Annick Cojean. Marie-Christine Barrault : « Les morts nous apprennent à vivre »

French actress Marie-Christine Barrault reading the book ‘Le festin de Babette’ by Karen Blixen, accompanied by accordionist Pascal Contet during the closing of ‘Sacred Art Festival’ at chapelle Saint-Nicolas, on December 12, 2021 in Compiegne, France. Photo by Edouard Bernaux/ABACAPRESS.COM

Interrogée sur un moment décisif de sa vie, l’actrice Marie-Christine Barrault revient sur son métier, vécu depuis cinquante ans comme une passion et une « nécessité ».

Elle a tourné avec Eric Rohmer, Woody Allen, Manoel de Oliveira, Andrzej Wajda, Volker Schlöndorff… Son rôle dans Cousin, cousine, de Jean-Charles Tacchella,lui a valu une nomination pour l’Oscar de la meilleure actrice en1977. Mais les planches demeurent la passion de Marie-Christine Barrault, et les grands auteurs (Tchekhov, Claudel, Duras, Giraudoux, Yourcenar…) des partenaires adulés qu’elle continue de servir, dans des pièces ou lectures à voix haute. A 77 ans, regard ardent, voix chaleureuse, elle sera sur la scène parisienne du Théâtre de l’Odéon-Ateliers Berthier à partir du 28 janvier pour incarner Marguerite dans Une mort dans la famille, d’Alexander Zeldin.

Je ne serais pas arrivée là si…

… Si je n’avais pas vécu cette enfance difficile où l’âpreté de l’existence m’a très tôt sauté à la figure alors qu’à la maison les sentiments n’étaient jamais exprimés. Perplexités, chagrins, désirs, révoltes… Rien ne filtrait jamais. On ne commentait pas les événements ou tragédies de la vie, on ne disait rien des émotions et questionnements qui nous traversaient. Silence dans la famille. J’étais emmurée parmi les miens, sans clés pour comprendre, et sans paroles pour exprimer mon bouillonnement intérieur. Ma vocation d’actrice est née de ça. Du désir de me libérer de mes chaînes et de dire ce que je vivais. Instinctivement, je suis allée vers le métier de la parole.

Comment cette « âpreté de l’existence » vous est-elle apparue ?

Il y a d’abord eu la séparation énigmatique de mes parents ; notre placement chez notre grand-mère, mon frère et moi, rythmé par les visites rapides de mon père et de ma mère ; puis la brusque réintégration dans une famille « recomposée » au sein de laquelle j’ai découvert, du jour au lendemain, deux petites sœurs et un beau-père inconnus ; la maladie de mon père, trahi, humilié, infiniment vulnérable ; et enfin sa mort, quand j’avais 14 ans. Un traumatisme absolu puisqu’on m’a volé cette mort en refusant de me prévenir qu’il agonisait dans un hôpital de province. C’est fou quand j’y repense. On m’a simplement dit au téléphone : ton père est mort, l’enterrement est jeudi. Personne n’a songé à me demander si j’avais du chagrin, alors que j’étais anéantie. Cette première confrontation avec la mort m’a instantanément donné un sens de la gravité et de la profondeur de notre condition.

Vers qui pouviez-vous vous tourner ?

Certainement pas vers ma mère, réfractaire à toute discussion d’ordre intime. Mon réflexe, après une nuit de sanglots, a été de me précipiter à mon collège, où je suis tombée dans les bras de ma professeure de maths, une religieuse d’une extrême bienveillance. C’est la première personne avec qui j’ai pu parler de ce décès et du mystère de la mort qui me cueillait par surprise et ne m’a d’ailleurs plus quittée. Pourquoi la mort ? Comment la mort ? Jusqu’où la mort ? Encore aujourd’hui, je reste d’une curiosité folle sur ce sujet. Il m’obsède mais ne m’angoisse pas. Car la religieuse, ce matin de novembre 1958, m’a fait cadeau d’une réflexion qui est devenue MA phrase : « Les vivants ferment les yeux des morts. Les morts ouvrent les yeux des vivants. »

De quelle façon ?

Ils leur ouvrent une fenêtre sur l’au-delà, les obligent à s’élever au-dessus des distractions terrestres pour scruter des ténèbres qu’ils illuminent. En fait, ils nous apprennent à vivre ! Ils sont vivants en nous qui les avons aimés. C’est un bel endroit pour continuer à vivre… Et je sais que les êtres avec qui nous étions en fusion continuent de nous tenir la main. Vous vous rendez compte ? C’est quand même pas mal d’avoir des relations dans l’au-delà !

L’amour partagé avec eux ne disparaît pas avec leur dépouille corporelle. Il subsiste, enchante, galvanise. Quelle ânerie que l’expression « il a rendu l’âme » ! Mais voyons ! C’est son malheureux corps qu’il a rendu, justement pas son âme. Elle continue de vivre, à la fois proche et éternelle. C’est un sujet passionnant, la mort. C’est même le seul sujet qui importe.

