Alexis Potschke. Je vais vous dire, moi je trouve qu’ils pleurent beaucoup en ce moment

Il y a un petit Thomas dans ma classe que j’aime bien parce qu’il me rappelle moi à son âge, mais en plus malin tout de même ; qui a la tête en ébullition tout le temps et l’œil vif comme un calot ; quand je pose une question (du genre de celles pour lesquelles on dit : « question compliquée, attention, l’activité, c’est la réflexion »), il crie la réponse puis sursaute, ramène les mains devant la bouche et s’excuse avec un air horrifié et presque plaintif, puis l’instant d’après il sourit de toutes ses dents parce qu’il sait bien que je ne lui en veux jamais plus de deux secondes. Il plaisante souvent, c’est un bon gamin, un bon camarade et sûrement même un bon ami. L’autre fois il m’a dit : « M. Tremblay n’a pas voulu que je change de place ». Moi, j’ai haussé des épaules, bien sûr, que je pensais, avec le protocole. Et puis il a pleuré, longtemps, longtemps, longtemps et silencieusement. C’était venu comme ça. Moi, je n’étais pas bien, j’avais envie de lui donner un chocolat.

Je vais vous dire, moi je trouve qu’ils pleurent beaucoup en ce moment. Le plus impressionnant, c’est qu’on dirait quand ça commence qu’ils pleurent pour un rien, puis on comprend quand ça se prolonge qu’ils pleurent pour un trop. Parce qu’ils se reprennent, tout de même, c’est qu’ils sont grands, à cet âge, on ne pleure plus devant les autres à douze ans mais, vraiment, ça ne s’arrête plus, ça ne peut plus s’arrêter, les esprits se vidangent avec des temporalités aléatoires et plus fréquentes. Alors ils se font violence, copient la leçon, parfois même prennent la parole et participent encore un peu, font comme de si de rien n’était, mais leurs joues continuent de s’inonder, à la fin le cahier est trempé et l’encre est toute délavée sur le joli dessin. C’est dommage.

D’ordinaire, quand un élève pleure, ça n’est justement pas ordinaire, alors certains vous sautent à la gorge et vous réclament le droit d’accompagner le malheureux, la malheureuse hors de la salle pour quelques instants, avec un air qui vous fait comprendre que vous seriez inhumain si vous refusiez aux larmes le droit de couler dans le secret du sombre couloir. D’autres, patauds, malhabiles et parfois même un peu méchants, ricanent, gênés ou moqueurs. Des larmes, normalement, ça perturbe, ça étonne, ça assourdit, ça chamboule ; ça fait rire parfois, ça attriste souvent.

D’abord, la première fois, ça m’a étonné que les malheureux fassent comme si de rien n’était. Ce qui m’a étonné ensuite, et plus fort encore, c’est que les autres ne réagissaient plus. Bien sûr, il y a toujours les amis qui viennent vous taper dans le dos ou vous prendre dans les bras – et alors l’enseignant que je suis est tout désemparé, parce qu’il sait qu’il devrait crier : « protocole ! » mais qu’il songe, aussi, à la santé morale de ses élèves, et qu’il n’a plus envie de priver personne de bras réconfortants. Mais les autres ne réagissent plus. Il n’y a plus ce sursaut de surprise, d’horreur, de gêne qu’on planque dans un rire, non : il n’y a plus rien.

Les enfants se sont habitués à pleurer et à voir pleurer. On avait toujours voulu les voir partageurs, et voilà que ce qu’ils partagent, c’est : le malheur.

C’est dur de faire cours, ces temps-ci, et sûrement dur d’avoir cours, aussi.

Le même petit Thomas m’avait dit que c’était dur aussi de ne plus changer de classe, de place ; qu’ils ne bougeaient déjà plus beaucoup mais que là, ils ne bougeaient plus du tout. Assignés à une place trente heures par semaine ou presque, sans l’ami qu’on retrouve en mathématiques ou l’autre dont on se fait peu à peu un ami en chimie. Il se sentait enfermé. Il étouffait.

L’autre jour, je suis allé acheter des plaquettes d’autocollants et je leur en ai distribué pour qu’ils décorent leur place et s’y sentent un tout petit peu mieux. C’était infime, bien sûr, mais tout commence par l’infime. Je suis passé entre les rangs, dépliant mes petits animaux comme un éventail. « Tu veux un petit animal pour décorer ton étiquette ? », que je leur demandais ; ça n’avait rien à voir avec les leçons très sérieuses des cahiers très propres. Lara a semblé perdre cinq ans d’un coup quand, écarquillant des yeux énormes, elle m’a pointé le dalmatien en disant : « je veux le toutou blanc » ; Delhia a ri un peu, puis a dit qu’elle voulait « la perruche », et elle était fière, elle, d’employer le mot « perruche ». Un peu plus tard, elle avait écrit au correcteur « Coca-Cola » sur sa paillasse parce que c’était le nom m’a-t-elle dit, du coco de son tonton Patoune.

J’ai pris mon temps, le leur aussi et, je vous avoue : je n’ai pas fait cours. J’ai fait du bricolage, du collage, j’ai ramené des albums qui prenaient la poussière dans ma bibliothèque et je les ai donnés aux élèves en disant : « prends ton temps, regarde les images, c’est tout ce qu’on fera aujourd’hui ». Delhia a sorti ses ciseaux pour découper proprement le porc-épic qu’avait choisi Denisa. Le petit Thomas avait encore les yeux rouges. Il a sorti des cartes Pokémon et m’a regardé d’un air timide ; j’ai acquiescé avec un air un peu chat. Il les a étalées sur sa table, en a fait une drôle de réussite absurde, et en a même donné une, à la fin, à Delhia.

Il y avait un bruit discret de vie ; comme s’il ne fallait pas casser le moment, ils en prenaient tous soin

Il y avait un bruit discret de vie ; comme s’il ne fallait pas casser le moment, ils en prenaient tous soin.

J’ai dit, presque pour me donner bonne figure, que c’était une heure de lecture silencieuse, et figurez-vous, d’ailleurs, qu’à la fin ils ont tous sorti leurs livres. J’ai mis la Pavane de Fauré, et il y a eu un moment parfait. Mes yeux à la fin étaient aussi rouges que ceux du petit Thomas, je vous avais bien dit qu’il me faisait penser à moi.

« J’ai tout une sonothèque de musique classique que je passe en classe durant les heures de lecture silencieuse : l’un de mes petits réconforts, c’est quand ils me disent : « Monsieur, vous pouvez nous mettre l’Opus 100 de Schubert ? » ou « Oh, non, pas encore Pachelbel, c’est gnangnan ». »

C’était peu mais ça avait l’air beaucoup, parce qu’à la fin, en sortant de ma salle, tous, presque en ligne, derrière la petite Delhia qui avait initié le mouvement, ils m’ont dit, presque solennellement : « merci, monsieur » et, Thomas, qui avait remonté le rebours de ses larmes, a dit : « c’était la meilleure heure de cours de ma vie ». Bien sûr, ça n’était pas vrai, mais l’intention y était.

On ne se rend pas compte de ce qu’ils vivent. Il faut dire aussi qu’on n’essaie pas.

Essayez simplement, essayez seulement, essayez s’il vous plaît, de prendre soin des enfants.

© Alexis Potschke

Professeur, Alexis Potschke est l’auteur de « Rappeler les enfants« . Seuil Editions

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2 Comments

  1. Alexis,la vieille prof que je suis vous dit Chapeau.Chez moi,mes eleves chantaient en faisant ce qu ‘on appelait des « exercices de style ».
    Soyez certains qu’ils n’oublieront pas ces moments.

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