Pauline Petit. Francis Bacon sous la plume de Kundera, Leiris et Deleuze

Une grande exposition sur l’influence de la littérature dans l’œuvre de Francis Bacon a lieu au Centre Pompidou. La peinture de Bacon a aussi fait couler beaucoup d’encre : Michel Leiris, Milan Kundera et Gilles Deleuze ont fait le récit de leur expérience esthétique des toiles de Bacon.

Francis Bacon et son double, à Paris, le 29 septembre 1987. • Crédits : Raphael GAILLARDE – Getty

Le Centre Pompidou poursuit son parcours de relecture des œuvres majeures du XXe siècle. Après avoir consacré une exposition monographique à Marcel Duchamp en 2014, René Magritte en 2016 et André Derain en 2017, le musée met Francis Bacon à l’honneur (jusqu’au 20 janvier 2020), plus de vingt ans après la dernière grande rétrospective dédiée au peintre, en 1996 dans le même lieu.

Intitulée « Bacon en toutes lettres », l’exposition appréhende l’œuvre du peintre de Dublin à l’aune de ses influences littéraires.

Puisés dans la bibliothèque personnelle de l’artiste, les textes d’Eschyle et de T. S. Eliot, en passant par Joseph Conrad et Georges Bataille, éclairent les motifs obsessionnels qui se déploient dans la peinture de Bacon.

Des auteurs régulièrement cités par l’artiste : L’Orestie d’Eschyle par exemple, ainsi que son adaptation moderne par T. S. Eliot, lui inspirent l’un de ses premiers triptyques : Trois Études pour des figures au pied d’une crucifixion (1944). De ce drame antique, Bacon retient le thème de la culpabilité née des crimes parricides, qu’incarnent les figures des Euménides. Ces déesses du remord, sortes de furies, vont progressivement envahir ses toiles.

Côté philosophie, Bacon se réclame volontiers de Nietzsche. Il trouve chez l’auteur de La Naissance de la tragédie une conception de l’art qui entre en résonance avec sa peinture : la création se nourrit des forces complémentaires d’Apollon et de Dionysos, de l’harmonie et du difforme. L’exposition se concentre sur le travail artistique des deux dernières décennies du peintre (1971-1992), une période au cours de laquelle son trait se précise et les couleurs de ses toiles s’intensifient, enrichies de grands aplats de rose-chair et de touches inédites de jaune-orangé. Bacon est alors déjà célébré comme un artiste majeur, couronné d’une prestigieuse rétrospective parisienne au Grand Palais : avant lui, seul Picasso, génie qu’il idolâtre, y avait exposé de son vivant.

Pétri de littérature, Bacon a cependant toujours refusé les interprétations narratives de son œuvre : la fiction lui inspire des images, mais en aucun cas il n’est un illustrateur. Ce dialogue avec les lettres est réciproque. Philosophes, romanciers et autres hommes de plume se passionnent pour le peintre. Gilles Deleuze, Michel Leiris, Milan Kundera, Philippe Sollers ou encore Jonathan Littell, chacun à leur niveau d’expertise, ont tenté de percer le mystère de ces grandes huiles vitrées, de rendre compte de la puissance de ces visages “défigurés” et de ces corps malmenés. Ce ne sont pas des mots d’exégètes, mais des récits d’expériences esthétiques singulières, autant de clés d’entrée dans l’œuvre de Bacon.

Trois études de George Dyer, 1966, Francis Bacon
Trois études de George Dyer, 1966, Francis Bacon• Crédits : Tim P. Whitby – Getty

Milan Kundera : « Le regard du peintre se pose sur le visage comme une main brutale » 

Dans un texte-confession, Milan Kundera raconte comment la violence du portrait d’Henrietta Moraes le renvoie à un souvenir honteux. L’histoire se passe à Prague, en 1972. Une jeune femme inquiétée par la police se confie à l’écrivain. L’angoisse s’empare physiquement d’elle, si bien que l’entretien est constamment ponctué par ses aller-retours aux toilettes. Cette fragilité soudaine, concrète, physiologique même, provoque chez Kundera une pulsion de viol qu’il avoue sans ambages :

Sa robe, tout comme son comportement, ne permettait pas d’entrevoir la moindre parcelle de sa nudité. Et voilà que, tout d’un coup, la peur, tel un grand couteau, l’avait ouverte. Elle se trouvait devant moi, béante, comme le tronc scindé d’une génisse suspendue à un croc de boucherie. Le bruit de l’eau remplissant le réservoir des W.-C. n’arrêtait pratiquement pas et, moi, j’eus soudain envie de la violer. (…) Je voulais poser brutalement la main sur son visage et, en un seul instant, la prendre toute entière, avec toutes ses contradictions si intolérablement excitantes : avec sa robe impeccable comme avec ses boyaux en révolte (…). Déplacé et injustifiable, ce désir n’en était pas moins réel. Je ne saurais le renier – et quand je regarde les portraits tryptiques  de Francis Bacon, c’est comme si je m’en souvenais. Le regard du peintre se pose sur le visage comme une main brutale, cherchant à s’emparer de son essence. Milan Kundera, Une rencontre (Gallimard, 2009).

