Avec poésie et onirisme, l’album de Théa Rojzman et Sandrine Revel aborde le thème douloureux des violences sexuelles infligées aux enfants. Un exercice périlleux mais réussi haut la main.
Sur une île inconnue, une usine hérissée de pointes dévore les cris des enfants victimes de violences sexuelles. Dotée d’une immense cheminée, cette usine écarlate se nomme Grand Silence. La voix confisquée de Freddy, agressé par son oncle, s’y trouve, parmi tant d’autres. Comment guérir du traumatisme de l’inceste? Comment empêcher les mêmes tragédies de se reproduire? En détruisant Grand Silence!
Pour évoquer le drame des violences sexuelles envers les enfants, Théa Rojzman utilise les codes du conte. «Je me suis imprégnée de l’enfant que j’ai été, de ses émotions, de ses problèmes liés à ces agressions. Créer une fiction demande de travailler une matière première qui est le vécu humain pour ensuite “recréer” un réel parallèle, quelque chose qui puisse toucher l’universel, explique-t-elle au Figaro. L’œuvre culturelle d’une manière générale est le bon moyen d’aborder des sujets que l’on préfère tenir à distance. Elle permet de se positionner sans frontalité tout en proposant un accès à la complexité et à l’intimité.» Sa collaboration avec l’artiste Sandrine Revel fonctionne à merveille. «Je n’aurais pu espérer trouver meilleure partenaire pour ce projet difficile. Sandrine y a apporté une douceur, une poésie, un onirisme tout à fait nécessaires pour rendre supportable, voire “agréable” cette lecture a priori difficile», complimente la scénariste.
De par son atmosphère, ses paysages et ses créatures, Grand Silence évoque le travail de Shaun Tan, dessinateur du chef-d’oeuvre Là où vont nos pères. «C’est un livre qui est dans ma bibliothèque et que je regarde très souvent, comme ceux de Chris Ware ou d’Art Spiegelman. Ce sont des carburants pour avancer», répond la dessinatrice Sandrine Revel, même si elle pense être plus directement influencée par l’univers d’Isabelle Arsenault. Pour l’anecdote, le bâtiment de Grand Silence s’inspire d’une usine désaffectée en Biélorussie. «Au départ, je l’avais dessinée telle quelle mais Théa m’a dit : “On ne va pas se mettre les Biélorusses à dos donc on va l’imaginer un peu autrement! (rires) Je l’ai alors customisée.»
Opter pour un récit en BD, plutôt qu’une œuvre purement textuelle, n’a rien d’anodin: «La bande dessinée permet de construire une narration décalée, utilisant des allégories visuelles pour exprimer l’indicible, des émotions ou des réalités invisibles par exemple», estime Théa Rojzman. Sans être éludées, les agressions sexuelles sont représentées par des animaux sauvages déchiquetant des doudous: «Cela nous préserve de l’insoutenable tout en nous permettant de mesurer l’horreur du fait.» Une autre trouvaille visuelle est que les jumeaux victimes de violences développent des symptômes particuliers: «L’enfant qui rétrécit, parce qu’elle ne mange plus et disparaît petit à petit dans une volonté de mourir, symbolise les phénomènes liés aux troubles alimentaires (l’anorexie ici et les pensées suicidaires), les piquants qui poussent sur le dos de l’autre enfant expriment quant à eux la violence, la colère, la délinquance qui peuvent émerger», détaille la scénariste.
Comme son nom l’indique, Grand Silence s’attaque à un tabou, à une souffrance qui peine à s’exprimer, mais aussi à être entendue. Pour retranscrire cela, certains phylactères apparaissent vides ou remplis d’inscriptions illisibles. «Les bulles saturées de texte illisible expriment un désarroi mêlé de colère. Les bulles vides expriment l’absence psychique, la parole vidée de sens, de présence, décrypte Théa Rojzman. On “ressent” ce qui se vit et on y pose ses propres mots, l’émotion liée. Et il me semble alors qu’en s’appropriant cette parole qui n’est pas dite, on se sent au plus près de ce que vivent ces personnages.»
