Introduction
On pensait être revenu de tout en Algérie. Pourtant le tableau politique estival sidère. Comment un Etat peut-il survivre longtemps avec tant de calamités. Le FLN , le RND et l’islamisme de bazar sont revenus au Parlement après avoir été conspués par la rue pendant deux ans en tant qu’éléments constitutifs d‘un ordre politique à l’origine de la déchéance nationale. Les magistrats qui avaient juré de ne pas accepter de juger les manifestants engagés dans l’insurrection citoyenne de février 2019 ont rapidement repris leur métier de mécaniciens de la moulinette judiciaire qui broie des centaines de citoyens dans une tradition judiciaire digne des tribunaux confiés aux apparatchiks staliniens. La gestion de la pandémie dont les chiffres de contaminés ou de décès annoncés relèvent de l’irresponsabilité, laisse le corps soignant seul face à un fléau qui, ailleurs, occupe nuit et jour les dirigeants de nations bien plus équipées que la nôtre. La solidarité des comités villages, décriés récemment encore comme des instances archaïques, demeure souvent la seule protection des habitants sans orientations ni moyens. Le stress hydrique menace de surajouter d’autres affections épidémiques. Les feux ravagent un domaine forestier déjà précaire dans un pays qui ne dispose toujours pas du moindre hélicoptère anti-incendie. Les jeunes, parmi lesquels des étudiants, continuent de se jeter à la mer sans être sûr d’en sortir et les cadres n’ont qu’un espoir : obtenir un visa pour fuir l’enfer. Un rapide coup d’œil sur la loi des finances témoigne du maintien de stratégies erratiques récurrentes, expression du marasme économique algérien.
Sur un plan politique, les arrestations d’oligarques ou de dirigeants, si elles n’émeuvent pas outre mesure une opinion publique réfractaire à toute personne ou parole officielles, dévoilent cependant une sélectivité qui n’est pas sans rappeler les affrontements marquant les cycles d’alternances claniques bien connus des Algériens. Distillées au compte-goutte, des informations nous apprennent que l’institution militaire était infiltrée jusque dans ses plus hautes sphères par l’islamisme compradore. Les provocations en Kabylie, les réactions manœuvrières opposées à l’exaspération des populations du sud, la pressurisation-stigmatisation de la diaspora sont autant de voies d’eau qui élargissent les avaries sur les flancs d’un vaisseau sans pilote ni gouvernail. Un tel constat aurait fait douter le régime le plus autiste.
Stabilité paradoxale
Pendant ce temps, un pouvoir cacochyme ignorant le naufrage annoncé jouit de son invraisemblable capacité à se survivre. On ne change pas une équipe qui perd. Il est peut-être bon d’inviter nos compatriotes à mettre à profit l’été pour chercher à savoir pourquoi le régime algérien se régénère avec autant de facilité en dépit de mouvements de contestation qui, sous d’autres cieux, ont emporté des dynasties autrement plus rigoureuses et cohérentes dans leurs stratégies et objectifs.
Disons-le d’entrée, cette longévité tient pour une part non négligeable au fait qu’au fond trop d’élites algériennes censées alimenter les projets alternatifs sont profondément imprégnées des référents doctrinaux du système et en reproduisent les typologies intellectuelles, scientifiques ou politiques qu’elles prétendent combattre. Et c’est là une problématique que l’on ne peut plus sous-estimer car cette clientélisation, avouée ou non, est l’obstacle sur lequel bute une grande partie des luttes démocratiques algériennes.
La conséquence la plus évidente de cette aliénation est l’échec d’un mouvement populaire dont la modernité, la fraicheur, la détermination et la durée ont surpris le monde entier. Les esquives, les silences ou, plus grave, les oppositions militantes affichées contre la canalisation de cette formidable énergie sont aussi venus d’universitaires ou de politiques qui se proclament adversaires du régime ou en tout cas s’en disent extérieurs. De même que les condamnations de propositions précisant la revendication démocratique exprimée par la rue comme d’ailleurs de tout débat autour de la nation, de son identité, de son histoire contemporaine, c’est à dire de la matrice algérienne, furent stigmatisées par ceux dont la mission était de donner consistance à la colère du peuple.
