Le Jardin des pendus, de Ian Rankin, ressort aux éditions du Masque en édition de poche. Le roman, qui a reçu le Grand Prix du roman noir étranger, Cognac 2003(1), est le 9e de la série des enquêtes de l’inspecteur John Rebus. A ce jour, la série comprend une vingtaine de titres. Associant l’enquête policière située au cœur d’Edimbourg et l’atroce tragédie d’Oradour-sur-Glane, le roman illustre de façon puissante le talent et l’humanisme de l’auteur.
Jekyll & Hyde à Edimbourg
L’inspecteur John Rebus traîne sa carcasse dans Edimbourg, une ville à deux visages : d’un côté son centre historique offert aux touristes du monde entier sur fond de musique de cornemuse, de l’autre des quartiers sombres en proie à la drogue et au sida — un côté Jekyll & Hyde qui fascine Ian Rankin.State of Jerusalem: The MaqdasyinKeep Watching
Blasé, cynique et solitaire, divorcé, ingérable et plein d’une colère rentrée, Rebus est un électron libre, un ours mal léché qui multiplie les erreurs par sa précipitation, qui combat le mal dans sa ville même s’il ne croit plus au bien. Comme toujours, il rame, il râle, et il rage.
Alors quand il a fini d’arpenter les rues, il s’offre le soir une bouffée d’air le long de l’estuaire en mettant à fond un morceau de Stevie Wonder ou de Van Morrison — en digne fils de Ian Rankin, il est fan du rock des années 70. A l’occasion l’enquête le conduit à Glasgow, la ville rivale tournée vers l’est, où les mauvais coups ne manquent.
D’un roman à l’autre, Rebus traîne son mal-être. D’autant plus qu’en ce moment, il est au régime sec. Il mange sur le pouce. Quand il entre dans un pub, c’est pour avaler un café noir. Et en hiver, le pub, c’est une bouée de sauvetage. Il mange n’importe comment et n’importe quoi, tout ce qui se présente dans un emballage jetable et s’avale en marchant. Et quand il prend enfin le temps de déjeuner avec sa fille, elle se fait renverser en le quittant. Rien ne dit que c’est de sa faute, mais comme il faut qu’il en ait le cœur net, l’accident vient compliquer les méandres de l’enquête.
La guerre des gangs
Comme la société a peur du vide et les circuits de la drogue aussi, il suffit donc d’un rien pour que la guerre des gangs menace d’éclater à Edimbourg. Tom Telford, un jeune loup aux dents très longues, double son trafic d’un réseau de proxénétisme avec des prostituées yougoslaves (on est en pleine guerre de Sarajevo), et il sert de guide à des yakuzas en visite. Il est entouré de tueurs, des brutes sans scrupules.
Pour le moment, c’est le vieux Big Ger Cafferty qui gêne les nouveaux venus, un vieux chef de la pègre d’Edimbourg que Rankin a mis à l’ombre. Les petites crapules multiplient les provocations et le sang coule. Ils ont des Range Rover tandis que les flics font la planque en se les gelant dans des estafettes déglinguées et comptent les coups.
Pourquoi Rebus s’embarquerait-il dans cette galère ? Jusqu’au moment où une jeune prostituée terrifiée se jette à ses pieds pour le supplier de la protéger. Elle débarque de Sarajevo et ne parle pas un mot d’anglais.
L’inspecteur craque, car derrière son air bourru, Rebus est profondément humain. « Les gens le passionnaient. Leurs histoires le fascinaient. Quand il pénétrait dans leur vie, il pouvait faire le vide et oublier la sienne. »
Les assassins d’Oradour
Or Rebus a une autre affaire sur la table, sorte de cold case qui lui file le blues. Un hebdomadaire vient de révéler qu’un habitant d’Edimbourg, Joseph Lintz, serait un ancien SS originaire d’Alsace, un certain Josef Linzstek, réfugié en Ecosse à la fin de la guerre par l’intermédiaire de la Ratline, une filière d’évasion pour anciens nazis.
