Annie Tolédan-Khachauda. Zina, « petite bonne »

Tu me fais mal, cria Zina en tirant sur son sein pour se libérer. Son nourrisson commençait à pleurer, agacé et affamé, il voulait continuer à téter. Zina nourrissait deux bébés à la fois, le garçon sur son flanc droit, la fille sur le gauche.
Savez-vous quel est le comble du malheur pour une petite bonne dans le dénuement lorsqu’elle est enceinte ? Eh bien d’accoucher de jumeaux ! Cette naissance aurait apporté une joie immense dans tous les foyers de notre entourage.  Chez elle, cela signait le début de la décadence.

Zina était petite bonne chez mes parents. Elle avait les traits réguliers et le teint clair, ce qui n’est pas habituel chez les petites bonnes du Maroc. Sa beauté et sa carnation étaient remarquées et ne laissaient personne indifférent lorsqu’elle passait. Elle partageait le travail de notre maison aux nombreux enfants avec Fatma, plus âgée, et que ma mère libérait plus tôt pour s’occuper de sa propre famille.
Les attributs de notre petite bonne,  loin de la préserver, l’ont précipitée trop tôt dans le monde des adultes. Les hommes la regardaient avec insistance, s’attardant sur ses seins pleins et sa silhouette souple et élancée. Elle n’était pas insensible aux regards furtifs et en biais que les hommes lui lançaient. Elle éclatait de rire et se sauvait dès qu’ils insistaient.

Nous étions une famille de filles, elle partageait avec nous les fous rires et souvent notre lingerie au grand dam de maman qui se demandait par quel mystère nos dessous disparaissaient aussi vite.
Bah ! Cela lui procurait des parcelles de bonheur avec quelques centimètres de dentelles. Elle était jeune et voulait plaire. Pour cela, elle n’avait aucun mal : elle était pourvue d’atouts qui ne laissaient aucun homme indifférent. Pas avertie ni méfiante, elle voulait surtout rire et s’amuser. Comment l’en blâmer ? Elle avait seize ans.

Elle ne s’occupait pas non plus du linge, qui était réservé à Aïcha,   la lavandière dont les immenses mains m’effrayaient tant elles étaient grandes.
« La fonction créée l’organe », dit-on:  ses mains étaient énormes et lui servaient à empoigner, tordre et essorer la quantité de linge à laver. Il n’y avait alors ni machine à laver ni séchoir. Notre linge séchait au vent sur des fils métalliques tendus de part et d’autre des murs de clôture. Après avoir été tendu, le soleil et le vent le séchait en un rien de temps.
Aïcha passait chez nous tous les mardi, les autres jours étaient réservés à d’autres familles.
Elle était la lavandière de tout notre quartier.
Je raconterai son tragique destin, pour l’heure, revenons à Zina, notre petite bonne.

Elle succomba un jour aux charmes d’un beau brun qui lui conta fleurette et plus encore.
Le samedi après midi était son jour de congé; après avoir débarrassé la table du chabatt et tout rangé, elle attendait, fébrile, son amoureux. Il venait  la chercher sur son vélo, elle s’installait sur la selle arrière telle une princesse sur son trône et s’envolait avec lui vers les champs de blé qui jouxtaient le cimetière juif de la ville.

Le samedi, jour sacré pour la communauté, personne ne rendait visite aux disparus. Ils pouvaient s’ébattre joyeusement sans risque d’être dérangés. Ils s’aimaient sans penser aux conséquences et partageaient après leurs ébats la brioche et les gâteaux que ma mère lui avait donnés et qu’elle rangeait soigneusement dans les poches et les plis  de sa djellaba.

