La Chronique de Michèle Chabelski. « Rassurer nos ketzeleh »

Bon

 Samedi

     Belleville

     Djuri

    Plusieurs posts raniment les braises jamais éteintes de nos souvenirs d’enfants…

  La main tiède d’un papa ou d’une maman, le sourire attendri d’une commerçante qui offre un bonbon, une fraise, une tranche de saucisson…

  Les bavardages d’une maman avec une voisine incidemment rencontrée pendant des minutes où on s’ennuie un peu…

 Chez moi, c’était le cirque d’Hiver de la rue Amelot le dimanche après-midi…

 Le cœur battant j’entrais dans l’antre du spectacle qui empestait un peu dans le grondement sourd des bestiaux postés alentour, serrant fort la main de papa qui m’observait avec tendresse…

  Les tigres et leur dompteur m’arrachaient des cris d’effroi, tandis que les acrobates me tétanisaient d’admiration.

  Que dire de cette mini boîte déposée au centre du plateau d’où émergeait un long serpent qui n’était qu’une contorsionniste qui achevait sa prestation en s’enroulant sensuellement autour d’une corde…

  Papa me disait en riant ferme ta bouche ketzeleh, tant je béais devant l’exploit.

  Qui dessina plus que clairement mon avenir : je serais femme serpent dans un cirque…

  Ou remailleuse de bas, comme celle qui me rendait mutique rue Montorgueil ou rue du Temple quand elle piquait de ses doigts véloces le bas posé sur un petit socle de métal…

  Après les tigres, arrivaient les clowns, le Blanc et l’Auguste, qui ne me faisaient pas rire du tout.

Je ne comprenais rien à leurs vociférations, et lorsque l’un d’entre eux poussait l’autre, qui peinait à se relever, j’éprouvais plus de pitié que d’allégresse…

  Mais le regard chaud et enveloppant de papa m’offrait des heures de bonheur dans cet écrin qui me protégeait du reste du monde.

  Puis nous nous rendions chez Goldenberg acheter de la charcuterie juive et des cornichons qui libéraient maman des corvées de cuisine…

  La charcuterie juive !!

    Pickelfleish, langue, veau et dinde en salaisons, et surtout les saucissons de Cracovie, à l’ail, de foie, salamis incarnats qui me rendaient un semblant d’appétit qu’avait balayé la cervelle bouillie imposée par ma mère…

  Chez Goldenberg, Papa commandait en français mais échangeait en yiddish avec les autres clients, des phrases qui se terminaient souvent par un rire tonitruant…

 Car Papa possédait une blague pour chaque situation, et comme il avait le privilège inique d’en connaître la chute il riait plus fort que tout le monde, d’abord parce que c’était drôle et ensuite pour accompagner les rires de ses auditeurs.

  On se marrait bien à cette époque…

  Moi, je ne comprenais rien, et fatiguée par les émotions de la journée j’étais impatient de rentrer…

 Mais la commande de maman honorée, Papa commençait la seconde partie des achats : ceux qui lui faisaient plaisir, à lui…

 Un peu de gehackte leber (foie haché), une barquette d’œufs hachés, chez Goldenberg ils étaient séparés, du schmalz herring (hareng gras), une boîte de sprats baignant dans l’huile, et l’incontournable schwarz broyt (pain noir au cumin) qu’il beurrait et recouvrait d’une tranche de hareng…

  Il eut par la suite l’occasion de goûter à de délicates et exquises spécialités gastronomiques françaises mais je crois pouvoir affirmer que rien ne lui arracha autant de soupirs de bonheur que la charcuterie juive et le hareng hydratés d’un petit verre de vodka…

  Nous stockons tous une Madeleine quelque part dans notre mémoire…

 La mienne est une odeur de crottin parfumant l’air saturé des bruits d’excitation des gamins pénétrant dans un cirque et frissonnant d’effroi en entendant les rugissements et les barrissements des bestioles …

   D’autres cirques ont suivi, en particulier le célèbre Cirque du Soleil et ses acrobates audacieux et virtuoses qui défiaient avec effronterie la loi de la gravité, mais rien ne m’a jamais bouleversée autant que le dompteur claquant crânement son fouet devant la gueule menaçante d’un tigre, tandis que Papa tenait dans sa main chaude ma menotte glacée de terreur…

  Qu’il est doux de se réfugier dans cet écrin capitonné de souvenirs quand le monde des grands explose et que la main apaisante d’un papa n’est plus là pour rassurer le ketzeleh effaré…

  C’est à nous maintenant de rassurer nos ketzeleh, que leur dire, quand la folie meurtrière remplace le bruit du fouet et qu’on ne peut occulter le risque que la bestiole ouvre sa gueule ?

   Que cette journée signe ce qui nous reste d’humain : l’espérance…

   Je vous embrasse

© Michèle Chabelski

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