Il aimerait pouvoir oublier cette affaire, mais elle lui colle aux doigts comme un vieux chewing gum. Bien que son chef lui ait demandé de voir s’il y avait matière à inculpation, Rebus sait bien que, 50 ans après, c’est peine perdue : « Tout ce raffut pour rien, que dalle… Qui a envie de remettre ça sur le tapis, à part la presse ? » (p 47)
C’est un cadeau empoisonné. Le dossier provient du Bureau de l’Holocauste à Tel Aviv. D’après le journal, le 11 juin 1944, le lieutenant Linzstek était entré, à la tête de la 3e compagnie d’un régiment blindé de la 2e division SS Das Reich, dans la petite ville de Villefranche d’Albarède, située au creux du département de la Corrèze. Les soldats avaient rassemblé tous les habitants, raconte Rankin. « On avait pris les malades dans leurs lits, tiré les vieux de leurs fauteuils et arraché les bébés des berceaux. » Les SS fumaient et rigolaient, un air de jazz flottait sur la place, c’était la radio du café.
Un petit village de Corrèze
Brusquement, nous voilà transplantés à Oradour-sur-Glane qui ne dit pas son nom, et c’est l’Histoire, la vraie, qui prend les rênes. L’auteur laisse la parole à un témoin, une adolescente originaire de Lorraine qui avait manqué la classe ce jour-là. Depuis le grenier où elle était cachée, elle vit ses camarades rejoindre leurs mères. Tout le village était rassemblé sur le champ de Foire. Quand le maire, le curé et le notaire protestèrent, on les matraqua à coups de crosse avant de les pendre aux arbres. « Pour moi, ils faisaient comme partie des arbres, » dira la femme plus tard.
Ensuite, les femmes et les enfants furent enfermés dans l’église, puis les hommes furent séparés en 5 ou 6 groupes et enfermés dans des hangars. Les soldats installèrent des explosifs au milieu de l’église et allument la mèche. On acheva les survivants.
Dans les granges, ils tirèrent dans les jambes des hommes pour les empêcher de fuir, puis entassèrent des branchages et de la paille sur les blessés pour y mettre le feu. Cinq hommes enfouis sous les cadavres réussirent à en réchapper. Il y eut aussi une survivante parmi les femmes de l’église. Puis les SS se déchaînèrent, se livrant au pillage et à la destruction du village.
Un procès pour l’Histoire
Rebus lit le rapport. La description du massacre occupe 3 pages et demie dans le roman — sans compter la postface, qui est consacrée essentiellement à l’implication des Alsaciens enrôlés dans Das Reich et le simulacre de justice qui s’ensuivit. L’auteur donne des précisions sur cet épisode qui fut largement passé sous silence dans l’exaltation du débarquement, au milieu des destructions et des souffrances. Il est vrai que les villages brûlés et les massacres dans le sillage de la Wehrmacht furent légion, tant dans la région que partout en Europe.
Puis dans les dernières pages, il rend compte du procès, qui s’ouvrit le 12 janvier 1953 au tribunal militaire de Bordeaux. Presque neuf ans s’étaient écoulés, la guerre c’était le passé, un cauchemar que tout le monde voulait oublier… Sur les 65 hommes qui avaient participé au massacre, seuls 21 furent présents dans le box, dont 7 Allemands et 12 Alsaciens — aucun officier ne figurait parmi eux, précise l’auteur. Les « braves » d’autrefois étaient devenus de paisibles pères de famille, des artisans et des fermiers bien en chair.
A cette époque, les Allemands avaient déjà purgé leur peine. Et les Anglais avaient renvoyé le général Lammerding à Düsseldorf, où il coula des jours tranquilles
La population alsacienne étant exaspérée de voir ses fils au banc des accusés, une loi d’amnistie fut votée le 20 février suivant dans un souci de réconciliation nationale(2), et les hommes purent ainsi regagner leurs foyers dès le lendemain.
Les sacrifiés de l’unité nationale
La division Das Reich s’était repliée sur Bordeaux pour se reconditionner. Elle rentrait exsangue du front de l’Est où les meurtres de masse, des « Judenaktion », s’étaient succédé au point de devenir banals, comme l’explique Michaël Prazan dans une interview à Marianne. De nouvelles recrues, notamment des jeunes Alsaciens, étaient venues étoffer les rangs : « Bien sûr qu’on était bien accueillis, ils avaient besoin de nous, » explique l’un d’eux dans un documentaire. La troupe est envoyée près de Montauban.