Selon Kundera, c’est dans la puissance d’évocation de telles sensations physiques que réside la force stylistique de Bacon. Le tremblé si particulier de sa touche manifeste selon lui une tentative pour pénétrer l’identité du sujet : “la main violeuse du peintre se pose d’un geste brutale sur le visage de ses modèles pour trouver, quelque part dans la profondeur, leur “moi” enfoui.” Fait remarquable, malgré la distorsion à laquelle elles sont soumises, les figures baconiennes ne perdent jamais “leur caractère d’organismes vivants”. Mieux, elles continuent de ressembler à leurs modèles. Où se situe la frontière derrière laquelle l’identité se trouble ? Voilà finalement, pour le romancier, la grande question que nous pose la peinture de Bacon : “Jusqu’à quel degré de distorsion un individu reste-t-il encore lui-même ? Jusqu’à quel degré de distorsion un être aimé reste encore un être aimé ? Pendant combien de temps un visage cher qui s’éloigne dans la maladie, dans la folie, dans la haine, dans la mort, reste-t-il encore reconnaissable ?” (Une Rencontre, p. 22). 


Michel Leiris : « Je sens intensément la présence de ses toiles »

Michel Leiris rencontre Francis Bacon en 1965, à Londres. L’écrivain et ethnologue lui offre une réédition de Miroir de la tauromachie, qui inspirera sa première toile représentant un taureau, Études pour une corrida. Une amitié naît entre ces deux hommes au caractère opposé. Témoin de leur relation, Philippe Sollers écrira : « J’ai vu souvent, au fond du bar du Pont-Royal, à Paris, Leiris et Bacon ensemble, penchés l’un vers l’autre pour une conversation complice. J’aimais les regarder, Leiris sérieux, Bacon s’appliquant à l’être. » (Les Passions de Francis Bacon, Paris, Gallimard, 1996). A cette époque, les tendances abstraites de la peinture – Action painting, Op-art, Pop-art, etc. – ne sont pas du goût de Leiris. Son réconfort esthétique, il le trouve chez Bacon. Dans son œuvre, il perçoit une forme de régénération de la figuration picturale qui le conforte dans l’idée que l’abstraction n’est pas l’ultime destinée de la peinture moderne. C’est acté, Leiris sera l’ambassadeur français de Bacon. Il traduit ses entretiens avec David Sylvester, préface avec enthousiasme ses expositions parisiennes et lui consacre de nombreuses études, parmi lesquelles Francis Bacon ou la vérité criante (Fata Morgana, 1974) et Francis Bacon, face et profil (Albin Michel, 2004).

Pour parler de la peinture de son ami, Leiris emploie un registre pleinement affectif. Il se laisse guider par la “puissance bouleversante de la peinture de Bacon” (Au Verso des images, Fata Morgana, 1980). Surtout, il met de côté son expertise de critique d’art pour rendre compte, en spectateur, de l’effet suscité par l’œuvre de Bacon  : 

Saisir, non ce que disent à l’historien d’art, mais ce que m’ont dit les peintures de Francis Bacon, cela paraît simple et demander seulement une écoute attentive, comme l’aura été mon regard. Mais si je dois traduire en phrase ce qui m’a été transmis en un langage dont le propre est d’opérer bouche cousue et sur l’instant, je risque fort de m’égarer : la plupart de ces peintures ne m’apparaissent ni comme des constructions dont l’analyse pourrait amener à mesurer tant soit peu la valeur, ni comme des illustrations susceptibles d’être légendées (…). Vivant leur vie, elles m’émeuvent en raison de cette vie, dont l’artiste semble avoir su les doter et parce que je sens intensément leur présence… Michel Leiris, Francis Bacon ou la brutalité du fait (Seuil, 1996).

A quoi est dû cette sensation d’être face à du vivant ? C’est ce que Michel Leiris explore dans son Francis Bacon ou la brutalité du fait (Seuil, 1996). Pour l’écrivain, cette présence se distingue à la fois de celle que l’on ressent devant un objet inanimé et de celle que l’on éprouve face à un être vivant, un semblable. Cette sensation est plutôt l’effet conjugué de la présence “fictive” de “la chose figurée”, et de la présence manifeste, concrète, des “traces d’un combat” mené par l’artiste armé d’un pinceau, d’une brosse ou d’un chiffon. “Ce que Bacon a de particulier, c’est que sa présence – qu’il le veuille ou non – saute aux yeux et que l’œuvre porte les marques de son action un peu comme une personne dont la chair garde les cicatrices d’un accident ou d’une agression.” La présence des figures de Bacon note Michel Leiris, n’a pas qu’un sens physique, elle est aussi temporelle. Autour des personnages de Bacon, des accessoires – un rasoir de sûreté, une ampoule électrique ou une seringue – rappellent au spectateur l’actualité de ces scènes apparemment hors du temps. En équilibre entre le mythique et le quotidien, les figures de Bacon atteignent ainsi, selon Leiris, une “espèce de présence réelle” si efficace que “le spectateur sans idées préconçues touche à un ordre de réalité chair et sang.

