Antoine Desjardins. Deux ans. Notre-Dame. Pierre et chair.

Aude Lancelin oppose, dans un tweet, les pierres patrimoniales et la chair. Il y aurait de l’argent pour celles-là et pas pour celle-ci. Elle n’a évidemment rien compris ni ressenti et étale son mépris, au fond, pour les gens simples. Croit-elle que les bâtisseurs de cathédrales, modestes compagnons ou ouvriers, ne voyaient pas plus loin que leur soupe ? Croit-elle que la seule chose qui anime en ce monde les gens médiocrement fortunés soit l’appât du gain ? Est-ce là sa belle anthropologie des classes défavorisées ? Sa conception de l’homme des ronds-points ? Comment ne pas voir et ne pas comprendre à quel point cette vue est humiliante et réductrice et fausse ? A quel point ignorante des mobiles de l’humain ? A quel point sa doctrine, de basse politique, est mutilante, qui tend à maintenir le visage des hommes à hauteur d’auge parce qu’ils ne seraient intéressés qu’au diamètre de ladite ?

Pourquoi les cathédrales, alors ? Pourquoi les rêves qui prennent corps dans des édifices merveilleux où on trouve des lettres de sang et de sueur sur la pierre mais aussi de la patience, du temps, de l’obstination, de la science, de la technique, de l’imagination, la mise en commun d’une foi collective ? De la collaboration, de l’entraide, de la communion ? Pourquoi ces rosaces et ces vitraux, pourquoi partout ce comble du génie ?

C’est grâce à la Raison que les bâtisseurs réussirent à faire tenir debout une croisée d’ogive mais sans passion, sans l’élan d’une foi pure, elles ne fussent pas montées si haut.

Sont-ce là les jeux luxueux de gens aux ventres pleins, débarrassés des besoins ordinaires et se livrant à une occupation superflue ? Est-ce un temps accessoire et anecdotique qu’on employa au miracle architectural de ces tympans admirables ou une ferveur dirigée vers un but grandiose et qui ne doit rien à des considérations strictement matérielles ?

N’est-ce pas aussi une faim naturelle que celle de la Beauté ? N’est-ce pas une aspiration libre, gratuite, puissamment exigée d’un mouvement intense de l’être, d’un élan impérieux, qui chez chaque homme, tend à vouloir laisser de l’éternel, de l’harmonie, la trace d’un élan et d’un bouillonnement, la marque sublime d’une Dépense, non strictement rabattable sur les calculs de l’homo aeconomicus ?

Misère, Aude Lancelin ! Comme s’il n’y avait pas, y compris chez les pauvres, des personnes capables de donner sans vouloir recevoir ! Comme si l’Excès ne concernait que les riches ! Comme si certaines gens n’étaient habitées que du souci de la conservation ou de la hausse de leur niveau de vie ! Comme si les arts, parfois somptuaires, insultaient au dénuement et entretenaient la disette !

Madame Lancelin voit l’homme du peuple à travers le petit trou de sa lorgnette bouchée à l’émeri. Pour prévenir les insurrections de l’âme et les enthousiasmes créateurs, elle présume que les classes laborieuses peuvent se passer d’idéal ou de jeter des échelles vers l’Infini. En ce très bas monde, il n’y aurait plus qu’un seul problème, en somme : celui du pouvoir d’achat. La volonté de dépassement, le goût du beau, la recherche de absolu ? Niaiseries. Menteries. L’argent mis dans la résurrection d’une cathédrale par des mécènes serait de l’argent perdu et volé aux miséreux.

Non il n’y a pas que le manque de pain qui affame l’homme ordinaire. Non tout n’est pas économique. Non, la dictature malfaisante des « riches » et des « dominants » n’est pas la seule aliénation qui soit. L’opposition que Mme Lancelin suggère entre le soin (moral et financier) porté aux pierres du trésor patrimonial et celui qu’on devrait porter aux humains, opposition qui produirait un contraste scandaleux, est facile, factice et spécieuse. Pénétrée de son idéologie matérialiste obtuse et unidimensionnelle qui impose une lecture grossière et inexacte (au rebours de toutes les anthropologies culturelles), elle porte la vision d’un monde que l’ordre du Symbolique notamment aurait déserté.

Rétrécissement de la puissance d’agir la plus haute : celle qui engendre la Joie. C’est d’une castration de l’âme qu’il est question.

Cachez cette flèche ( hors de prix !) que je ne saurais voir. Cette flèche qui ne pointerait que sur un ciel désormais vide. Donnez l’argent de cette flèche aux nécessiteux.

Eh bien, non ! Cette cathédrale au cœur de la Capitale nourrit notre imaginaire, nous élève et nous éduque. Que nous soyons croyants ou pas, elle est un hymne à la Beauté. Traduisez cela dans la langue de Platon, dans celle de Spinoza, convoquez la foi chrétienne, admirable à bien des égards, peu importe : on revient toujours à l’idée d’une force qui nous soulève et nous fait échapper au règne de l’animalité, excéder la part servile, justement, jaillir hors des frontières de la sinistre « économie », défier les pesanteurs, trouver le chemin de la Joie.

Baudelaire le dit à sa façon, dans un Salon : « Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, de Poésie jamais. »

Je suis convaincu qu’il faut prendre Poésie au sens le plus large et Notre-Dame est assurément un des joyaux du trésor poétique parisien : sa Rose mystique.

© Antoine Desjardins

Antoine Desjardins est professeur de Lettres, coauteur du livre Sauver les lettres: des professeurs accusent (éd. Textuel), membre du Comité Les Orwelliens 

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