La professeure de lettres Delphine Girard livre un plaidoyer en faveur de la laïcité « à la française » qui permet aux élèves de se construire à l’écart de leurs déterminismes.
« Combien de jeunes Paty verrons-nous arriver dans nos rangs dans les années à venir ? Voilà bien une question qui inquiète fort les laïques de plus de quarante ans ! », s’exclame Delphine Girard.
Si le problème de la laïcité se pose, aujourd’hui comme il y a un siècle, de façon si particulièrement clivante à l’école, c’est sans doute parce que la laïcité a d’abord été imposée à l’école et par l’école, et ce de très haute lutte et après d’âpres conflits. La question primordiale que pose donc la laïcité, et qui lui vaut à juste titre de cristalliser tant de tensions, est celle de l’éducation : c’est celle qui consiste à savoir dans quel cadre philosophique et politique nous souhaitons voir l’esprit de nos enfants se former et s’épanouir. Voilà qui en effet a de quoi susciter de vigoureuses controverses ! Car ce n’est pas du tout la même chose de construire son imaginaire et son jugement dans un environnement où l’on peut tout dire qui n’attaque personne, s’intéresser à tous types de savoirs et de modes d’expression, ou dans un environnement où certains savoirs (tels le darwinisme, la reproduction sexuée, l’argumentation sur tous types de sujets…), ou certains modes d’expression (comme la caricature), seraient proscrits ou édulcorés au prétexte qu’ils peuvent choquer des croyants.
Dans cette confrontation essentielle entre deux univers scolaires, là où nos yeux de laïques, héritiers de l’universalisme du 18ème siècle, sont naturellement habitués à voir de la lumière dans la libre circulation des savoirs et des idées, et de l’obscurité dans leur limitation, nos élèves, à rebours de nous, voient de plus en plus de la violence dans la première et du respect dans la seconde. Cette triste dichotomie générationnelle suggère qu’étrangement aux yeux de notre jeunesse, le respect est une vertu du silence et non du débat, qu’il ne réside pas dans la considération que l’on a pour l’esprit de l’autre, pour sa raison, cette parcelle du logos universelle à tous les Hommes, pour la capacité de l’autre à embrasser le temps d’un cours ou d’une discussion d’autres façons de penser que la sienne : bien au contraire, le respect de l’autre résiderait dans l’évitement de tout ce qui pourrait heurter sa culture familiale, confessionnelle ou communautaire, regardée désormais comme constitutive de son essence, de son identité, et donc aussi indiscutable que sa couleur de peau ou son orientation sexuelle.
Cette confusion terrible entre l’inné et l’acquis, c’est tout l’enjeu du fossé philosophique qui se creuse depuis plusieurs décades entre le bureau du professeur et le premier rang de ses élèves. Ce fossé, c’est celui de l’Histoire : l’histoire de la laïcité, dont nous ne parvenons plus à faire de nos élèves des héritiers ; l’histoire de notre république, qui ne leur tient plus lieu d’identité, cette identité citoyenne qui ne sait plus les faire plus rêver, et qui pourtant est pleine de sagas de self made men et de self made women, d’enfants d’immigrés pauvres, comme moi et tant d’autres, devenus professeurs, journalistes, médecins, ministres…
Comment faire comprendre à nos élèves que l’école de la République permet aux individus d’échapper à leurs déterminismes tribaux, sociaux, culturels ? Comment leur faire entendre que le respect se nourrit de dialogue ouvert, et non de tabou, ou plutôt « tapu », comme cela se prononce en polynésien, ce mot qui justement en Polynésie appartient au vocabulaire religieux, et que traduit exactement la notion latine de nefas : étymologiquement, « ne parle pas » !
« Protéger avec force l’enceinte de l’école »
D’abord, ne pas céder. Parler, ne pas se censurer, débattre, ne pas ployer face à l’injonction de se taire ou d’éviter les sujets dits sensibles. Tenir bon : ne pas se laisser dire, comme on l’entend souvent en classe : « Ça se fait pas Madame de dire qu’on peut se moquer des religions ! », ou « Madame, vous avez pas le droit de nous faire étudier ça ! ». Protéger avec force l’enceinte de l’école : tenir ferme sa position sur les remparts de ce que Catherine Kinztler appelle l’espace de « respiration laïque », ce lieu si précieux dans lequel on vous enseigne que l’identité n’est faite que de choix faits en conscience, et non d’hérédité, qu’elle est affaire de liberté : celle qu’offre l’école de se construire avec toutes sortes de matériaux parfois étrangers à notre culture d’origine ; qu’elle relève de l’acquis, et non de l’inné.
Ensuite, il faut revenir aux auteurs : étudier les Lumières, y compris les textes d’ironie voltairienne les plus irréligieux. Il n’est pas question de faire dire aux élèves qu’ils doivent devenir athées, mais de leur faire comprendre qu’historiquement, les penseurs et inspirateurs de notre république ont toujours lutté contre tous les dogmes religieux, que ce n’est pas un sort réservé à l’Islam aujourd’hui, mais d’abord à la religion catholique naguère, ce dont bien peu d’entre eux ont conscience.
