Ancien magistrat, l’avocat Nathanaël Majster a revisité de sa propre initiative le dossier. Il appuie son analyse sur les vêtements de l’auteur.
Une paire de baskets Nike Air Max de taille 44, contenant chacune une chaussette de sport blanche ; une autre paire de chaussettes blanches ; un caleçon noir de marque Pierre Cardin et de taille M ; une casquette noire Adidas Juventus ; une veste grise Serge Pariente de taille M présentant plusieurs taches de sang ; un slip, une casquette, un briquet et, dans l’entrée de l’appartement, une serviette jetée à même le sol… Tels sont les effets et objets que les policiers de l’identité judiciaire placent sous scellés, le 4 février 2017 au matin, en fouillant le domicile de la famille Diarra, au troisième étage de l’immeuble HLM du 26 rue de Vaucouleurs, dans le 11e arrondissement de Paris.
Quelques heures plus tôt, vers 4 h 30 du matin, Kobili Traoré, le voisin du dessous, est passé par cet appartement pour gagner celui de Sarah Halimi, enjambant son balcon avant de la rouer de coups et de la défenestrer en récitant des sourates du Coran, aux cris de « Allah Akbar ! », « c’est le sheitan [le diable], je vais la tuer ! », « ça y est, c’est fait, c’est fini ! », « il y a un Dieu, il n’y a qu’un Dieu ! ».
Lors de son interpellation, aux alentours de 10 h 30 au domicile des Diarra par lequel il était repassé pour s’y barricader, son crime accompli, Traoré porte un jean présentant des traces rougeâtres et un tee-shirt griffé Yves Saint Laurent, également taché de sang.
Cet homme de 27 ans, que la justice déclarera deux ans plus tard pénalement irresponsable, s’est donc changé dans la nuit, chez les Diarra, y abandonnant ses effets de la journée pour enfiler des vêtements propres, avant de passer à l’acte.
Or, tous les témoignages concordent : quand il sonne et tambourine à la porte des Diarra pour les réveiller, peu avant l’aube, Traoré est pieds nus, en bas de jogging, et il porte ses baskets à la main. Il avait passé la première partie de la nuit chez un ami, Kader Rahbi. « Vers 3 h 30, Kobili m’a réveillé. Il était effrayant, pieds nus, tendu, avec un drôle de regard. Il m’a dit : Je sors. Il est sorti de chez moi avec un bas de pyjama et portait ses affaires sous le bras. »
De toute évidence, des vêtements de rechange l’attendaient chez ses voisins du 3e : des chaussettes, un slip, un tee-shirt et une paire de chaussures, à tout le moins. Un meuble a été renversé dans la cuisine et une serviette de toilette est retrouvée dans le vestibule y conduisant.
De manière inattendue, Traoré s’était déjà rendu chez ses voisins la veille du meurtre, le 3 février dans la matinée. Voici ce que sa mère a déclaré aux enquêteurs : « Vers 11 heures, alors que je rentrais du travail, et que je me trouvais devant la boîte aux lettres, j’ai vu que Kobili descendait de l’immeuble. Il tenait en main un sac en plastique blanc. Il m’a dit que son beau-père [compagnon de sa mère] l’avait ensorcelé. Je lui ai dit de remonter, il a accepté […]. Il est allé déposer ses nièces [le fils et la fille de sa sœur handicapée, âgés de 3 et 8 ans] chez les Diarra. Puis il est revenu à la maison. »
Une autre sœur de Kobili, Hinda, confirme : « De retour chez nous, il disait qu’il allait régler ça aujourd’hui, que c’est notre beau-père qui l’avait marabouté et que c’est pour ça qu’il n’avançait pas dans la vie. Il était en train de mettre les baskets aux deux petits, qui étaient encore en pyjama, quand il m’a dit : T’inquiète, je les amène chez les Diarra. Et il est parti avec eux […]. Mon frère m’a demandé de l’attendre et m’a dit qu’il allait tout régler. »
Pourquoi Kobili amène-t-il son neveu et sa nièce à garder alors que leur mère et leur tante sont présentes au domicile, disponibles pour s’en occuper ?
Qu’est-ce que Traoré entend « régler » en conduisant les enfants chez ses voisins ?
On l’ignore.
Voilà ce que Thiéman Diarra raconte aux policiers : « Hier matin [3 février] vers 11 h 30, Kobili est venu sonner chez moi et m’a demandé de garder les enfants de sa sœur, car il avait une course à faire […]. Comme je suis à la retraite, j’ai accepté volontiers. » Kobili Traoré viendra récupérer les deux enfants vers 13 h 45, après une nouvelle altercation avec son beau-père et une discussion familiale houleuse, un étage en dessous. Il n’est donc pas sorti pour aller faire des courses, comme il l’a prétendu. Jamais son neveu et sa nièce n’avaient mis auparavant les pieds chez les Diarra. « C’est la première fois que je les voyais chez nous », confirmera Hétan Diarra, épouse de Thiéman.
