De mars à avril, la cueillette des fleurs de bigaradier permet à de nombreuses familles et agriculteurs de vivre, grâce au processus ancestral de distillation en eau florale et au marché, plus industriel, de l’huile de néroli.
LETTRE DE TUNISIE
Aux alentours du centre-ville de Nabeul, dans le nord-est de la Tunisie, le parfum des fleurs embaume les artères. La saison des roses vient de commencer. Elles sont vendues en vrac à côté des fleurs de bigaradiers, ces orangers aux fruits amers, dont la cueillette bat son plein. A chaque coin de rue, des familles proposent ces petites bouteilles d’eau florale.
Samira Ben Rhaiem et sa mère Saïda guettent les automobilistes, espérant les voir s’arrêter pour en acheter. Leurs flacons d’eau de bigaradier, aussi appelée zhar, et d’eau de rose sont disposés sur une petite table en bord de route. « Ma grand-mère m’a appris très tôt la distillation, nous avions quelques bigaradiers dans le jardin. C’est presque le cas de chaque famille dans la région. L’eau sert pour cuisiner ou comme médicament, mais nous vendons aussi à des particuliers », explique-t-elle.
Cette année, elle a dû baisser ses prix en raison de la crise liée au Covid-19. Elle fournit aussi une partie des fleurs collectées à des industriels qui les utilisent pour extraire l’huile de néroli, très convoitée par les parfumeurs français. Les maisons Guerlain et Azzaro notamment se fournissent en Tunisie pour composer leurs flagrances.
Dans cette région du cap Bon, la fleur de bigaradier est un véritable « or blanc » qui emploie près de 3 000 familles, dont 1 500 agriculteurs sur des plants de 450 hectares. Le climat doux du littoral est propice à cet arbre robuste qui peut vivre plusieurs siècles et dont la culture s’est développée à l’époque du protectorat français.
La puissance du néroli tunisien
Environ 20 % des fleurs sont destinés au marché local et 80 % aux industriels. En 2020, la production a atteint 2 100 tonnes de fleurs, en hausse par rapport à la moyenne annuelle des 1 450 à 1 600 tonnes enregistrée ces dix dernières années.
Le marché de l’huile de néroli est en pleine expansion depuis les années 1980. Les industriels travaillent principalement avec la ville de Grasse, en France, et le secteur de la parfumerie de luxe. « Il y a une spécificité du néroli tunisien car il est plus puissant que le Marocain ou l’Egyptien. Nous avons une bonne réputation sur le marché », explique Chedly Belkhodja, dont la famille a repris dans les années 1970 une usine de distillation et d’extraction fondée par un Français en 1903. Outre ce marché du luxe, l’huile de néroli bénéficie également de la croissance de l’aromathérapie ces dernières années.
Ce succès a toutefois sa face sombre. Dans les périodes de forte demande sur le marché international, le prix de l’huile de néroli atteint 3 000 euros le kg. Un succès qui participe à la volatilité des prix et encourage la spéculation, au grand dam des petits producteurs. Ces derniers subissent de plein fouet les conséquences de la pandémie de Covid-19 : la fermeture des frontières a plombé l’activité des magasins hors taxes (duty free), important débouché de la parfumerie de luxe. Dans ce contexte, la demande d’huile de néroli a baissé et les spéculateurs tirent les prix vers le bas.
Dans son verger de bigaradiers et d’orangers de Bir Challouf, Chérif Hamadi, 67 ans, s’active avec sa femme pour cueillir ses fleurs avant qu’elles ne deviennent des fruits. « C’est la catastrophe depuis deux saisons parce que nous n’arrivons plus à vendre les stocks et ce que nous parvenons à écouler se vend à un prix très bas, huit dinars [2,40 euros] la ouzna [unité de mesure qui équivaut à une pesée de 4 kg] » explique-t-il. « Parfois, les spéculateurs se mettent entre nous et les collecteurs, et proposent d’acheter le stock très vite à bas prix puis le revendent ensuite plus cher », ajoute-t-il.
« Un patrimoine immatériel »
Pour Slim Zouari, représentant de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP) à Nabeul, les agriculteurs, qui se trouvent en bas de la chaîne, souffrent d’un « manque d’organisation du secteur ». Il se rappelle une époque où la Tunisie avait une coopérative régionale de producteurs de fleurs d’orangers, permettant une certaine stabilité des prix. « Mais cela allait à l’encontre de la libéralisation du marché. Donc elle a été progressivement abandonnée », précise-t-il.
Face à cette situation, certains ont choisi de se tourner uniquement vers le marché local, moins volatil, et la distillation en eau florale. C’est le cas de Rania Mansour, 36 ans, qui s’affaire entre les quatre alambics installés dans le garage de sa maison, à Nabeul. Mélanges de cuivre et de poterie, ils permettent de distiller les fleurs selon la méthode traditionnelle. La jeune femme, qui a hérité ce savoir-faire de sa grand-mère, les a assemblés elle-même pour produire ses 500 litres d’eau florale par an.
C’est en 2016 qu’elle a créé le projet Ezemnia dédié à la vente de produits du terroir tunisien. « Il y a un proverbe qui dit qu’une fois qu’un alambic est installé chez toi, tu ne peux pas l’enlever, sinon ça porte malheur. Donc nous nous devons de perpétuer la tradition », plaisante Rania Mansour. Elle fournit aujourd’hui des épiceries fines et des particuliers, et espère faire de sa marque un modèle pour le développement d’un label régional.
« A terme, nous aimerions que les villages du littoral et Nabeul, tous producteurs de zhar, deviennent aussi connus que la région de Grasse. C’est un patrimoine immatériel qu’il faut absolument préserver », témoigne Rached Khayati, membre de l’association pour la sauvegarde de la ville de Nabeul.
Lilia Blaise, basée à Nabeul, est Envoyée spéciale du Monde
Source: Le Monde Afrique 26 avril 2021
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