A Monsieur le Grand-Rabbin de France par Michel Gurfinkiel

Paris, le 7 février 2021

Monsieur le Grand-Rabbin de France,

Le 25 janvier dernier, vous avez adressé par courriel un « Message » à divers Grand-Rabbins et Rabbins, à des Présidentes et Présidents de Communauté, et à d’autres personnes – notamment, je le suppose, des membres du Conseil du Consistoire Central -, que vous qualifiez plus simplement de « Chers Amis ».

Haïm Korsia, Grand-Rabbin de France

Un « Message du Grand-Rabbin de France », acheminé sous le sceau du Consistoire Central, c’est a priori quelque chose de rare et donc de solennel. En tout cas, le simple membre du Conseil du Consistoire Central et Ami que je suis n’en a pas souvent reçu (exception faite des déclarations ou communiqués cosignés avec le président du Consistoire Central).

Je m’attendais donc à un texte particulièrement important dans l’ordre thoranique ou halakhique. Lorsque j’ai ouvert votre « Message », je n’ai rien trouvé de tel, hélas, mais menue polémique.

M. Ariel Kandel, le directeur de l’organisation francophone israélienne Studio Qualita, venait de publier une opinion sur l’aliyah des juifs français dans le journal Actualité juive. Vous en désapprouviez la teneur, ce qui est votre droit. Vous aviez fait parvenir votre propre opinion, fort différente, au même journal, ce qui peut ou ne peut pas être votre droit : car le Grand-Rabbin de France a tout de même un rang à tenir, bien au dessus d’un duel d’ op-ed. Mais ce qui est plus discutable encore, c’est que vous ayez ensuite diffusé votre texte de façon officielle, ex cathedra, par le biais de votre secrétariat. En affirmant que « beaucoup d’entre nous » partageaient votre « stupéfaction » devant le billet de M. Kandel.

M. Kandel dit assurément des choses dures sur la France, ou sur son déclin. Mais est-ce interdit à un Israélien d’origine française ? Et est-il interdit à un juif français de 2021 de partager un tel diagnostic, partiellement ou entièrement ? Au nom de quelle police de la pensée, de quel « politiquement correct » parfaitement étranger – pour le coup – aux traditions profondes de ce pays ? Tout le monde en France s’interroge actuellement sur la France, sans concession ni ménagement, de même que tout le monde en Amérique redoute ou constate un déclin américain. Pourquoi les juifs n’auraient-ils pas le droit de prendre part à de tels débats ?

M. Kandel observe que la condition juive en France, qui n’a jamais été parfaite, semble se détériorer. Là encore, consultez les médias, personne (parmi les observateurs de bonne foi) ne le nie plus : ni juif, ni gentil.
Enfin, M. Kandel conclut en donnant raison aux juifs français, nombreux, qui ont fait leur aliyah, et à ceux, non moins nombreux, qui envisagent de la faire. Il n’est pas seulement dans son rôle professionnel, comme vous le notez cavalièrement. Il est dans la droite ligne de tous ses engagements personnels puis qu’il avait fait lui-même fait ce choix dans sa jeunesse.

Michel Gurfinkiel

Je veux bien admettre que votre ardent patriotisme ait été froissé. Mais – la chose est assez étrange – vous souscrivez en fait à la plupart des propos que vous prétendez réprouver. Vous parlez longuement des réussites morales et matérielles du sionisme, de « l’amour absolu » des juifs pour Israël. Et vous énumérez tout aussi longuement les raisons que les juifs français ont eu, depuis l’an 2000, de douter de leur avenir. S’il fallait procéder à une analyse statistique de votre texte, les phrases ou paragraphes qui confirment M. Kandel l’emporteraient sur ceux qui l’infirment.

Dès lors, où voulez-vous en venir ? Pourquoi accabler un interlocuteur dont vous n’êtes pas si loin ? Que reprochez-vous réellement à M. Kandel ? Peut-être de ne pas souscrire à un narratif qui vous est cher, et qui, de l’an II à l’an Quarante, fut en effet cher à tous les Israélites français : celui d’une fusion entre le Décalogue et les Droit de l’Homme, d’un amalgame entre le messianisme biblique et le messianisme républicain, d’une assimilation qui serait en même temps une fidélité. Je suppose que ce ne sont pas seulement les grâces vintage de ce narratif qui comptent pour vous, mais que vous y voyez aussi un modèle qui pourrait, dans une France du XXIe siècle, être repris par d’autres communautés et contribuer à apaiser de graves tensions. Il est fort possible que vous en parliez autour de vous – à l’Institut, par exemple – et qu’on vous écoute attentivement.

