Nuit et brouillard
« …La fuite monotone et sans hâte du temps
Survivre encore un jour, une heure obstinément… » [1]
Je fouille les tiroirs chez Maman à la recherche de je ne sais plus quoi. Sans doute un document qui m’indiquerait son numéro d’assurée ou autre chose d’à peu près aussi excitant et je vois « la boîte en fer ».
Maman m’avait parlé d’une lettre que son père lui avait envoyée du camp de transit où il avait été emmené avec ma grand-mère Riwka.
Je savais qu’elle était dans cette boîte en fer mais maman ne voulait, ne pouvait pas la regarder. C’était trop dur, insupportable. Elle préférait également que je ne la lise pas.
C’est ce que j’ai fait, ou plutôt ce que je n’ai pas fait pendant des années.
J’y pensais de temps en temps comme à un maillon qui pourrait enfin me relier à mes grands-parents et notamment à mon grand-père, mon pépé, mon papi ? Je ne savais comment l’appeler. Sur ses papiers, un employé pressé avait écrit Lévy dans la case prénom. Était-ce parce que pour lui tous les juifs étaient des Lévy ? Peut-être que le père de Maman avait voulu lui simplifier la tâche … Il s’appelait Yehuda et venait de Lituanie.
— Il parlait un très beau Yiddish, m’avait un jour dit Maman. Parce que le Yiddish de Lituanie est le plus beau yiddish du monde !
Ils habitaient Bruxelles, un petit appartement où vivaient Maman, son père, sa mère et la grand-mère de ma mère qui était la seule à pratiquer légèrement la religion.
Quand mon grand-père Lituanien parlait Yiddish à sa belle-mère juive polonaise, elle se tournait vers Maman et disait :
— Ikh ton nit farshteyn epes ! [2]
Ma main agrippe une toute petite enveloppe et sans même lire à qui elle est adressée, je sais que c’est elle. La lettre de Yehuda.
En réalité il s’agit de deux lettres dans la même enveloppe. L’une, datée du trois octobre 1942 est écrite à l’encre sur une feuille, l’écriture est soignée et il y a peu de fautes d’orthographe. Elle est adressée à Maman mais aussi aux voisins qui ont recueilli Maman dans un premier temps et qui se sont chargés plus tard de la cacher à la campagne.
Yehuda explique qu’ils vont partir cette nuit de Maline. Il indique également que c’est la charbonnière qui les a dénoncés et qui leur a aussi volé cinq-mille francs. Il énumère ce que les voisins peuvent vendre (coupons de tissus, machines…) , et ainsi récupérer de l’argent destiné à l’entretien de leur fille.
Il écrit aussi qu’ils sont partis « nus », qu’ils n’ont même pas de chaussures et qu’ils ont froid. Mais ce n’est rien, ajoute-t-il un peu plus loin, tout ce qui l’inquiète c’est que sa petite fille soit en sécurité.
Il faut la sauver…
La carte postale date du lendemain, elle a été écrite au crayon, dans la précipitation et s’adresse exclusivement à ma mère :
Chère M.
Nous sommes déjà en route vers une destination inconnue. Sois courageuse et espérons de se revoir un jour. Ne perd pas l’adresse de mes sœurs.
Mille baisers pour toi.
Sans doute a-t-il jeté l’enveloppe hors du train et une bonne âme l’a postée.
Je replie le courrier et le range soigneusement dans l’enveloppe. Je suis partagée entre une sensation d’horreur-qui ne m’avait jamais quittée mais qui m’étreint aujourd’hui bien plus fort que d’habitude, me donnant envie d’hurler- et le doux sentiment d’avoir enfin une idée de la voix de mon grand-père, d’entendre enfin ce bel accent du plus beau yiddish du monde.
Mais que vous ont-ils fait ?
Vous étiez abandonnés, vous aviez froid, et vous saviez… Je suis certaine que vous saviez ce qui vous attendait.
Ton seul souci Yehuda- jeune homme au regard si doux- c’était de mettre ton enfant en sécurité.
Avez-vous tous les deux survécu au voyage ?
Comment survivre à cet enfer…
Toi Riwka, tu n’as sans doute pas eu le temps de passer sous l’inscription « Arbeit macht Frei », envoyée nue et tondue vers la chambre à gaz.
Mon Yehuda, tu as peut-être survécu quelques jours, quelques semaines d’horreur hélas.
Que j’aimerais vous serrer dans mes bras et vous crier : ELLE EST VIVANTE !
Oui mes tendres, mes chéris, vous l’avez sauvée…
Ses enfants, ses petits enfants ont pu naître et vous aimer.
Je pleure mes morts.
Je pleure l’assassinat de l’enfance de ma mère.
Je pleure tout mon saoul et j’ai l’impression que ça me soulage.
[1] Jean Ferrat
[2] J’ai rien compris !
© Laurence Kleinberger
Laurence Kleinberger est auteur. Les Larmes de Riwka est son quatrième roman. D’elle, Laurence nous dit: « Je suis une Ashkénaze décomplexée ». Elle ajoute: « Est-ce que ça existe, ça? »
Un texte émouvant qui traverse une histoire…. l’Histoire. Une écriture qui va à lessentiel
Bravo
C’est très beau merci beaucoup de faire revivre ces histoires et parcours de vie à travers les générations.
Ecrire sur l indicible demande, quand il s agit d une experience aussi personnellement douloureuse, enormement de talent litteraire que Laurence Kleinberger a deja montre dans ses polars a la fois sensibles et truculents (« Lulu dans le taxi… » ). Et dans ses formidables livres pour enfants (« La sorciere dans le cartable »…).
Avec ce livre « Les Larmes de Riwka », d une simplicite bouleversante, elle touche a l universel. C est d une force inouie, tout simplement inoubliable.
Bouleversant et bien écrit.