DISPARITION – Ardent défenseur de la laïcité, l’universitaire et fondateur du Printemps républicain Laurent Bouvet s’est éteint au terme d’un combat contre la maladie de Charcot, à l’âge de 53 ans.
« La République pleure et la France avec elle. Un de ses plus fervents défenseurs, homme d’esprit et de courage s’est éteint ce samedi 18 décembre. Après avoir affronté avec une dignité exemplaire, une terrible maladie, Laurent Bouvet nous a quittés. Dans la peine et l’émotion, les souvenirs remontent à la surface. C’était, il y a trois ans, en novembre 2018, Laurent Bouvet venait d’avoir 50 ans. Astrid, son épouse, qui est aussi cofondatrice d’En Marche, avait organisé une soirée d’anniversaire pour lui. Il y avait là les amis de longue date de Laurent, certains de ses camarades du Printemps républicain, mais aussi d’anciens élus ou militants socialistes, ou encore des ministres et cadres macronistes ainsi que des figures de l’autre bord. Pour lui, la communauté de pensée comptait davantage que l’appartenance partisane, les convictions profondes, plus que les étiquettes. « Ce qui rapproche, ce n’est pas la communauté des opinions, c’est la consanguinité des esprits », écrivait Marcel Proust. Une phrase que Laurent Bouvet aurait pu faire sienne.
Ce soir-là, entouré de sa femme et ses deux filles, de ses amis, sa joie de vivre simple était plus éclatante que jamais. Nul ne pouvait imaginer alors, y compris lui-même, que quelques mois plus tard, sa vie allait brutalement basculer dans la tragédie. À l’été 2019, les médecins lui ont diagnostiqué une maladie neurodégénérative appelée SLA, plus communément connue sous le nom de «maladie de Charcot». Celle-ci allait rapidement le priver de l’usage de ses membres et de la parole, jusqu’à l’empêcher de respirer sans assistance. Une épreuve impressionnante qu’il affronta avec un stoïcisme forçant l’admiration. Notre dernière rencontre remonte au printemps 2020, juste après le premier confinement : son épouse avait réuni autour de lui ses amis au jardin du Luxembourg. Tandis que nous retrouvions la liberté, Laurent était désormais enfermé à l’intérieur de lui-même, confiné dans son propre corps, devenu la plus cruelle des prisons. Déjà entièrement paralysé et ne pouvant plus articuler que quelques mots, il ne laissait rien transparaître, souriant malicieusement aux plaisanteries sur les « délires » de la gauche woke. Presque jusqu’au bout, il a refusé de faire état publiquement de sa maladie. Pour ne pas être réduit à celle-ci, pour rester l’homme debout qu’il avait toujours été. Jusqu’au bout, il a poursuivi le combat pour ses idées, communiquant et dictant ses textes par le clignement de ses yeux.
D’une rare civilité en privé, Laurent Bouvet pouvait se montrer féroce dans le débat public, en particulier sur les réseaux sociaux. Ses adversaires, principalement issus de son propre camp politique, ne le ménageaient pas non plus, y compris lorsqu’ils n’ignoraient rien de sa maladie. Mais dans les dernières années de sa vie, les attaques, même les plus basses, lui ont sans doute paradoxalement rendu service. Dans la bataille politique et idéologique, il a puisé l’énergie pour échapper à une vie retranchée du monde, continuant à exister par l’unique force de son esprit.
Dans l’urgence, il écrivit Le péril identitaire, un essai aux allures de testament politique, un texte aussi court qu’essentiel dans lequel il synthétisait des années de travaux sur la dérive multiculturaliste et antisociale d’une certaine gauche, le dévoiement d’une partie de la lutte antiraciste, devenue, selon lui, relativiste et essentialiste.
Bien avant de devenir un adversaire résolu de la gauche woke, Laurent avait pris ses distances avec le sectarisme et le manichéisme de «la gauche morale». En 2002, il avait rompu avec son directeur de thèse, le professeur au Collège de France, Pierre Rosanvallon lorsque ce dernier avait publié l’essai de Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires. « Je ne souhaitais pas dresser la liste de ceux qui pensent mal », expliqua-t-il. Une rupture courageuse qui ne facilita pas sa carrière universitaire et le priva des postes prestigieux auxquels il aurait pu prétendre, mais lui permit de conserver son intégrité intellectuelle et sa liberté.
Dès 2012, alors même que François Hollande triomphait dans les urnes, Laurent Bouvet, dans son essai, Le sens du peuple, avait anticipé que cette politique des minorités déconnectées des préoccupations des classes populaires conduirait à la décomposition de la gauche. Dans le premier entretien qu’il accorda au FigaroVox, le jour même de son lancement, le 5 février 2014, il fustigeait la feuille de route du think thank progressiste Terra Nova pourtant suivie par le PS dans sa conquête victorieuse du pouvoir. Celle-ci proposait que la gauche s’appuie sur un socle électoral constitué des femmes, des jeunes, des immigrés, des diplômés, des grands centres urbains, plutôt que sur les catégories populaires… Pour Laurent Bouvet, c’était abandonner la promesse de justice sociale et d’égalité de la gauche au profit d’un libéralisme sociétal qui ne manquerait pas de fracturer la société et de faire le lit aussi bien de l’islamisme que du «populisme». Cet élève de Pierre Manent, fin connaisseur des États-Unis, avait analysé très tôt l’américanisation de la France et compris que la gauche française connaîtrait le même tournant identitaire que le Parti démocrate américain avec les mêmes conséquences. Cet amoureux de la conversation civique voyait venir avec effroi la logique des «safe space» et d’une vie intellectuelle réduite aux affrontements militants.
En 2015, dans un nouvel essai, Laurent Bouvet contribua à populariser le concept d’ «insécurité culturelle», forgé par le géographe Christophe Guilluy pour décrire le sentiment de dépossession culturel des catégories populaire vivant dans des quartiers à forte concentration de population immigrée. Cette nouvelle forme d’insécurité, s’ajoutant à l’insécurité physique et sociale, expliquait, selon lui, la montée en puissance du Front national et la fuite des classes populaires des banlieues communautarisées vers la France dite « périphérique ».
La mise en avant de cette réalité dérangeante ainsi que sa critique sans concession des nouvelles orientations stratégiques et idéologiques de la gauche lui valurent d’être accusé de droitisation, voire de «zemmourisation ». Il n’en avait cure, malgré les attaques, et poursuivait ardemment son travail intellectuel.
Pour autant, Laurent ne fut jamais un homme de droite et ne se considéra jamais comme tel, restant fidèle aux idéaux de sa jeunesse. Issu d’un milieu modeste, de père ouvrier et de mère employée de banque, ayant grandi en banlieue, Laurent se battait pour l’émancipation sociale et culturelle des plus humbles. Produit d’une méritocratie exigeante qui lui avait permis de s’élever, il haïssait les discours victimaires et croyait dans l’excellence pour tous. Sa gauche, quelque part entre Jaurès et Clémenceau, était celle d’avant SOS racisme : à la fois universaliste et patriote, sociale et attachée à l’autorité de l’État. Une gauche républicaine et laïque en voie de disparition qu’il tenta de ressusciter et de réinventer, notamment à travers le mouvement politique du Printemps républicain dont il fut l’un des cofondateurs. Avec sa mort, la gauche républicaine perd son principal théoricien et son représentant le plus courageux et intègre. La vie intellectuelle et politique française, une précieuse boussole. »
© Alexandre Devecchio
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