On fait pourtant tout pour l’oublier…

Pas moi ! Et j’aimerais y entrer « les yeux ouverts », selon la belle formule de Marguerite Yourcenar dans les Mémoires d’Hadrien.C’est-à-dire consciente et responsable. Pas en légume, branchée et bardée de tuyaux. Personne ne devrait se faire voler sa mort. L’instant ultime doit nous appartenir, je revendique la liberté de le maîtriser. C’est pour cela que je fais partie de l’association pour le droit de mourir dans la dignité. Au fond, j’aimerais partir comme ma grand-mère paternelle, morte dans les bras de son fils, mon oncle Jean-Louis Barrault, en murmurant : « Si tu savais, c’est merveilleux ! »

Qu’est-ce qui peut être « merveilleux » ?

La délivrance d’abord, parce que ma grand-mère souffrait. Et le corps, enfin, lâchait prise. Et puis le formidable apaisement que procure un départ entouré d’êtres aimés. J’étais là à l’instant où Roger Vadim [1928-2000], le grand amour de ma vie, a rendu son dernier souffle, et malgré l’extrême chagrin, c’était une espèce de grâce. J’ai eu le sentiment d’accoucher de sa mort. C’était très charnel. J’avais pris sa main et l’avais posée sur mon ventre. Et j’ai respiré avec lui, au même rythme que lui, jusqu’à ce que ça ralentisse, et puis s’arrête. Nous étions ensemble dans l’acte de mourir et je l’ai accompagné… jusqu’au seuil de la mort. Eh bien, d’avoir vécu cela participe de cette lumière et de cette joie qui m’habitent depuis sa mort.

Y avait-il du temps pour une dernière conversation ?

Oui, et elle a été fondatrice pour la suite de ma vie. Car il a dit cette phrase extraordinaire : « Je pars en te laissant des devoirs de vacance. » C’était, bien sûr, jouer sur le mot « vacance(s) », mais pour moi c’était clair : il parlait des devoirs que m’imposerait sa « vacance » et le vide sidéral dans lequel il me laissait. Il m’enjoignait d’être digne de cet amour fou que nous avions partagé pendant douze ans. Et il me mettait au défi de vivre, travailler deux fois plus, ne jamais baisser les bras. Sa mort était une douloureuse épreuve, mais, à 56 ans, elle me condamnait au sursaut, à la grandeur, à la beauté, j’ai parfois dit « à la sainteté », au risque d’être moquée. Comment exprimer autrement l’exigence de dépassement de moi que j’ai alors ressentie ? J’étais écrasée de chagrin, mais c’était exaltant et la joie demeurait. Cette joie qui élève, domine la tristesse et projette vers l’avenir.

Quand avez-vous pris conscience de votre « vocation » d’actrice ?

Ça s’est lentement construit et tricoté. Mais je pense qu’à 11 ans, si je n’avais pas eu peur qu’on abîme mon rêve, j’aurais déjà proclamé que je voulais être actrice. La découverte des premières lectures, en 6e et en 5e, a été un tel éblouissement ! Je découvrais des écrivains qui traitaient de sujets enfouis au fond de mon cœur ; des personnages qui évoquaient tout haut les secrets qui commençaient à m’étouffer. Quelle sidération ! Des murs s’effondraient, des horizons se dégageaient. Ma prof de français me demandait d’apprendre 10 lignes de texte, j’en apprenais 50. Les réciter devant la classe me procurait une excitation folle. Je lisais bien et on me sollicitait sans cesse. « La petite Barrault nous lira La Vierge à midi. » Claudel, c’était mon tube !

Mais il n’était pas question de l’avouer en famille…

Sûrement pas ! La seule personne à qui j’ai pu confier mon rêve, à 11 ans – il en avait 14 –, est Daniel Toscan du Plantier, qui fut mon premier amour et le père de mes enfants. Lui seul pouvait alors comprendre. Sinon, c’était impossible. Même à Jean-Louis Barrault, mon oncle, et à sa femme, Madeleine Renaud, qui incarnaient la liberté de penser, de vivre, d’interroger le monde qui me faisait tant vibrer. Quand je me suis décidée à le leur dire, des années plus tard, ils ont fait la gueule. « Ma pauvre fille !, m’a dit Jean-Louis. Il n’y a qu’à te regarder pour voir que tu es faite pour le théâtre comme moi pour être notaire ! » Quant à Madeleine Renaud, systématiquement jalouse des autres actrices, elle me voyait mieux en étalagiste aux Galeries Lafayette. « Ma petite, avec le physique que tu as, ne compte pas faire de cinéma ! »

Cela aurait pu vous couper les ailes…

Ah mais j’avais lu Rilke ! J’avais dévoré sa réponse au jeune poète qui s’interrogeait sur sa vocation et ses chances de réussir. Et elle tenait en un seul mot : la « nécessité ». Est-ce que vous sentez en vous la « nécessité » ? Tout le reste est secondaire. Est-ce que, en rentrant en vous-même, avec la plus grande honnêteté, vous vous dîtes : si je ne peux pas faire ça, il me faudra mourir ? Eh bien moi, je répondais oui. Oui, c’est une nécessité. Oui, je préférerais mourir que de ne pas faire ce métier. Ça fait cinquante-cinq ans que je l’exerce, et chaque jour c’est une nécessité. Cela donne une joie ineffable de faire ce pour quoi on est sûr d’être fait. Savoir qu’on est dans sa voie… Jamais je ne m’arrêterai.

