Annie Toledano Khachauda. Le destin de Viviane

C’était la période de Souccot, je me trouvais à Agadir chez ma sœur. Notre soukah décorée, qui donnait sur un jardin luxuriant au milieu des orangers, grenadiers et nefliers, était prête . Des cédrats en couronne, des raisins à peine mûrs et en grappes suspendues sur les madriers en bambou qui constituaient le toit de notre soukkah, les tentures aux tons pastels et identiques, les fleurs que ma sœur disposait en composition dans tous les coins et qui sont sa signature .

Notre construction belle et fragile était prête à nous recevoir, chargée de lampions et de décorations diverses.

On pouvait déjeuner dans cette cabane éphémère en étant 10 convives.

Comme à son habitude, les soirs de fête, ma soeur invitait ses amis à partager notre repas sous la soukah. Le 1er soir, il était d’usage de consommer des douceurs avant le repas proprement dit pour honorer cette construction éphémère et sans fondations. On chantait, on rendait grâce par les prières d’usage et on riait beaucoup, chacun racontait une anecdote , Mado et ses enfants, Danielle et Sophie, chacun allait de sa petite histoire pour passer une soirée des plus agréables.

Elle avait appelé Mado et ses enfants de passage à Agadir. Ils résidaient habituellement au Canada.

Mado : Ah ! mais nous serions venus avec joie mais j’ai des invités moi même. Ma cousine Viviane revenue depuis son départ d’Agadir il y a 60 ans avec son époux Israélien.

Ma sœur : Mais ils seront les bienvenus chez nous, venez tous !

C’est ainsi qu’après une journée exlusivement réservée à hacher, pétrir, farcir et fignoler tous les plats qui allaient défiler, nous attendions nos convives. La villa brillait de mille feux, elle était entièrement illuminée, les salons, le jardin, et même le tallus de jasmin qui s’entortillait autour des arcades de l’entrée semblait s’épanouir pour mieux les accueillir. Il diffusait une odeur envoutante et doucereuse.

A 20h, nous vîmes arriver dans un joyeux brouhaha nos convives. Les présentations faites, l’époux de Viviane, très impressionné, fit le baise-main à ma sœur, la prenant pour une chatelaine, pendant que j’embrassais chaleureusement Mado et ses enfants.

Nous regardions ébahie Viviane. Ses cheveux étaient séparés par 2 nattes blondes de chaque côté de son visage et se terminaient au milieu par une queue de cheveux bleus ! Elle ressemblait à une fermière autrichienne, la fantaisie du bleu anthracite en plus. Son époux retenait son pantalon et son embonpoint par de grosses bretelles rouges. Tous les deux se demarquaient dans cette assemblée car nous étions tous sobres et élégants pour un soir de fête.

Viviane n’a pas dit un mot ce soir-là. N’a rien goûté de tous les mets qui débordaient de la table : des salades cuites, des poivrons grillés, des aubergines sous toutes les formes, des poissons crus marinés, des grillés, des fumés avant que ne commencât le repas proprement dit.

On parlait hébreu, anglais et arabe, on s’évertuait à choisir le mot anglais adéquat pour expliquer à son époux notre pensée, quand dans un rire tonitruant il nous dit : Parlez moi en francais, je suis un titi parisien, j’ai grandi à Montmartre, j’étais un enfant caché.

La conversation se poursuivit en français et Viviane restait taciturne, ne goûtant à rien et les yeux mi-clos.

Le repas n’avait pas débuté quand son époux, chuchotant quelques paroles à son oreille, s’excusa de devoir nous quitter: son épouse était dérangée. Lui serait bien resté, il était enchanté de retrouver cette joie autour de la soukah mais il était plus prudent de laisser Viviane se reposer.

