Afek Tounès est le seul parti de droite qui montre clairement son attachement à sa philosophie de base, le libéralisme social, au moment où tous les partis de ce courant sont portés vers un centrisme anonyme, électoralement douteux et idéologiquement déficitaire.
Il ne suffit pas de vouloir la démocratie, encore faut-il savoir l’organiser. La démocratie est généralement organisée et structurée autour de partis politiques défendant des conceptions authentiques. Quand on dit que les partis sont incontournables en démocratie, on veut seulement dire par là qu’ils sont les représentants politiques de l’opinion publique, et qu’à travers eux, le peuple serait continuellement présent. Les partis devraient être là à chaque instant de la vie politique pour exprimer une ou plusieurs tendances de l’opinion. Sous réserve, bien entendu, que les dirigeants des partis ne marginalisent pas l’expression réelle de l’opinion au profit de leurs volontés personnelles ou partisanes.
Pour que les partis puissent contribuer à organiser la démocratie et à exprimer les différents courants populaires, il faudrait regarder davantage leur qualité que leur quantité. