Claude Lanzmann. Pourquoi « Shoah »

Révulsée, épuisée par l’inflation d’emprunts nauséabonds et hors sujet à la Shoah, je suis allée me réfugier auprès de lui, Claude Lanzmann, lui et tant d’autres desquels nous aurions presque envie d’implorer le pardon.

En 2005, à propos de Shoah, Claude Lanzmann disait que s’il avait pu ne pas nommer son film, il l’aurait fait. Comment nommer l’innommable ? Le cinéaste expliquait au Monde comment il avait finalement choisi d’utiliser ce mot de Shoah pour son film qui retraçait les horreurs nazies[1] : Au cours des onze années durant lesquelles j’ai travaillé à sa réalisation, je n’ai pas eu de nom pour le film. “Holocauste”, par sa connotation sacrificielle et religieuse, était irrecevable ; il avait en outre déjà été utilisé. Mais un film, pour des raisons administratives, doit avoir un titre. J’en ai tenté plusieurs, tous insatisfaisants. La vérité est qu’il n’y avait pas de nom pour ce que je n’osais même pas alors appeler “l’événement”. Par-devers moi et comme en secret, je disais “la Chose”. C’était une façon de nommer l’innommable. Comment aurait-il pu y avoir un nom pour ce qui était absolument sans précédent dans l’histoire des hommes ? Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait.

Le mot “Shoah” s’est imposé à moi tout à la fin parce que, n’entendant pas l’hébreu, je n’en comprenais pas le sens, ce qui était encore une façon de ne pas nommer. Mais, pour ceux qui parlent l’hébreu, “Shoah” est tout aussi inadéquat. Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie “catastrophe”, “destruction”, “anéantissement”, il peut s’agir d’un tremblement de terre ou d’un déluge.

Des rabbins ont arbitrairement décidé après la guerre qu’il désignerait “la Chose”. Pour moi, “Shoah” était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable, comme un noyau atomique. Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l’organisation de la première du film au Théâtre de l’Empire, m’a demandé quel était son titre, j’ai répondu :

“Shoah.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Je ne sais pas, cela veut dire ‘Shoah’.

– Mais il faut traduire, personne ne comprendra.

– C’est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne.”

Je me suis battu pour imposer “Shoah” sans savoir que je procédais ainsi à un acte radical de nomination, puisque presque aussitôt le titre du film est devenu, en de nombreuses langues, le nom même de l’événement dans son absolue singularité. Le film a été d’emblée éponyme, on s’est mis partout à dire “la Shoah”. L’identification entre le film et ce qu’il représente va si loin que des téméraires parlent de moi comme de “l’auteur de la Shoah”, ce à quoi je ne puis que répondre : “Non, moi, c’est ‘Shoah’, la Shoah, c’est Hitler.”


[1] Le Monde. 5 juillet 2018. Ce mot de Shoah

Sarah Cattan

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