Le statu quo qui paralyse l’Algérie est donc autant le fait des décisions du pouvoir qu’une conséquence directe de l’incapacité des élites à assumer une rupture avec un écosystème politique auquel elles ne parviennent pas à imaginer une alternative faute de se trouver des référents doctrinaux et politiques extérieurs à sa doxa. Rares sont ceux qui supportent d’entendre les reformulations des paradigmes structurant l’équation idéologique officielle et d’échanger avec les personnes qui initient un débat autonome, lequel est diabolisé par principe.
Les acteurs qui appellent à la refondation nationale essuient d’ailleurs les mêmes attaques; que celles-ci émanent de dirigeants ou d’intellectuels organiques qui disent vouloir le changement du système tout en susurrant qu’il ne faut pas toucher à ses fondements symboliques, c’est à dire, au fond, aux causes qui ont mis l’Algérie indépendante dans une situation de crise perpétuelle, le pays étant interdit de l’introspection qui permet la découverte intime prélude à l’adaptation et l’intégration harmonieuse dans le monde de toute collectivité adulte. Cette négation de soi a mené à une vacuité ou une artificialité de l’identité nationale qui fragilise le pays à l’intérieur et le marginalise à l’extérieur de nos frontières. Dans leur mécanisme et leur contenu, les attaques de ces supplétifs n’ont rien à envier aux slogans du national-arabisme, mâtiné avant d’être otage, de l’islamisme identitaire. L’intrus est a priori disqualifié en tant que partenaire pouvant prétendre à l’échange ou à l’écoute.
Le récent feuilleton généré par le parcours d’Abdelkader donne un aperçu typique de cette rigidité conceptuelle. Les documents ne corroborant pas les postulats du FLN sont déclarés apocryphes et les évènements invitant à une lecture nuancée ou différente des oukases structurant l’histoire officielle sont tout simplement niés. Mais il y a plus problématique que ce déni. Des personnages assurant vouloir se placer au-dessus de la mêlée recourent à une autre méthode, bien plus insidieuse que la brutale négation de l’avis de l’autre. Il s’agit de prendre acte de la présence du tiers mais de le dépeindre selon les critères de l’ennemi idéal. Ainsi, un Kabyle est nécessairement régionaliste et si la tare éternelle n’est pas suffisante, on peut toujours le renvoyer à son statut de clone colonialiste. Une fois le profil campé, il ne reste plus qu’à prononcer la sentence. On se souvient tous des accusations de suppôts de l’impérialo-sionisme infligées à celles et ceux qui militaient pour le pluralisme politique, la redéfinition de l’identité nationale, les droits de l’homme, la régionalisation… Chacun a pu vérifier récemment que ces réflexes n’ont pas pris une ride. Dignes des exaltations du panarabisme des années soixante, ces ruades sont assénées par des intervenants qui assurent se démarquer de la vulgate du FLN allant même jusqu’à suggérer leur adhésion enthousiaste au souffle animant le mouvement citoyen.
De telles ambiguïtés aident à mieux comprendre le difficile déracinement de la pensée unique et la neutralisation mécanique des soulèvements populaires qu’elles génèrent. Si généreux et sincères que soient leurs pulsions, les contestations citoyennes restant orphelines de sens seront condamnées à l’échec car elles seront toujours piégées par les adhérences théoriques d’élites refusant d’investir le champ de la réflexion extérieure au périmètre de la pensée arabo-islamique. Or celle-ci a montré en tout temps et en tout lieu que par essence elle était réfractaire à l’altérité. L’arabo-islamisme est d’abord une exigence qui nie celui qui ne se soumet pas ou ne se renie pas. D’où l’impérieux devoir de nourrir et de perpétuer le débat libre dans la cité; d’autant que la toile démontre quotidiennement qu’il y a demande pressante en la matière.
Kabylie, Diplomatie et Géopolitique
Sur la scène extérieure, le tableau n’est guère plus reluisant. Pour compenser une absence internationale invalidante, on recourt aux traditionnels ingrédients de la démagogie populiste tournant invariablement autour de la surenchère palestinienne, de la diatribe anti-française ou de la réanimation du braséro sahraoui.
