Pierre Lurçat. La fin de la réminiscence : « Cybermédias, souvenirs numériques et liberté de l’esprit »

Cet article est le premier volet d’un nouveau « feuilleton philosophique », dans lequel je poursuis la réflexion entamée dans mon livre Seuls dans l’Arche, en analysant les conséquences de la révolution technologique et numérique sur la vie et sur la pensée humaine. P.L


La joie des réveils en cet été où nous vînmes habiter la maison de M. Gabriel Louria et dans laquelle je vis son père, le vieux bey et sa mère aux yeux rêveurs – cette joie m’a abandonné depuis de longues années. Elle n’existe plus que dans la nostalgie du souvenir… David Shahar, Un été rue des Prophètes

« Réminiscence » : ce joli mot qui désigne un souvenir confus et vague, ou encore le « retour à la conscience d’une image », sera-t-il bientôt devenu complètement désuet? Le monde actuel, celui des cybermédias,  de « l’intelligence artificielle » et de la Technopoly, laisse peu de place au souvenir, à la rêverie et à la méditation, conditions nécessaires de l’activité poétique. 

En vérité, il les rend tellement incongrus et obsolètes qu’il a trouvé les moyens de les remplacer par des succédanés de souvenirs, qui sont à la réminiscence ce que l’ordinateur est à l’âme humaine : une caricature. Comment qualifier en effet ces « souvenirs numériques » artificiels que sont les photos stockées sur nos appareils portables, que des robots nous envoient régulièrement en les assortissant d’un message disant : « C’était il y a cinq ans », « De nouveaux souvenirs sont disponibles! », en les agrémentant parfois d’une couleur sépia ou de quelques fleurs? 

Facebook :  l’injonction du souvenir

Bien plus qu’un simple gadget technologique, il y a là un signe indéniable d’une transformation radicale de l’esprit humain et des activités les plus caractéristiques de la liberté de l’homme. Qu’est-ce en effet que le souvenir, sinon la libre divagation de l’esprit, sans direction imposée ni contrainte? Et quoi de plus contraire à la réminiscence que ces « souvenirs sur commande », que nous recevons sur nos téléphones portables et qui nous invitent à nous rappeler sous l’emprise de la suggestion technologique des événements passés, dont la date enregistrée par la mémoire automatique des réseaux sociaux et des logiciels sert de prétexte à leur « remontée à la surface » de nos appareils informatiques?

En réalité, cette injonction du souvenir est caractéristique de tous les outils et instruments dont nous sommes aujourd’hui entourés et dont la présence est devenue tellement familière, qu’elle nous empêche de réfléchir à leur signification profonde. Derrière l’illusion du progrès technique et de son caractère innocent, ludique et facultatif, se cache en effet un asservissement volontaire toujours plus grand de l’homme actuel. Celui-ci laisse envahir les recoins les plus intimes de son existence par toutes sortes de robots, qui le privent petit à petit de la capacité de laisser sa propre volonté diriger son esprit, que ce soit dans l’activité conscience de la pensée ou dans celle, plus ou moins consciente, du rêve et du souvenir.

Les penseurs qui ont analysé au siècle dernier les effets des premiers médias de masse sur la condition humaine (1) avaient déjà noté combien le temps médiatique marquait de son empreinte la vie quotidienne et imposait son rythme aux hommes d’aujourd’hui, dont la vie n’est plus rythmée par les cycles naturels ou par ceux de la vie agricole ou de la religion, mais par les bulletins d’information et par la vision du monde qui en découle. Mais même les plus lucides de ces observateurs du rôle de la télévision et des autres mass-médias – et de la transformation radicale qu’ils ont amenée dans nos vies – n’ont pu imaginer combien celle-ci allait être encore amplifiée et démultipliée par les nouveaux médias. 

Désormais, les bulletins d’information au rythme quotidien ou horaire ont laissé la place à un flux permanent d’information, auquel il devient presque impossible d’échapper, tant il nous poursuit et vient nous solliciter à chaque moment, avec une insistance presque diabolique. Que l’on se rappelle pour s’en convaincre de l’époque lointaine de l’invention du téléphone, où certaines personnes récalcitrantes refusaient de répondre aux appels, en affirmant qu’elles « n’aimaient pas qu’on les sonne »… Aujourd’hui, nos appareils portables nous « sonnent » à chaque instant, et il faut faire un effort considérable pour refuser d’obtempérer. Oui, nous sommes bien devenus, à l’instar des domestiques d’avant la Première Guerre mondiale, les « valets » de nos instruments technologiques, et la maîtrise de la technique a laissé place à l’esclavage technologique.