Le 6 juin 1944, c’est le débarquement allié sur les plages de Normandie. L’événement déclenche une série d’actes de sabotage des maquis, particulièrement actifs en Dordogne et dans le Limousin, gênant la circulation de l’occupant sur l’axe nord-sud.
Le 7 au matin, le régiment blindé Der Führer de la division Das Reich reçoit l’ordre de remonter vers le Nord. Le général Heinz Lammerding, chargé des opérations de ratissage, va s’en prendre aux populations civiles. Il prévient : pour tout Allemand blessé, 3 otages seront exécutés. Pour un Allemand tué, 10 otages.
Or après le débarquement, le maquis a fait sauter l’armurerie de Tulle, et plusieurs Allemands ont été tués. Le 9 juin, Das Reich envahit la ville, et les représailles furent atroces : 99 pendaisons aux arbres, aux lampadaires, aux balcons des maisons, en présence de la population.
A Oradour-sur-Glane, le samedi matin, les enfants sont à l’école et les hommes discutent du match de foot du lendemain. Quand les SS débarquent, tout le monde s’imagine qu’ils sont pressés de gagner la côte normande où les combats font rage, et on croit à un simple contrôle de routine. Personne n’a entendu parler de ce qui s’est passé à Tulle la veille.
Oradour-sur-Glane comptait près de 700 âmes, mais le village avait le malheur de se trouver sur la route de la Wehrmacht, à vingt kilomètres de Limoges.
Le 5 mars 1945, un an après la tragédie, De Gaulle, président du gouvernement provisoire de la République, se rendit à Oradour au cours d’une tournée dans la région. Il avait décidé la conservation du village en l’état, décision qui avait été validée en novembre 1944.
La veille, il avait reçu un accueil triomphal à Limoges. « Oradour sur Glane est le symbole des malheurs de la patrie, déclara-t-il au balcon de l’Hôtel de Ville. Il convient d’en conserver le souvenir, car il ne faut jamais qu’un pareil malheur se reproduise ». Il décerna au village le titre de « capitale du Maquis. »
Le 12 juin 47, le président Vincent Auriol vint poser la première pierre du nouvel Oradour.
La départementale traversait un paysage vallonné avant d’atteindre le village. Quand nous le traversions, elle paraissait trop large entre les ruines basses qui lui donnaient un air fantomatique. « Ce qui s’est passé ici, c’est affreux, » disait mon père accroché à son volant, la voix étouffée. « N’en parle pas, » disait ma mère. Devant mes yeux d’enfant, Oradour, le vieil Oradour martyrisé, surgissait, sur la route grise avec son église déchiquetée et les murs calcinés des maisons qui ressemblaient à des tombes, ses carcasses de voitures rouillées et son ciel gris. Et les fantômes des morts. Sur la route nous étions passés par le cimetière du village où notre grand-père avait été fusillé.
La vérité doit être dite
Joseph Lintz n’est-il pas simplement un paisible citoyen victime d’une malencontreuse similitude entre deux noms ? Le vieil homme n’est peut-être qu’un innocent linguiste, qui a enseigné l’allemand à l’université, peut-être ne cache-t-il aucun mystère. Même s’il semble nourrir une passion pour le cimetière de Warriston Gardens, ses croix celtiques et ses obélisques, où il passe des heures agenouillé dans la terre meuble à planter hors saison des fleurs qui ne pousseront jamais. Même s’il se montre trop volubile sur les mystérieux jardins suspendus de Babylone dont on ne connaît aucune ruine.
Frustré par le silence du vieux professeur, Rebus est vite pris entre deux feux : un collègue débarqué de Londres lui annonce qu’il est chargé de centraliser les informations sur les crimes de guerre, sans lui cacher que ces enquêtes sur des gâteux, c’est du temps perdu. Et le cas échéant, s’il bouclait le dossier, il pourrait compter sur la reconnaissance de Londres.
De l’autre côté, l’inspecteur est contacté par un historien juif à la retraite, David Levy, qui travaille pour le Bureau de l’Holocauste à Tel Aviv et qui lui explique comment, au début de la Guerre froide, les assassins ont pu profiter de l’aide des services secrets occidentaux. Or nul n’a envie d’étaler ces arrangements sur la place publique.
