« C’était en août 1940, racontait Dina Vierny 60 ans plus tard. Je rentrais de Portbou. Il était environ 9h du matin, on était partis vers 2h. J’avais les pieds en sang.«
Il y a à Portbou un monument intitulé Passages – Hommage à Walter Benjamin qui traverse la roche pour ouvrir sur la mer. Il a été conçu par Dani Karavan, un sculpteur israélien dont les œuvres se situent entre prière et mémoire, rendant hommage en particulier aux victimes de la déportation et à la paix (Hommage aux déportés, au camp de Gurs ; le Chemin des Droits de l’Homme à Nuremberg ; le Chemin de la Paix, à la frontière Israël-Egypte…). L’artiste répond dans la pierre aux Passagen-Werke du philosophe berlinois. Lisa Fittko assista à l’inauguration du monument à la mémoire de Walter Benjamin en 2001.
« A la sortie de Banyuls, une fois franchie la rivière argentée, le chemin traverse Puig del Mas… » Un surplomb rocheux dissimule le chemin aux yeux des douaniers. Il fallait monter jusqu’à une clairière, dépasser l’étable vide, le vieux mur rongé par la végétation, repérer le plateau aux sept pins, la colline, puis accéder à la crête d’où on avait une vue vertigineuse sur les deux côtés de la montagne. Le col est balayé par les vents.
Un an plus tôt, les troupes du général républicain Enrique Foster se bousculaient sur ce sentier de contrebandiers, fuyant la dictature franquiste. La « piste Lister », le nom lui était resté. Désormais, ce sentier s’appellerait « la route F », comme Fittko. C’est Fry qui le décida.
Dans la France muselée de Pétain, les nouvelles circulent. L’annonce de la présence d’un Américain à Marseille se répand comme une traînée de poudre dans la région, de sorte que Daniel Bénédicte, membre de la SFIO, et Albert Hirschman, un membre des jeunesses socialistes qui a fui Berlin en 1933, viennent rapidement le rejoindre. Avec eux, Varian Fry va former une équipe efficace.
Ils vont recruter d’autres employés, en excluant néanmoins les communistes qui ne sont pas en odeur de sainteté auprès du reste de la gauche. La guerre civile espagnole pourrait à elle seule expliquer cette défiance de la part d’un ancien membre des Brigades internationales (Hirschman) et d’un soutien aux républicains espagnols (Fry). En outre, avec le pacte germano-soviétique signé à la veille de la guerre, Staline avait donné le feu vert à Hitler en Europe, et planté un couteau dans le dos des antifascistes.
Le suicide plutôt que la Gestapo
Quand Fry débarque à Marseille, la situation dans la France de Vichy est tragique. Chez les réfugiés, les suicides se succèdent. En juillet, Carl Einstein avait sauté du pont dans le gave de Pau, préférant se noyer plutôt que de tomber entre les mains de la Gestapo. La nouvelle avait vite circulé. Anarchiste, ancien des Brigades internationales, ami de Braque et de Picasso, cet historien de l’art avait publié en 1915 La Sculpture nègre, qui avait ouvert les yeux de l’Europe sur l’art africain. Puis en septembre, on apprit que Walter Benjamin s’était également suicidé en arrivant à Portbou.
Tous deux internés dans des camps pour « indésirables » (Vernuche pour l’un, probablement Bassens pour l’autre) par la France avant même l’arrivée des forces allemandes qu’ils combattaient, tous les deux exclus, acculés et condamnés parce que juifs, n’ayant d’autre issue que la mort, ils avaient usé de leur dernière liberté en choisissant le lieu et le moment de quitter la vie : seuls, inatteignables parce que, à l’instant ultime, hors de portée des nazis.
La traversée des Pyrénées
Il serait faux de croire que le suicide de Walter Benjamin est un acte « esthétique ». Il ne souhaitait pas mourir. Il suffit pour s’en convaincre de lire les lettres (1) qu’il a adressées à son entourage dans les derniers mois. Sa correspondance dit de façon éloquente à quel point, un mois plus tôt encore, il était résolu à vivre, capable de rechercher de l’aide.