Ce n’est qu’après leur départ que Mado nous expliqua l’état de Viviane. Son époux et elle revenaient de Marrakech; en dépit de leur vigilance à ne pas consommer de l’eau courante, Viviane avait dû accepter un drink et la voilà en pleine tourista après avoir séjourné à l’hopital de Marrakech pour se soigner. Visiblement elle en portait encore des stigmates.

Mado nous assura que sa cousine était habituellement volubile et gaie mais ce soir ne pouvait rester.

Le destin de Viviane

C’est alors qu’elle nous raconta le destin de sa cousine. En 1960 un tremblement de terre de forte magnitude secoua et fit s’effondrer la ville d’Agadir. Il fut très meurtrier. La communauté juive était alors très importante. La yéchiva qui se trouvait au sommet de la kasbah avec à ses pieds la mer s’effondra en engloutissant tous les étudiants dont aucun ne survécut. Ma propre cousine Annette dont le fiancé étudiait dans cette yéchiva périt dans les décombres à quelques jours du mariage.

Ce séisme eut lieu en pleine nuit, laissant les survivants hagards et démunis.

Trés vite les ONG du monde entier se mobilisèrent pour venir en aide aux sinsitrés. Les Belges, les Suisses et les Français se trouvant sur place organisèrent le rapatriement des survivants vers les autres villes du royaume.

Une organisation belge trouva Viviane, les vêtements en lambeaux, les cheveux hirsutes, elle déambulait perdue dans la rue. Elle fut recueillie et confiée sans autre forme de procès à l’adoption par une famille belge en mal d’enfant.

Viviane prit l’avion pour la première fois et la voilà en Belgique où elle devint l’enfant d’une famille catholique.

Finies les tablées joyeuses avec sa fratrie, finies les baignades et le chaud soleil du Maroc, bonjour les Flandres brumeuses et le cathéchisme où elle dut apprendre les génuflexions et les prières.

Elle se plia à tout ce qui lui était demandé, elle pria Jésus, Marie et le Saint Esprit et alla tous les dimanches à la messe en croquant l’hostie.

Bah, cela lui rappelait le motsi que son père distribuait en rompant la halla du chabbat.

Elle fut scolarisée, elle apprit à lire et à écrire et continuait à traîner sa mélancolie en pensant à sa famille.

Les rituels religieux lui pesaient de plus en plus, elle savait que cela ne lui correspondait pas, Son père invoquait Abraham Itshak et Jacob et dans sa nouvelle famille, il fallait rendre grâce à Jésus à Marie et au Saint Esprit.

Vint un été, sa nouvelle famille avait décidé de partir en vacances au bord de mer en Belgique. Tous les matins ils allèrent à la plage dont le ciel nuageux ne ressemblait en rien au ciel d’Agadir. Elle s’en accommoda. Elle jouait sur le sable sous l’oeil vigilant de sa maman adoptive.

Elle fit connaissance avec une enfant du même âge qu’elle. Elle retrouva très vite le sourire. En revenant tous les jours pour jouer avec sa nouvelle petite amie, elle remarqua que sa mère arborait à son cou une maguen David.

Ainsi, il y avait des Juifs dans cette contrée ? Les parents de Viviane étaient des gens modestes qui n’avaient jamais quitté Agadir. Le monde de Viviane se limitait à sa famille originelle et à la ville où elle était née.

Elle échaffauda un plan pour renouer avec ses origines. Elle était juive et voulait le rester.

Le soir, après les génuflexions et les actions de grâce à Jésus et à Marie, elle écrivit sur un bout de papier de son cahier d’écolière : « Aidez moi, je suis juive « .

« Aidez moi, je suis juive « 

Elle voulait le remettre à la mère de sa nouvelle amie si par chance elle arrivait à échapper à la surveillance de sa mère adoptive sans éveiller ses soupcons.

Dès le lendemain, elle réalisa son plan et réusssit à glisser son papier dans les mains de la maman à la maguen David. Elle ne perçut aucune réaction ni ce jour ni les suivants.