Son bonheur lui suffisait et il pouvait ainsi durer si un jour on ne l’avait entendu vomir et se tenir le ventre. Zina ignorait tout de la contraception et des conséquences de l’acte d’amour. Personne ne l’avait avertie, elle était perdue.
C’était prévisible: ses parents ne voulaient plus la voir, ils la chassèrent et c’est tout naturellement vers nous qu’elle trouva refuge.
Elle arriva en pleurant et ma mère la consola et lui ouvrit les bras.
Notre maison devint la sienne. Son bel amoureux s’envola, et plus jamais il ne revint ni à pied ni à vélo !

Le soir, au lieu de remettre son habit pour rejoindre sa famille, elle continua à travailler chez nous. Elle dormait sur le divan de la cuisine. Ce divan avait été installé par ma mère pour être à l’aise lors de la confection de gâteaux ou de tous les mets dont elle nous régalait. Il était devenu le lit de Zina.
Notre petite bonne grossissait à vue d’œil. Ma mère lui disait : « Tu es jeune et belle, ne t’inquiète pas, ton bébé sera aussi beau que toi ! »
Un beau bébé ? Zina n’avait rien à faire d’un bébé, fût-il très beau. Ce qu’elle voulait, c’était continuer à rire et à grandir. Le reste pouvait attendre.
Nous évitions de lui donner des tâches trop lourdes, et sa grossesse se déroulait sans aucune perspective d’avenir ni pour elle ni pour son bébé.
Mes parents l’accompagnèrent au dispensaire de la ville lorsque le bébé s’annonça, et tout le monde fut surpris car Zina  qui attendait son premier enfant en eut 2 : une fille et un garçon !

Les progrès de la médecine ne parvenaient pas encore jusqu’à  notre ville, encore moins  jusqu’au dispensaire où elle allait accoucher.
Zina ne sut qu’après la naissance de son premier bébé qu’il y en avait un autre.
Sa grossesse non désirée et si mal commencée  était gémellaire.
Que fallait-il faire ? Zina avait eu la malchance de naître au mauvais endroit et au mauvais moment. Dans les années 70, période post coloniale, le Maroc émergeait du Protectorat français. Il fallait tout reprendre en main, remettre en marche le pays en proie à une corruption endémique et à une démographie galopante. Pas d’orphelinat, ni de familles d’accueil, aucune structure pour lui venir en aide. Le poids des traditions du pays venaient alourdir son malheur car en terre d’Islam, les filles se devaient de rester vierges  jusqu’au mariage. Notre Zina avait tout fait à l’envers. Même pour sa grossesse elle avait innové, elle avait eu deux bébés à la fois ! Ce qui est un pur bonheur pour un couple en mal d’enfant se révélait être un drame pour elle.

Le dicton que j’entendais alors et que répétait ma grand-mère se vérifiait :
lorsque le riche demande des enfants, le Seigneur lui envoie de l’argent
– Lorsque le pauvre demande de l’argent, le Seigneur lui envoie des enfants.

Zina  trouva refuge chez nous et installa ses bébés dans une petite chambre qui servait à entreposer les bassines où Aicha la lavandière qui venait une fois par semaine rangeait ses ustensiles.
Notre petite bonne devint encore plus maigre, elle avait les yeux brillants et les traits tirés.
La nuit, au lieu de se reposer, elle berçait à tour de rôle ses bébés ou les allaitait. Elle accumulait la fatigue, Il fallait en outre s’occuper de notre grande maison et la maintenir propre et rangée. Ce rythme était inhumain pour une jeune femme pas tout à fait femme et presque une enfant. Elle courait dans tous les sens, elle s’occupait à la fois des tâches ménagères et tentait de faire taire ses bébés qui ne lui laissaient aucun répit. Tout cela avec la peur de se faire renvoyer, mais alors où aller ?

Les nourrissons pleuraient de plus en plus, le lait maternel ne leur suffisait plus. Ils étaient en bonne santé mais affamés ! Les cris rendaient mon père furieux, cette situation qui devait être provisoire risquait de durer.
Zina était excédée, ses enfants absorbaient toute sa maigre paie en poudre de lait pour compléter  l’allaitement, et ses bébés n’étaient pas rassasiés.