Le distingué historien plaide auprès de Rebus : Le temps n’efface pas la responsabilité de l’auteur des crimes. Les gouvernements attendent que ces criminels soient trop vieux pour répondre de leurs actes devant la justice. Mais chaque enquête est un acte de mémoire, dit-il, et la mémoire n’est jamais vaine. La mémoire est notre seule façon d’apprendre, insiste-t-il. C’est elle notre maître.
Pourtant, rétorque celui-ci, agacé, pas un Juif ne figure parmi les victimes d’Oradour-sur-Glane. Certes, convient l’historien qui explique alors que ce qu’il cherche, c’est un procès public pour que soit révélée au grand jour la vérité sur l’existence de la filière qui a permis à de multiples criminels d’échapper aux poursuites « avec la complicité active des gouvernements occidentaux, et même du Vatican. »
L’historien ajoute : « Et la quête de la vérité, n’est-ce pas votre travail, inspecteur ? »
Ian Rankin, le « roi du Tartan noir »
Ian et Melissa Rankin ont quitté l’Ecosse en 1990, peu après leur mariage, pour s’installer dans une petite ferme en Corrèze. C’est alors qu’ils ont découvert le village martyr dans les environs. L’auteur s’était promis d’écrire cette histoire dans sa toute vérité pour ne pas participer au silence qui entoure la tragédie. Avant de regagner Edimbourg avec femme et enfants en 1996, il avait écrit la moitié de The Hanging Garden, dit-il, et il termina le livre après son retour en Ecosse.
Surnommé par James Ellroy « le roi du Tartan Noir », Ian Rankin est né en 1960 dans le village minier de Cardenden dans le Fife, sorte de péninsule entre deux estuaires, la Forth et le Tay, et qui fait face à la mer du Nord.
Il fit des études de littérature, consacrant sa thèse de doctorat à Muriel Spark. Issu d’un milieu modeste, il exerça diverses activités. Il fut entre autres musicien dans un groupe punk appelé The Dancing Pigs. Il lui en reste un goût affirmé pour le rock sous toutes ses formes, archi présent dans ses romans pour résumer l’ambiance.
En juillet 1986, il épouse Melissa Haley, une étudiante comme lui. Quatre ans plus tard, alors que Rankin a déjà publié 4 titres de Rebus, ils décident que celui-ci a besoin de plus de temps pour écrire. Ils quittent Londres et viennent s’installer en France dans une petite ferme autour de Limoges. Leurs deux enfants Jack et Kit sont nés en France.
La famille Rankin regagne l’Ecosse en 1996 après un séjour de six ans en France. Comme il se l’était promis, Ian emporte dans ses bagages les horreurs et l’indignité d’Oradour-sur-Glane. Il finira d’écrire Le Jardin des pendus à Edimbourg.
Comme le rappelle l’auteur par la voix de l’historien David Levy qui affronte un Rebus bougon dans le salon du Roxburghe, tout crime doit donner lieu à un procès afin que la vérité soit déclarée au grand jour. C’est le principe de toute société. La vérité sacrifiée au nom d’une union nationale fantasmée finit toujours par ressurgir.
Quand justice n’est pas rendue, comme nous l’avons vu récemment encore dans l’affaire Sarah Halimi, nous avons beau tirer sur le drap pour dissimuler le cadavre, notre conscience ne connaît pas de repos.
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(1) The Hanging Garden, paru en 1998. Ian Rankin a également reçu le Grand Prix de la littérature policière en 2005 pour La Mort dans l’âme (Dead Souls). Ces deux titres parus aux éditions du Rocher ont été traduits en français par Edith Ochs.
(2) Jean-Marc Théolleyre, Procès d’après-guerre (La Découverte/Le Monde, 1986)
© Edith Ochs
Edith est journaliste et se consacre plus particulièrement, depuis quelques années, aux questions touchant à l’antisémitisme. Blogueuse au Huffington Post et collaboratrice à Causeur, Edith est également auteur, ayant écrit notamment (avec Bernard Nantet) « Les Falasha, la tribu retrouvée » ( Payot, et en Poche) et « Les Fils de la sagesse – les Ismaéliens et l’Aga Khan » (Lattès, épuisé), traductrice (près de 200 romans traduits de l’anglais) et a contribué, entre autres, au Dictionnaire des Femmes et au Dictionnaire des intellectuels juifs depuis 1945.
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