Il multipliait dans ses lettres les encouragements à ses amis sans perdre sa lucidité, signant tantôt « Detlef », tantôt « Walter » ou de son nom complet. Début août, il se réjouissait que son visa américain l’attende au consulat de Marseille, mais sans visa de sortie, il ne put s’en servir. Dans une ultime lettre « à un anonyme », non datée, il fait référence à la liste des noms du « Centre américain » dont il est convaincu de faire partie.
Mais à 48 ans, cardiaque, ce grand voyageur savait que Saint-Domingue ou La Havane étaient désormais hors de portée, alors que l’Espagne représentait un dernier espoir. Il décida de suivre Lisa Fittko, qu’il connaissait, pour traverser les Pyrénées. Comme Hannah Arendt et son mari Heinrich Blücher refusaient de se joindre à lui, il leur confia deux exemplaires de ses Thèses sur le concept d’histoire, et quitta Marseille fin septembre avec la photographe Henny Gurland qui tentait également de rejoindre l’Amérique avec son fils Joseph (José), 16 ans.
Fin de parcours
Le petit groupe d’exilés retrouva à la gare de Banyuls Lisa Fittko (2), à laquelle le maire SFIO de Banyuls avait montré le chemin. Comme ils devaient partir au point du jour, le lendemain, à l’heure où les vendangeurs vont dans les vignes, elle leur proposa d’aller en repérage. Il mirent trois heures pour parcourir un tiers du chemin, et quand elle voulut redescendre au village, Benjamin refusa de bouger. Il préférait passer la nuit dans la clairière. Elle n’aurait qu’à le reprendre au passage le lendemain.
En effet, le lendemain, ils achevèrent péniblement la montée et passèrent en Espagne. Ils arrivèrent au pied de la montagne en fin de journée. Pour finir, le trajet leur avait pris trois fois plus temps que la normale, Benjamin s’arrêtant tous les dix pas pour reprendre son souffle.
Cependant, la police de Franco voulut le refouler car il lui manquait un cachet de sortie du territoire français qui était désormais refusé aux apatrides. Il fut néanmoins autorisé à passer la nuit dans une pension du petit port, sous surveillance policière, avant de rebrousser chemin.
Au matin, Walter Benjamin s’était donné la mort.
Visiblement exténué, le philosophe avait puisé dans ses dernières forces pour tenter de mettre en sécurité son manuscrit « plus précieux que sa vie », disait-il, avant de prendre la dose de morphine qu’il gardait sur lui. Depuis longtemps, il ne faisait aucun mystère de l’usage qu’il comptait en faire. Il en avait même proposé à Arthur Koestler au cours d’une de leurs parties de cartes, rue Dombasle à Paris.
Son précieux manuscrit ne fut jamais retrouvé. On suppose qu’il s’agissait de l’original de ses Thèses sur le concept d’histoire, dont il existe plusieurs variantes.
Lisa, un guide pour échapper à la mort
Quand ils apprennent qu’une jeune Allemande a conduit Walter Benjamin à travers les Pyrénées, Albert Hirschman et Varian Fry prennent contact avec le couple et lui fixent un rendez-vous un jour de septembre dans un bistrot du Vieux-Port. C’est Lisa Fittko, née Elizabeth Ekstein, qui milite depuis son adolescence. Réfugiée à Prague, elle a rencontré Hans, son mari, un journaliste berlinois qui aide les syndicalistes à fuir vers la Suisse ou la France.
Il est convenu qu’il y aura en moyenne deux traversées par semaine (ce sera souvent trois), et ils acceptent aussi de faire passer des soldats anglais, en dépit de leurs réticences (ce n’est pas « leur » combat). Ce sera parfois un rythme éprouvant pour Lisa qui opère généralement seule. En échange, le Centre américain de Secours assumera les frais, et surtout, Varian Fry s’engage à leur fournir des visas pour l’Amérique.
Il tint parole. En novembre 1941, Hans et Lisa Fittko débarquèrent à Cuba. Ils vécurent à La Havane jusqu’en 1948, puis s’installèrent à Chicago.