Le problème est que d’avoir été trop galvaudés, ces dossiers ne sont plus d’un grand rapport politique. Les Palestiniens agacés par nos gesticulations spéculatives se tournent vers des partenaires plus crédibles parce qu’à jour sur un chantier moyen-oriental en effervescence. Les Français se contentent d’écrémer le pays en recueillant les cadres dont nous finançons les formations et les Marocains ne s’encombrent même plus du minimum protocolaire pour se livrer à de grossières provocations. La dernière sortie de leur ambassadeur à l’ONU à propos de la Kabylie n’est pas convaincante par son contenu ; elle est cependant préoccupante par les raisons qui ont permis sa formulation. On ne voit en effet pas comment un Etat particulièrement frileux envers les revendications du Rif – région qui, pour le coup, a eu un antécédent d’existence républicaine, certes fugace, en 1926 sous l’autorité d’Abdelkrim Al Khettabi – aurait quelque chance de rencontrer un écho favorable en Algérie ou sur la scène internationale en faisant mine de se désoler du sort fait aux Kabyles. L’agitation étant une tentation contagieuse, on découvre dans la foulée que le Maroc a utilisé le logiciel Pegasus pour mettre sur écoute des milliers de téléphones algériens.
Ces deux outrages invitent à s’interroger sur les causes qui ont permis de pareilles audaces. La force d’un pouvoir tient à deux choses : la légitimité que lui confère son peuple et le respect ou la crainte qu’il inspire à son environnement selon que l’on soit en période de calme ou de tension. Force est de constater que sur ces deux paramètres, le déficit d’Alger est patent.
Comme pour les autres dossiers de fond, certaines élites, confondant là encore les causes et les effets, sont montées au créneau pour délivrer des injonctions sommant l’Algérien à se positionner séance tenante sur ces deux sujets sous peine d’être inscrit dans la liste glauque des traitres à la patrie. Comme on pouvait s’y attendre, ces instructions comminatoires ciblent d’abord la Kabylie, éternel abcès de fixation sur lequel s’agrègent haines et frustrations qui construisent les diversions à chaque fois qu’il faut appréhender les raisons de la régression nationale. Céder à ce chantage c’est le légitimer.
La curée FLN et le Makhzen marocain qui partagent le triste privilège des condamnations en série de leurs opposants, fussent-ils des plus pacifiques, viennent de faire match nul. En 1976, Boumediene qui avait déclaré que l’Algérie était prête à envoyer son armée pour soutenir le Royaume marocain dans la reconquête de son Sahara se ravisa aussitôt pensant que l’heure était venue de faire chuter le monarque chérifien. Il venait d’offrir alors une occasion rêvée à Hassan II qui joua de ce revirement * pour conforter un trône qui venait d’échapper miraculeusement à deux putschs en l’espace d’une année. Aujourd’hui, c’est Rabat qui vole au secours du système FLN en mettant en scène le danger kabyle ; vieille lune sur laquelle le FLN branche ses bouteilles d’oxygène dès qu’il est menacé d’asphyxie politique. D’aucuns n’hésitent pas à voir dans la sortie marocaine une bouée de sauvetage lancée par le Makhzen à son frère ennemi de l’est; les deux courants conservateurs s’entendant comme larrons en foire pour bloquer tout processus démocratique dans la région.
Alger et Rabat gagneraient à entendre que le passé, le présent et l’avenir commandent plus de lucidité sur l’organisation de notre terre commune, Tamazgha, et de la Kabylie en particulier. Les dirigeants algériens et leurs affidés savent que dans notre histoire contemporaine, l’apport de cette région a été déterminant dans l’éveil de la conscience nationale, la lutte de libération et la construction du projet démocratique après l’indépendance. Les apothicaires des comptes mémoriels peuvent constater qu’aujourd’hui encore le ratio détenus politiques-population place la Kabylie en pole position des régions pourvoyeuses de prisonniers.
