ans, le regard d’une malice éclatante sous les fins cheveux de neige qu’on essayait de faire tenir en semblant de chignon. Deux des plus beaux regards que j’ai croisés. Quelles portes la vieillesse leur avait-elle ouvert ? Je regarde mes mains, les veines y saillent de plus en plus sûrement et j’y superpose mentalement celles de Mémé Jeanne. J’en suis encore loin mais le chemin est pris. Mes veines commencent à sortir de mes mains, à se faire bleues et dodues. Elles se prennent pour une carte en relief.

Regarder Jeanne et Raymond m’a permis de comprendre que vieillir n’est pas une malédiction. Qu’on peut considérer la vie comme la longue et complexe phrase du corps. Qu’une vraie conversation avec le temps ouvre sur l’éternel. Fréquenter les anciens est une chance inestimable. Mes mains me rappellent que je vais essayer d’être à la hauteur de toutes les saisons de cette arrière-grand-mère morte à 104 ans : ne pas devenir une vieille acariâtre mais une ancienne.

© Anne Vassivière

« J’ai grandi dans le Massif Central au sein d’une famille marquée par de forts modèles féminins aux parfums de lait fumant, de blés mûrs et de charbon.
Des études de langues m’ont donné le goût des mots. La succulence rock’n’roll de Shakespeare, la structure rassurante de l’allemand, la généreuse rondeur du russe.
Théâtre, peinture et poésie furent mes premières amours artistiques.
Je leur suis restée fidèle.
Chez Chéreau, Koltès, Klimt, Rossetti, Bashung, Baudelaire, on rencontre la même magie, celle qui fait vibrer nos âmes saisonnières.
La saveur des lettres manuscrites portées par le facteur, me manque.
Il fait partie des visages du passé que je n’ai jamais oubliés.
Ma main laboure de vilaines feuilles de papier qu’on appellerait mauvaises herbes si elles vivaient dans un jardin ». Anne Vassivière

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