Outre ses qualités graphiques et narratives, cette BD nécessaire a pour ambition d’alerter les lecteurs sur l’étendue du fléau des violences sexuelles contre les enfants. «On relègue bien trop souvent tout cela à des faits divers ou des micro-scandales qui éclatent ici et là puis disparaissent dans les oubliettes. Et même quand cela arrive chez nous ou près de nous (dans sa propre famille par exemple), le silence est d’or», regrette Théa Rojzman. «Il faut parler pour dénoncer, pour éviter d’autres drames et se sauver soi-même, se libérer», complète Sandrine Revel, qui rappelle qu’une femme sur cinq et qu’un homme sur treize a subi dans sa jeunesse de telles violences. «Ne rien dire peut amener à des dérives dans la famille, des dépressions, des suicides, de la toxicomanie… Ça détruit des vies! Et les agresseurs continuent de leur côté.»
«Il faut maintenant se comporter en adultes responsables face à un phénomène d’une ampleur hallucinante. Il ne s’agit pas de pauvres cas isolés, cela concerne des millions de personnes», insiste Théa Rojzman. Dans Grand Silence, Arthur est aidé par une enseignante, Maria, qui parvient à détecter son mal-être… Dans la réalité, c’est loin d’être toujours le cas. «Il faut créer des formations pour tous les adultes qui sont en contact avec les enfants. Voire créer de nouveaux métiers spécialisés», propose la scénariste.
La case BD
Ces quatre cases mettent en scène les jumeaux Ophélie et Arthur en compagnie de drôles de créatures baptisées Onte et Aine. «Ces “bestioles” symbolisent une émotion qui ne vous quitte plus, qui vous colle à la peau, que vous trimballez partout. La honte principalement mais aussi la rage, le dégoût, la haine de soi et du monde entier», explique Théa Rojzman. Pourquoi en faire des sortes de doudous? «Les enfants dorment avec ces bestioles parce qu’un enfant ne remet pas en question ce qu’il vit, il vit avec, c’est tout, précise la scénariste. Je voulais aussi symboliser l’idée que l’on peut se débarrasser de ces bestioles, qu’elles ne sont pas soi. Nous ne sommes pas réduits à elle, nous ne sommes pas la honte ou la rage, comme nous ne sommes pas seulement des victimes.»
Cette scène résonne aussi chez la dessinatrice Sandrine Revel : «J’ai toujours tendance, encore aujourd’hui, à regarder sous le lit quand je suis dans une vieille maison !» D’où vient l’inspiration pour le design des deux créatures ? «Je pense que c’est pas voulu mais maintenant ça m’évoque les petites boules de suies du Voyage de Chihiro de Miyazaki, mélangées à une araignée», estime l’artiste. La seconde bestiole, celle qui dégouline, ressemble d’ailleurs au monstre des bains publics du même film… «Ah c’est vrai ! Mais en le faisant j’ai plutôt pensé à Alien, avec les petites dents.»
Le papier, en absorbant l’encre, a créé ce voile un peu brumeux, un peu laiteux… Je trouve ça très chouette !Sandrine Revel
Concernant l’apparence des deux enfants, la raison est plus pragmatique : «Beaucoup de mes enfants sont roux parce qu’ils ont souvent une peau pâle, il y a quelque chose de très graphique là-dedans», précise Sandrine Revel, qui utilise beaucoup de couleurs d’automne dans le reste de l’album. Cette recherche de contraste se retrouve dans l’utilisation de motifs à pois, à rayures, à carreaux… «Cette couverture en patchwork de couleurs, j’en avais une chez moi quand j’étais petite, donc j’ai tendance à dessiner mes souvenirs d’enfance. Et je trouvais très pratique de peindre des petits carreaux parce que ça morcelait le travail, sinon je trouve qu’avec les grandes surfaces on voit toujours la trace du pinceau !»
Le caractère un peu fantomatique de la deuxième case, encore plus flagrant en version papier, sied particulièrement à la séquence, même s’il n’est pas totalement volontaire. «Le papier, en absorbant l’encre, a créé ce voile un peu brumeux, un peu laiteux… Je trouve ça très chouette !», confie la dessinatrice, qui travaille à la tablette numérique. «J’ai créé mes petits pinceaux, mes trames et j’ai beaucoup travaillé par gommage et avec des filtres, en superposition, qui changent les couleurs… En essayant toujours de rejoindre le traditionnel», souligne celle qui a fait une formation aux beaux-arts et réalise des peintures en parallèle de la bande dessinée.
Grand Silence, de Théa Rojzman (scénario) et Sandrine Revel (dessin), Glénat, 128 pages, 23 euros.
https://www.lefigaro.fr/bd/grand-silence-quand-le-conte-brise-le-tabou-de-l-inceste-20210626
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