Le récit historique et son enjeu implicite
Manifestement passionné par l’Histoire Éric Zemmour entretient avec celle-ci des rapports particuliers. Il utilise des connaissances souvent solides et parfois plus approximatives, pour les mettre au service de son idéologie politique. Il est évidemment loin d’être le seul, mais donne souvent l’impression d’un « forçage » dans l’interprétation pour faire coller les faits avec un récit dont il entend tirer des enseignements pour aujourd’hui. Ses récentes approximations concernant les raisons de la chute de l’Empire romain en sont une singulière illustration. Au-delà de la confusion entre Gengis khan et Odoacre, il en donne une version simpliste, anachronique et sur certains points carrément fausse, en prétendant que Rome est tombée pour avoir ouvert ses frontières aux barbares pour des raisons humanitaires ! Vision commode qui permet de renvoyer évidemment à la situation actuelle de l’Europe face au défi migratoire.
l’Histoire constitue un récit, ce qui lui est une conception en réalité consubstantielle depuis Hérodote et Thucydide. Mais même si elle doit être « récit vrai », comme le dit Paul Veyne, chacun sait que le pouvoir en est l’enjeu implicite, le « Dieu caché » aurait dit Lucien Goldmann. C’est particulièrement vrai en France où on connaît l’importance du « roman national » imposé par la IIIe République pour assurer sa pérennité politique.
Ainsi, avec Éric Zemmour on constate que les usages du passé, prétendant le clarifier, sont essentiellement politiques, et la mémoire le masque de l’idéologie. Donnant raison à Michel Foucault selon lequel le passé nous réserverait toujours des surprises puisque « on montre aux gens non pas ce qu’ils ont été, mais ce qu’il faut qu’il se souvienne qu’ils ont été. ». (Michel Foucault. Dits et écrits 1954 – 1988. Gallimard)
Depuis qu’il a lancé sa campagne électorale, Éric Zemmour a réaffirmé à plusieurs reprises des positions tranchées sur quelques épisodes historiques concernant le XXe siècle en France. Positions qui finalement permettent de le voir s’inscrire un courant politique assez ancien et traditionnel d’une partie de la bourgeoisie française.
Maurras et Barrès maîtres à penser ?
Il y a bien sûr l’expression de doutes sur l’innocence d’Alfred Dreyfus, pourtant établie sans contestation sérieuse par tous les historiens. L’enjeu de l’affaire Dreyfus qui fut une crise politique majeure de la IIIe République était celui de l’affrontement entre une droite royaliste et maurrassienne et le « parti républicain » dont le pouvoir n’était pas encore complètement assuré. Avec le soupçon qu’il fait peser sur cette innocence Éric Zemmour fait exactement la même chose qu’une poignée de vieux nostalgiques maurrassiens qui reviennent encore aujourd’hui et de loin en loin sur ce sujet à partir d’arguments ineptes. Qu’il le veuille ou non, c’est tellement caricatural que cette attitude le rattache à ce courant politique. Comme le font ses observations détestables sur le lieu d’inhumation des victimes juives de Mohamed Merah renvoyant directement à Maurice Barrès, autre emblème de ce courant.
Ce rattachement est encore confirmé par sa lecture de la deuxième guerre mondiale et de l’occupation en France. Ce n’est pas lui faire un mauvais procès que de prétendre qu’il a fait sienne la thèse de Pétain disant dans son dernier discours devant la juridiction qui le condamnera à la peine de mort pour haute trahison : « S’il est vrai que de Gaulle a levé hardiment l’épée de la France, l’Histoire n’oubliera pas que j’ai tenu patiemment le bouclier des Français ». Si si, l’Histoire a oublié, mais pas Éric Zemmour. Il l’affirme par exemple, en assénant le mensonge historique d’un Pétain ayant protégé les juifs français. Affirmation d’autant plus intolérable qu’elle porte au crédit du vieillard antisémite de Vichy, le fait historique d’un taux de survie inédit en Europe. Jacques Semelin a pourtant tordu le cou à cette prétention et expliqué cette survie dans son remarquable ouvrage « La survie des juifs en France 1940–1944 ». Non seulement Pétain n’y est pour rien, mais il a au contraire tout fait pour y porter atteinte. Les exemples de cette politique sont multiples à commencer par le statut des juifs de septembre 1940, qu’il promulgua sans demande allemande préalable en l’ayant au passage durci de sa main. Zemmour aggrave son cas avec la présentation qu’il fait de la Résistance.