Elle reprit le cours de sa vie entre l’école, les prières et les messes du dimanche.

Un mois plus tard, un matin, le bourgmestre de la ville, accompagné de 2 gendarmes, sonna à la porte de ses parents adoptifs. « Nous sommes au regret de vous dire que nous venons chercher l’enfant que vous avez adopté à la hâte. Après enquête les parents de la petite sont vivants et veulent retrouver leur enfant ! »

La mère de son amie à qui elle avait confié son appel à l’aide avait agi avec efficacité et discrétion. Elle avait donc bien lu son papier et l’avait confié au responsable de la communauté juive de la ville. Il y eut une enquête et les parents de Viviane furent retouvés ainsi qu’une partie de sa famille qui avaient survécu au séisme.

Viviane fut rendue à ses parents et fit le chemin à l’envers pour les retrouver. Elle ne passa plus ses dimanches à l’église à prier au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. Elle retrouvait l’identité qui lui avait manqué ainsi que sa famille.

Trois de ses frères et sœurs périrent écrasés par la grille de leur balcon. Ses trois autres frères et ses parents survécurent. Viviane retrouva les siens et continua sa route.

Quelques années plus tard, ses parents décidèrent d’aller en Israël pour peupler ce pays tout neuf plein de promesses d’avenir.

À 17 ans elle tomba amoureuse d’un sabra à la peau dorée et se maria dans un kibboutz où on l’aidait à grandir et s’émanciper. La vie suivait son cours, elle eut 4 enfants très vite et déchanta aussi vite: Son époux buvait beaucoup et la frappait un peu quand il était éméché.

Viviane étaitt intelligente. Elle n’avait pas changé 3 fois d’identité pour se laisser piétiner sans perspective d’avenir. Il fallait pour cela avoir son indépendance financière pour se libérer et prendre en charge ses 4 enfants. Elle reprit le chemin de l’école, ses cahiers et ses stylos et suivit une formation qui lui permettrait d’être indépendante.

Viviane était une artiste contrariée. Il lui fallait un métier en adéquation avec ses aspirations. Elle choisit d’être esthéticienne. Les israéliennes très coquettes dépensent sans compter pour soigner leur peau et être belles. Elles arborent des faux cils aussi touffus qu’un balai sur leurs paupières et leurs ongles sont démeusurement longs et laqués. Elle n’allait pas manquer de clientes.

Après 2 ans de formation, elle réussit avec brio son examen et acquit son indépendance finacière. Elle divorca, prit en charge ses 4 enfants sans compensation aucune de la part de son époux dont c’était la condition pour divorcer.

Elle s’employa à les faire grandir et s’épanouir. Sa vie ne fut pas facile mais elle assumait avec joie cette liberté retrouvée. Elle avait des amies, elle sortait peu mais les recevait beaucoup chez elle.

Elle eut des chagrins et des satisfactions mais sa plus grande peine fut la mort de sa voisine de palier d’un cancer fulgurant, laissant son jeune enfant de 4 ans seul avec son père.

Sa maison devint celle de ce petit Ethan qui grandissait avec ses enfants. Un an tout juste après le départ de son épouse, le père d’Ethan la fit appeler . Il était hospitalisé et désirait lui parler : Viviane, je n’ai plus que quelques jours à vivre, je voudrais partir en paix, je te confie mon fils , il deviendra le tien ! Je sais qu’il sera entre de bonnes mains.

Comment refuser cette requête à un mourant ?

« Pars en paix Itshak, je te promets de m’en occuper, il sera mon cinquième enfant ! »

C’est ainsi que Viviane annonca le soir même à ses enfants : « Hachem nous a envoyé Ethan, il sera votre petit frère comme le petit doigt de la main et ainsi la famille que nous formons sera comme une main complète comportant tous les doigts. »

Viviane, pétrie de bonté, prodigua le même amour et le même dévouement à ses désormais 5 enfants.