Malheureusement, comme le suggère M. Kandel (et comme, en définitive, vous en convenez aussi) ce narratif ou ce modèle n’a pas apporté, en son temps, tout ce qu’on attendait de lui. Il n’a empêché ni l’affaire Dreyfus, ni les lois de Vichy. De telle sorte que la grande majorité des juifs français lui préfèrent aujourd’hui un narratif plus large, où s’inscrit également le sionisme. C’est peut-être contre-intuitif, mais c’est ainsi : « Dieu écrit droit sur des lignes courbes », disait Paul Claudel. Les juifs français ont découvert qu’ils étaient plus pleinement français, et plus profondément respectés par leurs concitoyens, depuis la restauration d’un Etat juif en Terre Sainte.

Vous attachez beaucoup d’importance à la chose militaire, à juste titre. Les juifs français ont été de bons et de grands soldats français tout au long des XIXe et XXe siècle ; et ce sont des ingénieurs juifs qui, souvent, ont forgé les meilleures des armes françaises, notamment dans l’aviation et la marine. Mais on a longtemps persisté, ce nonobstant, à douter de leurs capacités guerrières ou de leur loyauté. C’est la saga de Tsahal, à partir de 1948, qui a rendu son plein honneur sur ce plan, ou son plein prestige, au peuple juif tout entier et aux juifs français en particulier.

De même, vous le savez ou devriez le savoir, les efforts du Rabbinat dit concordataire, ou post-concordataire, n’ont pu empêcher, jusqu’aux années 1950, un dépérissement du judaïsme en tant que religion. C’est Israël, à travers la résurrection de l’hébreu et le retour à l’Etude, qui nous a rendus à notre foi. Et qui a accru notre légitimité, notre éclat, parmi les familles spirituelles françaises.

Je suis sûr, Monsieur le Grand-Rabbin de France, que vous voudrez remonter de l’arène où vous n’auriez pas du descendre, et employer vos talents, qui sont grands, à la défense et illustration du judaïsme traditionnel de notre pays et de Klal-Israël. Il vous faudra aussi, à cette fin, empêcher tels ou tels de vos amis de mal vous défendre en attaquant urbi et orbi le rabbin Mickaël Journo, qui a voulu s’exprimer à sa manière sur l’affaire Kandel. Sans quoi vous n’empêcherez pas nombre de juifs français d’attribuer d’autres motivations, infiniment plus prosaïques, à votre indignation et à la leur. Ce qui n’est pas ni ne saurait être.

Veuillez agréer, Monsieur le Grand-Rabbin de France, et cher Ami, l’assurance de mon profond respect.

Michel Gurfinkiel
Administrateur du Consistoire Central
Administrateur du Consistoire de Paris

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5 Comments

  1. L’intérêt de Korsia n’est pas d’encourager la Aliyah, ni d’ailleurs le départ des Juifs français ou que ce soit, car ceci vide les communautés de leurs substance et lui, de sa fonction… Normal.

    L’intérêt d’Ariel Kandel, préposé salarié de la Aliyah francophone, est diamétralement opposé. Toujours normal.

    Les deux habillent leur discorde intéressée dans un accoutrement idéologique. C’est le jeu.

    Tout ça avait sa place dans « Actualité Juives », mais pas au-delà. .
    Le tort de Korsia était de donner à la discorde une caisse de résonance « officielle » du haut de sa position de Grand Rabbin de France.
    Une occasion perdue de se taire.

  2. Suite aux écrits de Ariel Kandel ds Actu J, la réponse du GRF Korsia et la re-réponse de Gabriel Lévy, j’ai une petite réflexion sur une question sémantique : juif français ou français juif ?
    Pour vendre leurs magazines, il y avait souvent en couverture de l’Express ou du Point : situation de juifs de France.
    Cette appellation a été combattue par le CRIF et maintenant c’est français juifs.
    Cette appellation est en phase avec le GRF : nous sommes dans la république française, nous avons 100% des droits et devons être protégés et respectés.
    C’était aussi ma position pendant des années.

    Mais depuis une dizaine d’années, grâce aux enfants et à des cours de pensée dati leumi, et définitivement depuis mon alya, je suis un juif français en plus d’être israélien.
    Je comprends la position de Gabriel Lévy : notre place est ici.
    Il faut le dire et le témoigner. Comme disait mon 1er maître Dany Auswaks zal, « chaque homme est un témoignage ».
    Donc, à mon niveau, humblement, j’essaie de faire évoluer mes amis « français juifs » vers une prise de conscience qu’il faut construire notre chez-nous.
    Que c’est bien ici, que l’on y est heureux.
    C’est pas parfait, mais on est à la maison.

  3. Il y a quelques semaines,le grand rabbin Korchia etait l invite de l emission religieuse de France 2
    Il a fait la promotion de son livre qui ne parlait pas du tout de judaisme mais de son amour de la republique (  » je suis amoureux de la republique »)
    C etait deplace et surrealiste

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