Quelle guerre civile ?
En novembre 2018 sur le plateau de Pascal Praud, il affirme tranquillement que la Résistance était une guerre civile déclenchée par les communistes qui tuaient des gens dans la rue. Outre le caractère scandaleux de cette déformation de l’événement méta-historique que fut cette Résistance française, c’est également et comme souvent un pur et simple mensonge. Le polémiste veut faire croire que de Gaulle ne voulait pas d’affrontement entre Français, et que ce sont les communistes qui ont « commencé » ce qu’il qualifie de guerre civile. Alors on va rappeler que du 23 au 25 septembre 1940, au large du Sénégal, pour la première fois de la guerre, les Français libres se sont battus contre des Français restés fidèles à Vichy. En juin 1941 les Forces Françaises Libres ont affronté militairement, avec de lourdes pertes, les troupes vichystes en Syrie. C’est le 28 août suivant donc postérieurement que Pierre Georges, le futur Colonel-Fabien (tué à l’ennemi en décembre 1944), va exécuter un officier allemand au métro Barbes, en représailles des exécutions de Samuel Tyszelman et d’Henri Gautherot âgés de 20 ans fusillés pour avoir participé à une manifestation sur les grands boulevards parisiens. La première exécution d’un Français, par les communistes sera celle de Marcel Gitton collaborateur antisémite et indicateur de police, le 5 septembre 1941. Poursuivant sa falsification Éric Zemmour présente de Gaulle comme condamnant cette « guerre civile » déclenchée par les communistes. Déformant le propos de celui-ci qui dira effectivement le 23 octobre 1941: « La guerre des Français doit être conduite par ceux qui en ont la charge… Actuellement, la consigne que je donne pour le territoire occupé, c’est de ne pas y tuer d’Allemands. » Et il passe sous silence que cette « consigne » donnée à une Résistance qui n’est pas encore unifiée a été précédée des paroles suivantes : « il est absolument normal et il est absolument justifié que les Allemands soient tués par les Français…Si les Allemands ne voulaient pas recevoir la mort de nos mains, ils n’avaient qu’à rester chez eux et ne pas nous faire la guerre. » Effectivement, à bas la guerre civile communiste contre les bons allemands et les gentils collabos !
De Gaulle avec Zemmour : c’est non
Ce ne sont pas des détails, mais des mensonges, qui reflètent la volonté explicite d’une déformation de l’histoire, rattachant leur auteur à un courant politique qui s’enracine dans la droite maurrassienne d’avant-guerre. Qui rappelons le saluera la capitulation de 40 et la prises du pouvoir par Pétain comme une « divine surprise ». Rappelons les premiers mots du discours prononcé par Charles de Gaulle le 18 juin 1941 pour le premier anniversaire de son Appel. : « Le 17 juin 1940 disparaissait à Bordeaux le dernier Gouvernement régulier de la France. L’équipe mixte du défaitisme et de la trahison s’emparait du pouvoir dans un pronunciamento de panique. Une clique de politiciens tarés, d’affairistes sans honneur, de fonctionnaires arrivistes et de mauvais généraux se ruait à l’usurpation en même temps qu’à la servitude. Un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, triste enveloppe d’une gloire passée, était hissé sur le pavois de la défaite pour endosser la capitulation et tromper le peuple stupéfait. Le lendemain naissait la France Libre. » À prendre en permanence la défense de « l’équipe mixte du défaitisme et de la trahison », à considérer comme justifiée la soumission et la coopération de Vichy avec le nazisme en dénonçant ceux qui se sont fait tuer pour la combattre, Éric Zemmour s’insère donc dans un courant de l’opinion française, dont il prend