En Israel, la chirurgie esthétique, à l’instar des Etats-Unis, a beaucoup d’adeptes, Israël étant à mon sens une miniature américaine en étant parfois plus moderne.

Dov était chirurgien, il s’était spécialisé dans le rabotage des nez, des ventres mous et des bas joues. Quand il partait en congrès pour expliquer ses méthodes, il lui fallait une esthéticienne pour le seconder et démontrer l’efficacité des crèmes post-opératoires. Il chercha, hésita et finit par jeter son dévolu sur la plus jolie et la plus talentueuse pour l’accompagner dans ses congrès : Viviane.

Ils formaient un duo efficace, se comprenant au quart de tour, et ce qui était prévisible arriva: Dov tomba éperduement amoureux de son énergie, de son dynamisme et de son intelligence.

Il était veuf et avait 5 enfants dont un petit dernier de 2 ans. Plus il la côtoyait et plus il tombait sous son charme. Viviane ne l’entendait pas du tout de cette oreille. Elle avait 5 enfants qu’elle s’employait à faire grandir, une profession qu’elle aimait, elle ne voulait pas du tout d’une relation dans laquelle elle allait de nouveau être entravée. Elle avait assez donné ! La perspective d’être mère de 10 enfants ne l’enchantait guère.

A force de patience, de persévérance et de gestes d’amour, Viviane finit par céder. Ils trouvèrent un compromis qui somme toute est peut-être la solution des couples qui se forment tardivement et qui durent : chacun chez soi et ils ne partageraient que les bons moments.

Les enfants grandissaient, Viviane avait fait de son mieux pour en faire des adultes accomplis réussisant brillament dans les différents domaines qu’ils avaient choisis. Le petit Ethan est architecte à New York et lui donne tout l’amour et toute la reconnaissance d’un enfant qu’elle a aimé autant que les siens.

Viviane, libérée du poids pour accompagner ses enfants à s’émanciper, put penser à elle et au couple qu’elle formait désormais avec Dov. Ils finirent par se marier et à cohabiter dans un même appartement rassemblant les 10 enfants chaque fois pour les fêtes ou autres réjouissances.

Viviane était une artiste. Heureuse et protégée, elle donna libre cours à la passion qu’elle enfouissait : la peinture. Elle s’était enfin débrassée de l’accessoire pour aller à l’essentiel, aidée par son époux qui sentait qu’elle avait encore le meilleur d’elle-même à exprimer. Elle mit toute son énergie, tout son talent, ses colères et ses reflexions dans des tableaux flamboyants qui rencontrèrent un franc succès auprès des galeristes. Elle expose en Israël et par le monde et a enfin trouvé sa voie et la paix intérieure. Elle a dit à Mado: A vrai dire je ne comprends pas mon succès, je jette de la peinture « kan kherbess ou terbess » et ça plait!

J’ai envie de lui dire que ce ne sont pas des gribouillis et des bafouilles, C’est juste l’expression de ce qu’elle est, Ce qu’elle porte en elle et qui la constitue.

Les chèvres qui volent de Chagall et les visages tortueux de Soutine sont leur expression comme l’est sa peinture. « C’est par l’art que nous pouvons sortir de nous ».

Son époux est maintenant à la retraite, ils sillonnent tous les deux le vaste monde pour continuer à découvir et à s’émerveiller.

C’est ainsi qu’après 60 ans, Viviane a voulu retrouver ses racines et montrer à son époux la ville où tout a débuté pour elle. J’ai revu une photo de Viviane au cours d’un de ses vernissages, ce n’était plus Pocahontas mais une femme élégante aux cheveux relevés portant une robe berbère achetée au Maroc lors de sa visite.

© Annie Toledano Khachauda

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3 Comments

  1. Très belle histoire et tout est bien qui finit bien. Étonnant destin de Viviane qui est passée par des épreuves diverses.

    Bien amené Annie. Bravo.

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