De leur côté, nos voisins de l’ouest savent que les deux tentatives de coup d’Etat de 1971 et 1972 qui ont ébranlé le palais royal ont des origines renvoyant pour une large part à la colère du monde amazigh. Ils savent aussi ce qu’ils doivent à Avril 80 qui a fait muter un irrédentisme éruptif en processus de ressourcement identitaire faisant de l’Afrique du Nord une matrice en voie de réconciliation avec sa mémoire et son destin.
Les uns et les autres doivent enfin savoir que la Kabylie ne peut et ne sera pas réductible à une variable d’ajustement des appétits claniques en interne et des chantages mercantiles sur la scène régionale. Elle est par contre un lieu de luttes et d’engagements qui ont acculé le régime algérien à admettre, même formellement, l’abandon du parti unique et ses luttes constituent les ferments d’une pédagogie qui préfigure la confédération des Etats nord-africains sans laquelle aucune perspective de développement durable ne peut être envisagée. Cette entité a donc vocation à servir de modèle à une Afrique du Nord des régions prospère et fraternelle. La preuve en est que malgré les affronts et les répressions, elle démontre aujourd’hui encore que la libération des intelligences et des énergies citoyennes peut être le moteur de la cité démocratique, y compris dans les épreuves les plus contraignantes.
Conclusion
L’entretien des tensions sur la rive sud de la Méditerranée occidentale a ses agents : des pouvoirs locaux en déficit de légitimité démocratique ; il a ses mécanismes : la prédation et l’arbitraire politique ; il a ses commanditaires : des puissances et des lobbies dont les intérêts ne peuvent s’accommoder d’un espace uni et solidaire qui fut rétif à toute domestication depuis des temps immémoriaux mais dont les populations, isolées et sous pression permanente, ne purent se doter de stratégies et institutions à même d’assurer leur émancipation. Ces tensions se font sur fond de surarmements qui hypothèquent notre développement et notre avenir.
Aujourd’hui le Maroc semble avoir été retenu comme le régime pivot de la région par l’occident pendant que l’Algérie se voit acculée à s’abriter derrière l’axe sino-russe qui lui dispute son hégémonie. Eteinte au nord, la guerre froide se perpétue à nos dépends.
Les plus impatients se plaindront encore de ne pas trouver ici de recettes répondant aux appétences digestives qui animent désormais une bonne partie de l’action politique. Ces spectateurs de la vie publique doivent comprendre que dans le cas d’espèce il ne peut y avoir de solution valable qui évacue l’identification, le traitement des tabous symboliques et des blocages idéologiques qui ont empêché notre histoire de se révéler avec ses vérités, ses douleurs et ses vertus. Nous ne pouvons pas vivre libres si nous ne brisons pas les chaines qui nous entravent. Cela passe par un débat loyal, sérieux et adulte sur notre passé devant lequel les élites qui veulent honorer leur fonction ne peuvent ni se cacher ni tricher. Dans ce challenge, la diaspora a une fois de plus un rôle privilégié à jouer.
* Les médias marocains ne se privent pas de rediffuser cette déclaration de Boumediene à chaque fois que le régime algérien se fait trop pressant sur la question du Sahara.
© Saïd Sadi
Saïd Sadi, né le 26 août 1947 à Aghribs en Algérie, est un homme politique algérien. Docteur en médecine, spécialisé en psychiatrie, il est membre fondateur de la première Ligue algérienne des droits de l’homme et ancien Président du Rassemblement pour la culture et la démocratie, et député d’Alger. Le 9 mars 2012, lors d’un discours d’ouverture du 4e congrès du RCD, Saïd Sadi annonce qu’il ne briguera pas un nouveau mandat de président du RCD. Le docteur a décidé de se retirer de la présidence de son parti pour devenir un simple militant. « Avec une conscience sereine et une pleine confiance en l’avenir, je vous annonce ma décision de ne pas me représenter au poste de président du RCD« , a-t-il dit aux congressistes. Le 9 février 2018, Saïd Sadi annonce son retrait du RCD.
Derniers ouvrages parus:
- 2020: Mémoires (Tome I) : La Guerre comme berceau ( 1947-1967).(Editions Frantz Fanon).
- 2021: Mémoires (Tome II) : La fierté comme viatique ( 1967-1987).(Editions Frantz Fanon).
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