à son compte les obsessions politiques. On va aussi rappeler ce qu’avait écrit le général à Londres aux responsables du recrutement de la France libre dont un représentant stupidement zélé y avait refusé le 19 juin 1940 l’enrôlement de Georges Boris, sous le prétexte de son origine juive et de son statut de « séide du Front populaire ». Informé, de Gaulle s’était indigné : « je ne connais que deux catégories de Français, ceux qui se sont couchés devant l’ennemi et ceux qui sont restés debout. M. Boris fait partie de ceux qui sont restés debout. Je ne veux plus qu’un tel incident se reproduise. » Et c’est bien là que se situe l’irréductible et fondamentale frontière entre le patriotisme incarné par le chef de la France libre et la soumission que Zemmour justifie. Le positionnement de part et d’autre de cette frontière se déduit du rapport à la France et de l’idée qu’on s’en fait. Comment comprendre sinon la première phrase des « Mémoires de guerre » de Charles de Gaulle : « Toute ma vie je me suis fait une certaine idée de la France ». Il semble bien que celle d’Éric Zemmour, à défendre ceux qui se sont couchés, ne soit pas la même.
Qu’il le veuille ou non, par toute ses prises de position réitérées Éric Zemmour démontre qu’il a choisi la fable du glaive et du bouclier. Récit qui le range dans un courant politique particulier bien antérieur à la deuxième guerre mondiale et qui ne s’est jamais remis de la défaite du pétainisme. Courant que l’on retrouvera à l’extrême droite, minoritaire dans toutes les années d’après-guerre, systématiquement et profondément anti-gaulliste, obsédé par la réhabilitation de Pétain et débouchant sur la création par Jean-Marie Le Pen du premier Front National, accompagné d’une poignée d’anciens collaborateurs, miliciens, voire SS. Ceux qui disent aujourd’hui qu’Eric Zemmour est l’héritier politique de Jean-Marie Le Pen n’ont pas tort. C’est tout à fait son droit, mais dans ce cas, il n’est pas possible de défendre le récit historique qui est le sien et se prétendre gaulliste.
Et si pour annoncer sa candidature officielle à l’élection présidentielle, il choisissait le jour anniversaire de sa mort pour se prévaloir du général de Gaulle serait une imposture.
© Regis de Castelnau
Avocat, Régis de Castelnau, contributeur à Causeur ou au Figaro, a créé et animé le site Vu du droit, où il publie des articles et des vidéos sur l’actualité à partir d’un point de vue juridique, avant de participer au lancement du média Front Populaire créé par Michel Onfray.
Parmi ses ouvrages, Une justice politique. Des années Chirac au système Macron, histoire d’un dévoiement, où l’auteur décrit les 30 ans d’évolution de l’appareil judiciaire ayant amené à ce qu’il considère comme un dévoiement de la justice sur des bases politiques, a été publié en janvier 2021.
R. Castelnau a sa propre interprétation de l’histoire ; si on peut être d’accord avec lui concernant Dreyfus, on peut aussi être en total désaccord concernant le sort des Juifs sous l’occupation ; la plupart des historiens sérieux, et à commencer par Alain Michel, sur lequel s’appuie Zemmour, mais aussi de nombreux autres, reconnaissent que le régime de Vichy (Pétain + Laval)a effectivement essayé de résister aux allemands en livrant d’abord les Juifs non français ; d’ailleurs les chiffres parlent d’eux-mêmes : 85 % des Juifs français sauvés, contre « seulement » 60 % des Juifs non français ; on peut tordre l’histoire dans tous les sens, mais cela reste un fait indéniable.
Synthese tres interressante et documentée , effectivement Zemmour va tres loin, trop loin et indirectement , il met , bien sur , la communauté juive en grande difficulté