En plein essor d’une doctrine indigéniste et décoloniale particulièrement fructueuse chez les plus jeunes, et en plein assaut de fanatiques sur notre Ecole en la personne de Samuel Paty, l’actuel renouvellement de la vieille critique des Lumières, grossièrement affublées d’un dessein d’impérialisme culturel et de rejet des autres cultures, doit plus que jamais être contrebalancé par la lecture des oeuvres et l’explication courageuse de ces textes avec nos élèves.
Car plus que jamais, pour comprendre les débats nationaux et l’esprit de nos lois, nos adolescents ont besoin de nos lumières d’enseignants plus que de nos égards pour leur susceptibilité éventuelle, fût-elle celle de croyants ou de dites minorités. Comment appréhender la différence entre liberté d’expression et incitation à la haine, si l’on n’a pas appris avec Voltaire à distinguer les Hommes de leur foi, si l’on n’a pas lu dans Candide que l’on peut rire d’une plaisanterie sur Dieu et qu’on ne devrait jamais pouvoir en être châtié, si l’on a pas lu dans Zadig que si l’on croit en un grand « Dieu de la terre et du ciel qui n’a acception de personne », il est forcément indifférent aux petits rituels des Hommes, qui tous lui sont également ridicules et qui jamais ne sauraient justifier la violence ; si l’on n’a pas lu dans L’Ingénu que l’on peut débattre pacifiquement de religion, et même nouer une amitié profonde avec quelqu’un d’une religion initialement opposée à la vôtre ?
C’est cette culture commune qui profondément manque à notre jeunesse, et qui est la condition sine qua non pour développer le sentiment, que doit susciter l’école, d’appartenance de tous à une communauté de principes et d’héritage, ce sentiment de fraternité citoyenne qui, dépassant les identités particulières, nous rend profondément égaux, et nous permet de faire société.
Du reste ce n’est pas autre chose, « l’identité française » dont on nous rebat les oreilles depuis des années. Il faut nous-mêmes, laïques, avoir beaucoup baissé la garde et nous être endormis sur notre Histoire, pour entendre aujourd’hui encore certains répéter que « l’identité française » prendrait ses origines dans « les racines chrétiennes de la France », et non dans la République ! Ou pour entendre d’autres dire que la laïcité « à la française » aujourd’hui serait trop blessante pour les fidèles et trop irrévérencieuse à l’endroit des religions !
Car enfin l’histoire de la pensée française nous dit autre chose : la lutte entre raison et croyances, entre liberté de pensée et autorité religieuse, non seulement fut toujours d’une âpre violence, mais apparait même constitutive de notre culture, de notre « identité ». L’identité française et européenne, c’est une longue guerre civile intellectuelle qui depuis la Renaissance nous a menés peu à peu vers l’apostasie ! Regardons se succéder nos grands auteurs : de Rabelais l’évangéliste, à Montaigne le sceptique, Descartes, Molière et bien-sûr tous les penseurs des Lumières, voire Hugo, ce croyant anticlérical : nos écrivains majeurs ont en commun d’avoir opposé à la dictature intellectuelle de l’Eglise leur esprit critique, leur sens de la dérision, la mise en scène, en vers ou en récit de leur doute ; nulle vérité révélée si l’esprit humain n’y a part, s’il ne peut l’examiner, la discuter, exercer sur elle son autonomie de pensée. L’autonomie, voilà un noble mot qui caractérise bien l’esprit français : être autonome, c’est étymologiquement se donner « sa propre loi », ou comme dit Voltaire, c’est « penser par soi-même ». Et s’il en est une, c’est cela, « l’identité française » : celle du choix, soit littéralement en grec, de l’aïrèsis qui justement en français donne « hérésie » !
Samuel Paty, comme tous les hussards de l’éducation, était un hérétique : un partisan du choix, un ennemi du déterminisme et un défenseur de la liberté individuelle, en somme un républicain. Une conviction forte qui naguère encore était naturellement celle de tous les enseignants, et qui dans les salles des profs creuse aujourd’hui le même fossé générationnel qu’avec nos élèves… Combien de jeunes Paty verrons-nous arriver dans nos rangs dans les années à venir ? Voilà bien une question qui inquiète fort les laïques de plus de quarante ans !
© Delphine Girard
Delphine Girard, professeure agrégée de Lettres classiques en banlieue parisienne, est co-fondatrice du réseau Vigilance Collèges Lycées.
Excellent article. Je me demande combien de mairies ont affiché le portrait de Samuel Paty sur leur façade, comme cela est monté dans l’article, c’est cela qu’il aurait fallu faire …
« ….Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment …. »
c ‘est ce qu’ écrivait Jules Ferry dans sa lettre aux instituteurs.
source : https://www.ac-paris.fr/portail/jcms/p1_1153893/lettre-aux-instituteurs-jules-ferry-17-novembre-1883