Peu avant sa mort, Leiris exprimait encore son admiration pour l’œuvre de Bacon qui n’a cessé d’animer son envie d’écrire sur l’art. Près de son bureau, il gardait précieusement le portrait  que l’artiste avait fait de lui. L’effet de sa peinture était sur lui quasi magique :

Voisinage revigorant et appel au travail : un visage qui pèse tout son poids de viande et tout son poids de peinture (couleurs apposées en larges touches savoureuses qui bousculent profondément le motif). Tel m’apparaît quand je le regarde accroché à gauche de ma table à lire et à écrire dans ma chambre de Saint-Hilaire l’autoportrait que mon ami Francis Bacon m’a donné il y a plus de quinze ans pour me remercier du texte que j’avais écrit pour le catalogue de sa rétrospective au Grand-Palais. Michel Leiris, Journal 1922-1989 (Gallimard, 1992).


"Tryptique août 1972", Francis Bacon
« Tryptique août 1972 », Francis Bacon• Crédits : Anton Novoderezhkin – Getty

Gilles Deleuze : « Bacon arrache la Figure au figuratif »

Comment parler de peinture figurative à propos des toiles de Bacon ? Cette mâchoire blanche déformée qui laisse apparaître la racine des dents représente-t-elle vraiment George Dyer ? Ce corps représenté dans le triptyque sur la crucifixion qui s’étire, tout proche de la déchirure, est-il seulement humain ? A propos des sujets de Bacon, on saurait parler de “figures”, mais elles ne sont pas à proprement parler “figuratives”. Ce paradoxe a particulièrement intrigué Gilles Deleuze. Dans Logique de la sensation (Seuil, 2002), il propose une lecture philosophique de la manière dont Bacon échappe au figuratif et à la narration sans tomber dans l’abstraction. La figure, bien que mise à mal, est toujours sauve : Bacon “produit de la ressemblance par des moyens accidentels et non-ressemblants.” Comment ça fonctionne ? Deleuze présente une sorte de “recette Bacon » qui suit une “logique de la sensation”. D’abord, Bacon isole ses figures, il les cerne dans une forme ovale ou rectangulaire, les place sur une structure en suspension sur un grand aplat, de sorte qu’elles ne puissent être enfermées dans les limites d’une histoire illustrée. Puis, il déforme les corps de ces créatures mi-humaines mi-animales et les met en mouvements : elles se contorsionnent, se dilatent ou se compriment, si bien que, selon Deleuze, ce que l’on voit sur la toile, ce sont des “forces vitales”, dynamiques et pulsionnelles.

Il y a deux manières de dépasser la figuration (c’est-à-dire à la fois l’illustratif et le narratif) : ou bien vers la forme abstraite, ou bien vers la Figure. La Figure, c’est la forme sensible rapportée à la sensation : elle agit immédiatement sur le système nerveux. (…) Partout une présence agit directement sur le système nerveux, et rend impossible la mise en place ou à distance d’une représentation. Gilles Deleuze, Francis Bacon Logique de la sensation (Seuil, 2002).

A la mise en scène des figures de “l’art figuratif”, Deleuze oppose la peinture de Bacon, une matière qui agit sur le mode immédiat de la sensation en dégageant “les présences sous la représentation, par-delà la représentation”. Avec Bacon, pas de sentiments -c’est trop narratif -, uniquement des affects, de la sensation :

Chez Bacon, dans les Corridas on entend les sabots de la bête, dans le triptyque de 1976 on touche le frémissement de l’oiseau qui s’enfonce à la place de la tête, et chaque fois que la viande est représentée, on la touche, on la sent, on la mange, on la pèse. (…) Le portrait d’Isabelle Rawsthorne fait surgir une tête à laquelle des ovales et des traits sont ajoutés pour écarquiller les yeux, gonfler les narines, prolonger la bouche, mobiliser la peau, dans un exercice commun de tous les organes à la fois.” Gilles Deleuze, Francis Bacon Logique de la sensation (Seuil, 2002).

Aujourd’hui encore, les images de Bacon inspirent philosophes et écrivains. Invité de l’émission « Les après-midi de France Culture » en 1976,  Francis Bacon mettait pourtant en garde contre le commentaire d’œuvre : « On ne peut pas expliquer la peinture. Il y a des images qu’on peut  interpréter, chaque personne peut les interpréter comme il veut. Moi, je ne les interprète jamais. Mes tableaux je ne les interprète pas, mais je n’interprète pas les tableaux des autres, je ne sais pas même interpréter Rembrandt. Parce que l’art plastique, c’est un côté du système nerveux qui parle tout de suite sans interprétation« .

© Pauline Petit

https://www.franceculture.fr/peinture/francis-bacon-sous-la-plume-de-kundera-leiris-et-deleuze

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