Un matin, elle nous annonça qu’elle avait trouvé une chambre dans la médina. Elle voulait se rapprocher de sa famille, elle nous disait qu’elle voulait  renouer avec ses parents et qu’elle allait peut-être leur confier ses bébés.
Pas convaincue de cette solution, ma mère lui donna des couvertures, quelques ustensiles pour s’installer, et notre petite bonne quitta la maison pour ne plus revenir.
Quelques jours plus tard, elle fut de retour pour nous raconter sa triste histoire.
Lasse de faire le ménage chez nous, elle trouva plus lucratif de vendre ses charmes et délaissa ses enfants. Un matin elle trouva le garçon tout froid, il était mort. Quelques jours plus tard sa fille subit le même sort. Elle nous dit alors, d’un air ingénu, ce qui se dit toujours au Maroc pour donner un sens à la mort prématurée : Dieu les a voulu il les a rappelés !

Enfin… Dieu se serait accommodé et les lui aurait laissés si elle avait pu mieux s’en occuper.
Zina fut atterrée mais très vite retrouva son ressort et sa gaieté d’antan, comment l’en blâmer ? Dans cette ville où n’existait aucune structure pour les abandonnés, les affamés ou ceux que la vie a oubliée ! Pour débuter, Zina avait eu le pire et la voilà subitement libérée !

Triste, forcément triste, mais chez les laissés pour compte, le malheur est une bête sauvage apprivoisée, il mord mais ne déchiquette pas, les coups de griffes cicatrisent  rapidement, la mélancolie et le désespoir sont réservés à ceux qui n’ont pas l’habitude de  côtoyer le malheur. Il les laisse dévastés et le temps pour se remettre est bien plus long : c’est qu’ils n’y sont pas préparés.
Elle avait payé très cher la découverte de la sexualité, abandonnée par son amoureux, abandonnée par sa famille, et même par ses amies. Zina continua son chemin, maigre sentier qui ne conduit nulle part.

Notre petite bonne enfin libérée mais seule au monde alla grossir les rangs des prostituées de la ville. Elle n’avait pas d’autre choix que de vendre ses charmes au plus offrant, et des charmes elle n’en manquait pas. Son nom en arabe signifiait : Belle. Elle le portait fort bien.


Au Maroc, les choses ont quelque peu évolué et j’en suis fort aise, alors que deux classes économiques se partageaient le pays : Une, outrageusement riche qui employait plusieurs petites bonnes et profitait sans partage de la douceur de vivre de cette partie du monde et l’autre, miséreuse, qui se contentait d’en ramasser les miettes.

Actuellement, l’essor du tourisme et la délocalisation de nombreuses usines européennes attirées par le bas coût de la main d’œuvre créent les conditions d’une classe médiane.
Les petites bonnes abandonnent les maisons pour parfaire les lits des palaces qui surgissent comme d’immenses champignons sur le littoral, elles astiquent les transats au bord des piscines pour les touristes en mal d’exotisme.
Les petits boulots se multiplient. Partout, on voit fleurir des pressoirs pour extraire l’huile d’argan, les petites mains pressent les amandons de l’arganier pour en extraire une huile dorée aux vertus multiples. Cette huile miraculeuse a vu arriver les multinationales qui l’utilisent en cosmétologie pour  lisser les blanches peaux de leurs clientes et redonner de l’éclat à leurs cheveux. Nous, nous la consommions crue en mince filet sur les salades fraîches, elle a le goût inoubliable de la noisette et du bois tendre.
Depuis, son prix a été multiplié par 10, c’est la rançon du succès, car tous les maîtres queux de la gastronomie l’utilisent pour révéler leurs petits légumes du potager.


Actuellement, les maîtresses de maison se désolent de ne plus trouver de petites bonnes, tant mieux ! Elles sont employées dans les usines où leur travail est mieux rémunéré et surtout, elles sont  protégées un peu plus par les lois du marché.

© Annie Tolédano-Khachauda

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