La dame du premier étage
Pendant plus de dix ans je l’ai croisée dans les escaliers ou à l’entrée de notre immeuble du centre de Tel Aviv. Je la saluais presque tous les jours « Bonjour Madame Landau » ou « Bonsoir Madame Landau » ou encore « Oui il fait beau aujourd’hui, Madame Landau ».
Bref, uniquement des propos passionnants.
Il m’est arrivé de l’aider à monter ses courses ou de lui tenir la porte d’entrée de l’immeuble.
Cette vieille dame avait l’air un peu sévère avec ses lourdes lunettes et une curieuse mèche blanche au-dessus du front au milieu de sa coiffure.
Un jour elle était furieuse contre moi parce qu’un t-shirt était tombé de mon appartement du troisième étage jusqu’à sa fenêtre. Un autre jour elle me complimentait sur mon allure en me disant que j’avais l’air de plus en plus jeune. « Merci Madame Landau, bonne journée Madame Landau ».
Ma voisine du premier étage s’appelait Dr. Erika Landau, elle était une psychologue et psychothérapeute de renommée internationale, considérée comme une des femmes les plus brillantes au monde.
Je savais tout cela bien sûr, je savais qu’elle était une rescapée de la Shoah, avait créé et dirigé une école pour enfants surdoués et écrit de nombreux livres de référence sur l’éducation et la créativité, traduits dans plusieurs langues. Sa langue maternelle étant l’allemand. Elle n’avait elle-même pas eu d’enfant mais des centaines d’enfants la considéraient un peu comme leur seconde maman.
Je savais aussi qu’elle avait eu l’honneur d’allumer une flamme lors de la traditionnelle cérémonie nationale de yom haazmaout sur le Mont Herzl.
Je voyais bien des hommes et des femmes de tout âge venir lui rendre visite, tous plein d’admiration dans les yeux. Mais voilà, je l’avoue à ma grande honte : je n’ai jamais eu la présence d’esprit de lui proposer de l’interviewer.
Je considère ce rendez-vous manqué comme un de mes plus grands ratages, franchement je n’en suis pas fier.
Ce n’est pourtant pas les occasions qui ont manqué pendant plus de dix ans. Je n’ai même pas vraiment discuté sérieusement avec elle. Il y a toutefois eu une exception, cette fois où je l’ai croisée dans les escaliers et lui ai dit travailler sur un film sur les enfants de nazis qui se convertissaient au Judaïsme. Le sujet l’intéressait, elle m’a invité à prendre un café chez elle pour en discuter. Elle m’a raconté son rapport ambivalent avec l’Allemagne et les Allemands. « Mon enfance a été volée par eux », disait-elle.
Dans les années soixante, elle devait partir faire ses études en Allemagne mais une fois arrivée là-bas, prise d’angoisse, sans même quitter l’aéroport elle a immédiatement pris un avion retour pour Israël. Elle m’a raconté qu’elle en a ensuite discuté avec le grand Martin Buber qui l’a convaincue de repartir et de surmonter son traumatisme. Et elle y est parvenue. Elle m’a aussi parlé du traumatisme de ces Allemands qui ne peuvent plus se regarder en face sans penser qu’ils sont peut-être descendants de criminels. Une petite heure de discussion et puis « Bonne journée Madame Landau ».
Voilà donc une grande dame que je croisais tous les jours mais que je n’ai pas pris le temps de bien connaître ni d’interviewer.
Et puis un jour Madame Landau est morte.
Je ne la croisais plus dans les escaliers, ne lui ouvrais plus la porte, ne lui souhaitais plus une bonne journée. Mais je suis resté depuis avec mon regret. Disposer de mille chances et ne pas les saisir, c’est définitivement une faute. On peut parfois obtenir une deuxième chance dans la vie, une troisième, mais pas une mille et unième chance. Il est trop tard, Michael.
Dans notre immeuble une nouvelle locataire a vite remplacé Madame Landau. J’imagine que personne ne va le croire mais c’est pourtant l’exacte vérité : la nouvelle locataire s’appelle Chouchani. [Pour ceux des lecteurs qui ne le savent pas, « Monsieur Chouchani » est mon sujet d’enquête approfondie à travers le monde depuis des années.] J’ai naturellement cru au début à une blague lorsque j’ai lu son nom sur la boite aux lettres. Mais non, ce n’en était pas une.
Issue d’une famille d’origine perse, la jeune Madame Chouchani m’a confirmé son patronyme. Ou peut-être était-ce une blague de Dieu, un pied de nez du destin ou de la « hashgaha » comme on dit ici.
J’ai dû m’y habituer : Madame Chouchani a remplacé Madame Landau… A la même adresse, dans ce même appartement du premier étage.
Quelques années plus tard, je discutais avec un ami dans un café et lui parlais de mon film en cours sur Monsieur Chouchani, quand soudain il m’a suggéré de faire un film sur une femme extraordinaire dont il avait entendu parler, une grande intellectuelle juive décédée : une certaine Madame Erika Landau…
Sous le choc, j’ai hésité un court instant à l’étrangler ou à m’étrangler moi-même. Mais comme dit Camus, « Un homme ça s’empêche ». De plus, ça risquait de faire désordre dans ce café, là devant tout le monde et devant sa femme qui était à ses côtés.
Et puis il y a des malédictions qui ne vous quittent pas. Aujourd’hui je marchais tranquillement quand je suis tombé devant un portrait de Madame Landau sur un mur dans une rue à Tel Aviv. J’ai cru un moment avoir une hallucination mais c’est bien elle avec sa mèche blanche. Comme pour écarter mes doutes, son nom est bien écrit dans la légende au-dessous du dessin. La ville rend hommage à certaines femmes d’exception, dont ma voisine du premier.
En regardant cette affiche, j’ai failli lui adresser la parole comme auparavant « Bonne journée Madame Landau ». Et aussi lui dire que je gardais en moi toutes ces questions que je ne lui avais jamais posées sur son parcours de vie et ses théories éducatives, sur la créativité…
Mais n’est-ce pas là notre lot à tous de courir toujours trop vite et de sottement laisser passer des occasions ? Un peu comme Jean-Jacques Goldman qui chantait « A nos actes manqués », j’ouvre le réfrigérateur et me sers une bière. Je vais boire à mes fiascos-boulettes-oublis-gaffes et au souvenir de ma voisine du premier.
« Merci Madame Landau »
© Michael Grynzpan
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