« Gilles Kepel : « Les sciences humaines se déshumanisent »

L’Ecole normale superieure, rue d’Ulm. © Elodie Gregoire pour Le Point



Pour le spécialiste du monde arabe et professeur à l’École normale supérieure, le militantisme universitaire peut entraver la recherche.
Gilles Kepel dirige la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure. Il dénonce l’activisme qui l’entrave dans ses activités de recherche. Il est l’auteur de Le Prophète et la Pandémie (Gallimard, 2021), en sus d’une quinzaine d’ouvrages traduits dans plus de vingt langues.

Le Point : Avez-vous constaté une forme d’activisme qui vous entrave dans vos recherches ?
Gilles Kepel : Oui, bien sûr. L’ensemble des sciences humaines est en train de se déshumaniser avec ce phénomène ahurissant qui veut nous empêcher de penser et de voir la réalité. Je suis gravement préoccupé parce qu’il existe une volonté délibérée, y compris de la part d’un certain nombre de responsables de l’administration de l’enseignement supérieur, de faire en sorte que des étudiants qui ont choisi des sujets difficiles ne puissent obtenir de financement, de bourses ou de postes. Ceux qui ont fait leur thèse avec moi ont à peu près la certitude de n’avoir aucun poste à la sortie dans l’enseignement supérieur, à moins d’avoir abjuré. Car, dans les études Moyen-Orient et Méditerranée aujourd’hui, les faits n’ont plus d’importance; ce qui compte, c’est la vision du monde que l’on défend. On voudrait faire le lit de l’extrême droite que l’on ne s’y prendrait pas autrement.

Est-ce une entreprise militante ?
Cela me rappelle la période durant laquelle, alors étudiant, j’étais moi-même d’extrême gauche ! Je regarde cela avec une forme d’ironie amère… Je dois bien admettre que ça n’était pas le contenu des enseignements qui primait, mais le fait de savoir si le prof était idéologiquement et politiquement correct. Paradoxalement, à la fin de ma carrière, c’est ce que je dois affronter. Je remarque cependant que tous ces Fouquier-Tinville, ces ayatollahs Khalkhali – le procureur qui condamnait à mort les accusés après la prise du pouvoir par Khomeini – n’ont généralement pas publié grand-chose. La plupart d’entre eux ne connaissent pas vraiment l’arabe, ni aucune langue de la région, mais excipent de leur rectitude idéologique pour se faire arbitres de ce qui doit être pensé, dit, lu ou écrit.

Pourquoi avoir renoncé à cet engagement ?
L’épreuve des faits ! Quand j’ai publié mon premier livre sur l’Égypte, Le Prophète et le Pharaon, j’étais un gauchiste français, normal, comme tout le monde l’était à l’université à l’époque. J’avais du mal à comprendre comment, dans l’université égyptienne, par exemple, la contestation contre le pouvoir n’était pas portée par des trotskistes ou des maoïstes, mais par des gens qui se réclamaient des enseignements de Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans. Ces gens me ressemblaient par leur démarche, car ils étaient très critiques envers l’establishment et promettaient une remise en ordre, dont il était assez simple de percevoir qu’elle était profondément liberticide… Tout comme l’aurait été celle de l’extrême gauche si elle avait été menée à son terme. Elle a fort heureusement périclité, avant de renaître, paradoxalement, sous la forme monstrueuse de l’islamo-gauchisme. On y retrouve la même fonction tribunitienne que celle portée par les islamistes de la révolution iranienne, les Frères musulmans ou certains trotskistes et maoïstes des années 1970, dont Jean-Luc Mélenchon, dans ses ultimes délires complotistes, propose une expression exacerbée avec quelques arrière-pensées électorales…
Oui, malheureusement, puisqu’au fond l’évaluation aujourd’hui consiste à parler des mots de la tribu, à publier dans des revues qui ne sont lues par personne mais où l’on se reconnaît dans un entre-soi et où l’on se délecte de n’avoir aucun impact social. Rester dans un entre-soi est parfaitement compréhensible dès lors qu’il s’agit de sciences dures, mais cela n’a pas lieu d’être pour les sciences sociales, qui doivent être en permanence débattues, notamment parce qu’elles ont vocation à infuser dans le débat public en apportant un décryptage des faits sociaux. Or le problème que nous avons aujourd’hui, c’est qu’un certain nombre de collègues s’abstiennent d’aller sur le terrain et de décrypter les faits sociaux. Parce que c’est difficile, c’est compliqué et c’est devenu dangereux. J’ai moi-même été condamné à mort par Daech, qui s’est finalement révélé moins vindicatif que bien des collègues ! Aujourd’hui, affronter le consensus et la bienséance sur le monde arabo-musulman, c’est s’exposer à des menaces de mort. Un certain nombre de collègues ne souhaitent pas prendre ce risque et préfèrent attaquer ceux qui se donnent la peine de lire les textes et d’aller dans les quartiers populaires…

Propos recueillis Clément Pétreault, pour Le Point – juin 2021

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