C’est donc plus qu’un métier ?

C’est un engagement de tout l’être, corps et âme. Une façon d’être au monde. C’est pour ça que c’est impossible d’arrêter. On meurt !

Mais quel est le ressort ? Traquer les ressorts tumultueux de l’âme ? Et incarner…

Incarner ! Incarner des rôles, des textes, des mots, des sentiments. Incarner. C’est l’un des deux mots les plus importants de ma vie. C’est d’ailleurs pour ça que j’aime la religion chrétienne : c’est la seule religion basée sur une incarnation. Mon autre mot préféré est « oui » . Le « oui » est une ouverture. Le « oui » offre tous les possibles. Derrière un « oui », vous avez le monde entier.

On dit qu’il faut pourtant apprendre à dire non…

C’est ce que me dit ma fille quand elle me voit trop travailler. Je lui dis : je ne pense pas. Et je ne cherche pas. Parce que, derrière tous ces oui que j’ai dits, qu’est-ce que j’ai eu comme cadeaux !

Vous avez déclaré un jour que les comédiens ne sont pas intéressants avant 30 ans…

Mais parce qu’on apprend au fil des rôles ! On mûrit. On progresse. On se bonifie. J’ai travaillé, travaillé, travaillé pour devenir une bonne comédienne. Et quelquefois, en repensant à des rôles que j’ai joués très jeune, je me dis : si seulement je pouvais les réinterpréter aujourd’hui (en faisant oublier mon âge), je serais formidable ! Mais je ne serais pas arrivée là sans la prof de chant avec qui j’ai travaillé trois fois par semaine pendant trente ans. Elle m’a mise au monde bien mieux que ma mère n’a su le faire. Elle m’a tout donné !

Est-ce en chantant qu’on apprend à être actrice ?

Un acteur est à la fois l’instrumentiste et l’instrument. L’instrumentiste peut être inspiré, mais si l’instrument est un crincrin… Eh bien Geneviève Rex, cette prof de chant, m’a donné l’instrument. Et, par là même, l’inspiration. Qu’on chante ou qu’on parle, on utilise les mêmes cordes vocales. Et on fait travailler tout le corps. Elle m’a recollée, moi qui arrivais chez elle en kit. Elle m’a donné du souffle et de la sérénité ; une force intérieure qui n’empêche pas le trac mais qui m’assure que j’ai du répondant. Grace à elle, j’ai eu le sentiment que je pouvais tout jouer.

Même Claudel ?

C’est un peu à cause de lui que je suis devenue actrice. Quand j’ai vu, adolescente, jouer à l’Odéon le Partage de midi, je me suis dit que je raterais ma vie si je ne jouais pas un jour le rôle d’Ysé, alors incarné par Edwige Feuillère. Toutes les femmes de la terre sont contenues dans Ysé ! Je suis un personnage de Claudel, les pieds dans la terre, la tête dans le ciel, écartelée entre désir charnel et aspiration à la spiritualité.

Quel fut le tournant artistique après la mort de Vadim ?

J’ai eu moins de propositions de cinéma et de télévision – passé la cinquantaine, les rôles de femmes s’amenuisent – mais de plus en plus de spectacles mêlant musique et littérature. Et une foule de lectures publiques. De lectures passions. De lectures que je conçois comme des spectacles pour partager des textes admirables : Hugo, Flaubert, Proust, Camus, Malraux, Blixen, Voltaire, Perec, Sand… J’ai plus de cinquante textes dans ma besace, et l’été, de festival en festival, je sillonne la France au volant de ma petite voiture, le coffre plein de valises. J’ai l’idée que c’est utile, qu’il n’y a aucune raison pour que les gens loin de Paris soient privés de culture.

Vous donnez-vous une sorte de mission ?

Une mission très agréable, hein ! J’ai l’impression d’être la petite sœur de Molière qui arpente les routes avec sa charrette.

Cela fait-il partie de vos « devoirs de vacance » ?

La vie est un cadeau incroyable. La vivre à moitié serait un péché. Mon devoir de vacance consiste à la vivre pleinement, utilement, et au niveau de mon bel amour. Mon rapport avec mon agenda est hystérique. La moindre journée libre se remplit dans la seconde car je ne suis jamais rassasiée et je trouve toujours un moyen de dire oui aux nombreuses sollicitations. Et je m’en trouve heureuse. La petite fille qui aimait tant lire les textes en classe ne s’est pas perdue en chemin. Elle est près de moi, et je peux la regarder tranquillement, les yeux dans les yeux.« Une mort dans la famille », texte et mise en scène d’Alexander Zeldin, aux Ateliers Berthier-Théâtre de l’Odéon, 1, rue André-Suarès, 75017 Paris, du 28 janvier au 20 février.

© Annick Cojean

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