Walter Meyerhof, le fils du prix Nobel
De son vivant, Lisa Fittko était une référence. Dans son autobiographie, elle mentionne, attendrie, leur « adjoint fraîchement embauché, le jeune Meyerhof, dix-huit ans, le fils du physiologiste. » Walter n’a pas encore tous ses papiers, mais il déborde de zèle, précise-t-elle. Comme il a une carte d’identité en règle, ce qui n’est pas le cas des Fittko, « il la tend en premier » lors du contrôle de la police des frontières dans le train, ce qui évite en l’occurrence à celui qui l’accompagne d’être contrôlé.
Le fils d’Otto Meyerhof, devenu professeur de physique nucléaire à Stanford, était né en 1922, l’année où son père avait reçu le Nobel de médecine. C’était un homme plein de gentillesse et de modestie. « C’est grâce à mon père que j’ai pu embarquer, racontait Walter. Fry a sauvé mon père, qui avait eu le prix Nobel, et ma mère, bien sûr. Et moi… j’étais un petit jeune homme timide.
Quand mes parents sont partis, j’ai habité quelque temps avec Fry et les surréalistes à la villa Air Bel, à Marseille, la villa Esper-visa, comme on disait. Mais ils m’impressionnaient avec leurs mantes religieuses sur la table, alors j’allais vite me cacher dans ma chambre, raconte-t-il en riant doucement. J’étais très jeune, ajoute-t-il en secouant la tête. » Inutile de lui parler du « Jeu de Marseille », ce tarot imaginé par les amis d’André Breton pour tuer l’angoisse par la dérision.
En revanche, Lisa n’écrit pas un mot sur Dina Vierny, le délicieux modèle de Maillol dans les années trente, qu’on imagine très bien bondissant sur les sentiers caillouteux. Elle affirme avoir découvert le fameux sentier de chèvres par lequel elle a permis à des réfugiés de rejoindre l’Espagne. « Pourquoi pas ? dit Walter Meyerhof en haussant les épaules. Le problème, c’est que Lisa Fittko n’a jamais parlé d’elle. Mais il y a un témoin. Alors pourquoi pas ? » Elle est la fille à la robe rouge, affirme-t-elle tandis que sa longue tresse noire parcourue de fils gris s’agite dans son dos. Elle n’a rencontré Fry qu’une fois, et il lui a donné une robe rouge : « Je l’ai mise, dit-elle, et puis Maillol en a fait une peinture. »
Venu d’Amérique, Michael Kaufmann confirme les propos de Dina : son père, Adam, et Ephraïm Schloss, un peintre de Riga, avaient bien rendez-vous dans un café de Banyuls avec une femme en robe rouge qui leur fit franchir la frontière. En attendant, sa mère et lui se trouvaient à Barcelone.
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(1) Dernières Lettres, de Walter Benjamin, préface de Jacques-Olivier Bégot,Payot-Rivages, 2014.
(2) Elizabeth Eckstein née le 23 août 1909 à Uzhorod en Ruthénie (alors en Autriche-Hongrie aujourd’hui en Ukraine) et morte le 12 mars 2005 à Chicago.À PROPOS DE L’AUTEUREdith est journaliste et se consacre plus particulièrement, depuis quelques années, aux questions touchant à l’antisémitisme. Blogueuse au Huffington Post et collaboratrice à Causeur, Edith est également auteur, ayant écrit notamment (avec Bernard Nantet) « Les Falasha, la tribu retrouvée » ( Payot, et en Poche) et « Les Fils de la sagesse – les Ismaéliens et l’Aga Khan » (Lattès, épuisé), traductrice (près de 200 romans traduit de l’anglais) et a contribué, entre autres, au Dictionnaire des Femmes et au Dictionnaire des intellectuels juifs depuis 1945.
Edith Ochs est journaliste et se consacre plus particulièrement, depuis quelques années, aux questions touchant à l’antisémitisme. Blogueuse au Huffington Post et collaboratrice à Causeur, Edith est également auteur, ayant écrit notamment (avec Bernard Nantet) « Les Falasha, la tribu retrouvée » ( Payot, et en Poche) et « Les Fils de la sagesse – les Ismaéliens et l’Aga Khan » (Lattès, épuisé), traductrice (près de 200 romans traduit de l’anglais) et a contribué, entre autres, au Dictionnaire des Femmes et au Dictionnaire des intellectuels juifs depuis 1945.
Blog Ops&Blog 26 février 2021
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