Mais ces instruments n’ont pas seulement transformé radicalement notre manière de vivre, de communiquer avec nos semblables et d’appréhender le monde qui nous entoure. En réalité, ils ont bouleversé l’intimité de nos vies, en prétendant régir non seulement les moyens d’échanger et de partager des idées et des sentiments, mais aussi – et surtout – le contenu de nos émotions et de nos pensées ; en un mot, notre vie intérieure. Bercés de l’illusion sur laquelle repose la notion même de « progrès technique » – celle d’un outil extérieur qui viendrait accroître nos facultés humaines tout en nous rendant plus libres – nous avons renoncé insensiblement à ce qui fait le coeur même de notre liberté la plus chère : la liberté de l’esprit.

On peut certes se protéger de l’invasion technologique, des modes et des phénomènes de masse, mais on ne peut y échapper entièrement. Croire que l’on peut éviter les effets de la publicité et de la technologie est tout aussi illusoire que de penser que la propagande ne toucherait que des esprits faibles ou malléables. La propagande et la publicité (car il s’agit bien de la même chose, même si le contenu de leurs messages diffère) sont efficaces sur tout un chacun, y compris sur ceux qui se croient protégés par leur conscience du danger (et l’auteur de ces lignes ne s’exclut nullement de cette généralisation). 

Certains en sont des consommateurs actifs et d’autres des consommateurs passifs. Mais tous pâtissent de leurs effets nocifs, de même que le fumeur passif est lui aussi atteint par la fumée de ceux qui l’entourent. La technologie de la communication, comme la fumée des cigarettes, s’infiltre partout où sa présence n’est pas entièrement interdite. Les rares endroits où elle n’a pas droit de cité en sont protégés pour des raisons de convenance (les salles de concert ou les cérémonies funéraires) et pour des raisons techniques : ne pas déranger ceux qui nous entourent, ne pas perturber les communications entre le pilote de l’avion et la tour de contrôle… Mais nulle part il n’est interdit d’allumer son téléphone pour ne pas perturber le libre exercice de la pensée de celui qui en est le propriétaire.

David Shahar, le “Proust oriental” (photo Yehoshua Glotman)

C’est précisément cet asservissement volontaire qui est la marque la plus infaillible de l’atteinte à notre liberté que représente la technologie de la communication actuelle. En quoi celle-ci a-t-elle modifié le contenu de notre vie intérieure? Pour le comprendre, revenons à l’exemple de la réminiscence. Jadis, un parfum, un paysage ou une saveur pouvaient évoquer en nous l’image d’un être aimé. Cette réminiscence nous conduisait à faire revivre, par la magie du souvenir, les traits d’un visage ou l’éclat d’une voix. Aujourd’hui, nul besoin de faire travailler notre mémoire : le souvenir artificiel fait remonter régulièrement des images du passé sur nos appareils technologiques, et d’innombrables outils et réseaux sociaux nous permettent de conserver (ou de retrouver) la trace d’anciens amis, camarades de classe ou amours de jeunesse. 

Dans ce monde du souvenir artificiel, le plus difficile n’est plus, comme autrefois, de renouer avec une personne que nous avons perdue de vue, mais bien au contraire, d’échapper à la présence virtuelle de personnes avec lesquelles nous avons rompu tout lien. Car il est devenu quasiment impossible de rompre les « liens virtuels » qui nous attachent à tous ceux qui ont croisé notre vie. Tel réseau social fera ainsi remonter l’image d’une personne que nous avons aimée jadis, tandis que tel autre prétendra nous informer des « nouvelles relations » d’une autre personne avec qui nous avions, justement, coupé toute relation… A l’ère des cybermédias et des réseaux « sociaux », il est devenu plus difficile de « tourner la page » que de retrouver la trace d’une personne appartenant à une période révolue de notre vie.

Mais ce n’est qu’un aspect secondaire. L’effet le plus grave – et peut-être irrémédiable – de cette invasion par le « souvenir artificiel » réside dans l’atrophie de notre capacité à nous souvenir volontairement, à faire fonctionner le mécanisme subtil et entièrement libre de la remémoration, à laisser notre esprit divaguer librement ou au contraire, à l’orienter volontairement dans la direction que nous avons choisie. Dans les deux cas – rêverie ou réflexion – la technologie numérique nous entrave et nous prive de notre liberté. (à suivre…)

©  Pierre Lurçat

(1) Parmi lesquels on peut citer les noms de Hannah Arendt, de Liliane Lurçat ou de Neil Postman.


« Un formidable parcours philosophique… Une méditation sur le sens de nos vies ».  Marc Brzustowski, Menorah.info

« Une réflexion profonde sur des questions essentielles, comme celle du rapport de l’homme au monde et la place de la parole d’Israël ». Emmanuelle Adda, KAN / RCJ 

« Une analyse claire et percutante  de la définition de l’humain dans le monde actuel ». Maryline Médioni, Lemondejuif.info

http://vudejerusalem.over-blog.com/

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