« Actes préparatoires »
Nathanaël Majster se présente comme « avocat enquêteur » . Pour lui, la cause est entendue : « Cette visite chez les Diarra, avec son neveu et sa nièce, la veille du drame, est la première étape d’un plan criminel mûri depuis de longues heures. Traoré a emporté avec lui des affaires pouvant facilement passer pour celles des enfants, les a déposées chez ses voisins pour en disposer la nuit suivante. Cette visite est, aussi, assimilable à un repérage. Il s’agit bel et bien d’actes préparatoires. »
Traoré a prémédité son acte
Cet ancien magistrat, qui a vissé à Paris sa plaque d’Avocat après une carrière dans la banque, en est convaincu : Traoré a « prémédité son acte ». « Je soutiens que sa visite inopinée chez les Diarra visait à y déposer des affaires ; qu’il s’est changé la nuit du drame pour enfiler les vêtements apportés la veille, avant de pénétrer dans l’appartement de Mme Halimi ; que la serviette retrouvée au domicile de ses voisins a servi à ses ablutions, selon le rituel salafiste. La veille, Traoré était allé prier à trois reprises, le soir encore, à 22 h 30, à la mosquée Omar de la rue Jean-Pierre Timbaud, connue pour ses prêches radicaux. C’est donc sans confusion d’esprit qu’il est passé à l’acte. Il savait où il allait et à qui il aurait affaire quand il est entré chez Mme Halimi. Il n’a pas frappé au hasard, contrairement à ce que les experts ont prétendu, mais avait, au contraire, repéré les lieux, préparé sa venue et ciblé sa victime, parce que juive. »
Évidemment, il s’agit de convictions, mais Nathanaël Majster, qui se présente comme un « avocat enquêteur », estime qu’elles se fondent sur « des éléments matériels incontestables malheureusement inexploités ».
Il ne cache pas son parti-pris, dans cette affaire. Proche de la famille Halimi, ce petit-fils de déporté « ne [se] remet pas » de la déclaration d’irresponsabilité pénale, pour trouble mental, dont Traoré a bénéficié in fine, décision devenue définitive après l’arrêt du 14 avril de la Cour de cassation rejetant le pourvoi des parties civiles: « Je suis très en colère, très peiné, aussi, par ce deuil rendu impossible », souffle-t-il.
Les carences » de l’enquête
Difficile de lui donner tort quand il pointe « les carences » de l’enquête. Les vêtements saisis par l’identité judiciaire n’ont fait l’objet d’aucune recherche. « C’est bien simple, on n’en entendra pas parler durant l’information », déplore Me Majster. Ni les Diarra ni les proches de Traoré n’ont été interrogés à ce sujet.
Aucune investigation n’a été menée sur une éventuelle radicalisation de l’auteur, ses fréquentations, sa pratique religieuse.
Le mobile terroriste a été écarté d’emblée et il a fallu que le Parquet s’en mêle pour que la circonstance aggravante d’un acte antisémite soit retenue dans la poursuite et la qualification criminelle.
Enfin, aucune reconstitution n’a été organisée, malgré les demandes répétées de la famille de Sarah Halimi.
« Un cas d’école de dysfonctionnement judiciaire », ne craint pas de clamer Nathanaël Majster, qui s’est mis en tête de « scanner le dossier pièce après pièce », de réinterroger les témoins, de refaire l’enquête.
L’erreur judiciaire, oui, mais « inversée »
Dans quel but ? « Je suis juriste, j’ai été magistrat et je suis à présent avocat. Il n’est donc pas anormal que je veuille combattre l’erreur judiciaire », confie-t-il. Une « erreur judiciaire inversée », précise-t-il. « Kobili Traoré a été déclaré à tort irresponsable. Le Parquet général doit rouvrir le dossier et reprendre les éléments laissés de côté par le juge d’instruction, et ils sont nombreux ! Une procédure en révision doit être lancée. »
« Une erreur judiciaire inversée »
Un petit problème se pose, d’ordre juridique : la procédure en question ne profite qu’aux personnes condamnées, pas à celles qui ont échappé aux foudres de la justice. L’article 622 du Code de procédure pénale énonce en effet : « La révision d’une décision pénale définitive peut être demandée au bénéfice de toute personne reconnue coupable d’un crime ou d’un délit lorsque, après une condamnation, vient à se produire un fait nouveau ou à se révéler un élément inconnu de la juridiction au jour du procès de nature à établir l’innocence du condamné ou à faire naître un doute sur sa culpabilité. »
Le législateur n’a pas prévu de révision à l’envers. La déclaration d’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré bénéficie de l’autorité de la chose jugée et ne saurait être remise en cause, toutes les voies de recours ayant été « épuisées ».
Me Majster n’en a cure : « Face à une telle injustice, devant un tel scandale, le droit doit s’adapter. »
Entretien avec Nicolas Bastuck
Source: Le Point. 21 mai 2021
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