Lorsque Daniel Farhi écrivait pour TJ. « Des noms qui ne s’effacent jamais »

Alors qu’une énième polémique occupe les internautes autour des Stolpersteine (pluriel du mot allemand Stolperstein et signifiant « pierres d’achoppement », c’est-à-dire les « pierres sur lesquelles on trébuche ») et des différentes formes que peut revêtir la mémoire des victimes de la Shoah, j’ai souhaité y associer une autre expression de cette mémoire qui ne concerne pas que cette terrible période du nazisme, mais plus généralement la persistance des morts parmi les vivants.

Je veux parler de Facebook ; mais avant de m’en expliquer, je veux revenir sur ces « pierres d’achoppement » qui portent si bien leur nom puisqu’elles divisent leurs partisans et leurs opposants.

Saviez-vous qu’avant la Shoah en Allemagne, lorsqu’un non-Juif trébuchait sur une pierre ou sur un monticule de gazon, un ancien dicton lui faisait dire : « Il y a un Juif enterré ici » ? Les Stolpersteine sont une création de l’artiste berlinois Gunter Demnig. Ce sont des pavés de béton ou de métal de dix centimètres de côté enfoncés dans le sol. La face supérieure, affleurante, est recouverte d’une plaque en laiton qui honore la mémoire d’une victime du nazisme. Chaque cube rappelle la mémoire d’une personne déportée dans un camp de concentration ou dans un centre d’extermination parce qu’elle était Juive, Rom, communiste, Sinté (Rom), Yéniche membre de la résistance, homosexuelle, témoin de Jéhovah, chrétienne en opposition au régime nazi ou handicapée. Encastrées dans le trottoir devant le dernier domicile des victimes, plusieurs milliers de Stolpersteine ont ainsi été posées depuis 1993, principalement en Allemagne, mais aussi dans d’autres pays européens.

Concernant la communauté juive (qui n’est pas seule concernée), des voix telles que celle de Charlotte Knobloch, ancienne déportée et présidente de la communauté israélite de Bavière puis présidente du Conseil central des Juifs en Allemagne, se sont fait entendre pour dire qu’elles considéraient qu’il est humiliant que ces marques mémorielles soient à même le sol et donc susceptibles d’être piétinées.

Au Conseil de Paris, l’apposition de telles pierres a été rejetée pour des raisons identiques, et je crois savoir que Serge Klarsfeld y est également opposé.

Je n’aurai garde d’émettre un avis trop tranché sur une question diversement argumentée où les partisans de l’une ou l’autre position ne sont pas condamnables. Le Talmud, devant ce genre de décision difficile, avait coutume de dire : אלו ואלו דברי אלוהים חיים, « les uns et les autres sont (l’expression de) la parole du Dieu de vie ».

L’idée du concepteur de ces Stolpersteine était de pérenniser la mémoire des victimes du nazisme, juives ou pas. C’est, une fois de plus, comme pour les monuments de pierre ou de fer, les murs du souvenir, les édifices, les tombeaux, une manière de lutter contre l’oubli de ceux qui s’en sont allés de l’atroce façon que nous savons.

Mais, comme je le disais plus haut, il existe un autre support que la pierre ou le fer pour perpétuer, même involontairement, la mémoire des morts. Il est virtuel celui-là et nul n’a encore trouvé le moyen d’y mettre un terme. C’est bien sûr les réseaux sociaux, Facebook en tête. Ce qui m’y fait penser régulièrement, c’est le retour des anniversaires de mes amis internautes disparus. Chaque jour me livre un nombre plus ou moins important d’anniversaires à souhaiter. Il est évident que je ne le fais pas systématiquement. Ce serait d’ailleurs bien artificiel puisqu’en général je n’ai qu’une très vague idée de qui sont ces « amis ».

En revanche, je suis toujours très ému lorsqu’il m’est rappelé qu’aujourd’hui est la date anniversaire de la naissance de quelqu’un que j’ai bien connu et qui est mort depuis plusieurs années. Son nom continue de revenir régulièrement à ma mémoire défaillante, comme une valise non réclamée sur le tapis roulant des bagages d’un aéroport. Je revois son visage, son sourire ; je me remémore ses paroles, notre relation. C’est un moment que je ne partage avec personne d’autre. Et comme apparemment, personne n’a le pouvoir de fermer son compte, notre relation perdure par-delà la mort. Aujourd’hui, il (elle) aurait 30, 40, 50 ans, peut-être davantage. Que serait-il (elle) devenu(e) ? Cette mémoire-là, personne ne risque de la piétiner, aucun chien n’y viendra laisser ses déjections. Cet ami continue à vivre et vieillir à mes côtés sans que je culpabilise de ne pas lui téléphoner plus souvent, sans que je me souvienne de nos petits différends comme il en existe entre véritables amis. Nous sommes tous deux, lui mort, moi vivant, à l’abri des intempéries de l’humanité. Il ne survit que le meilleur de notre amitié.

Je redoute le jour où je ne sais quel hacker réussira à effacer les noms de nos disparus des pages virtuelles de Facebook.

Le droit à l’oubli ? Que nenni s’il s’agit de barrer des noms qui me sont chers. Et tant mieux si cette anomalie informatique perdure puisqu’après tout, elle ne blesse personne, au contraire : elle apporte d’année en année, comme le retour du printemps, un souffle de jeunesse et d’amour. Le grand rabbin Louis-Germain Lévy, fondateur en 1907 de l’Union Libérale Israélite, écrivait dans sa sublime méditation de Kippour : « La vraie mort c’est l’oubli ».

Je crois volontiers à la réalité de cette affirmation. Peut-être, après tout, que la modernité représentée par la révolution de l’informatique nous aidera aussi dans l’accomplissement de notre vie spirituelle.

Y a-t-il quelque chose de plus douloureux que de retirer un nom de notre agenda ? Eh bien, les réseaux sociaux, comme des Stolpersteine, mais non dégradables, nous disent qui ont été ceux qui ne sont plus.

Shabbath Shalom à tous et à chacun,

© Daniel Farhi

Daniel Farhi est un rabbin libéral. Il a fondé en 1977, avec Roger Benarosh et Colette Kessler le MJLF, puis, en 1981, la revue Tenou’a

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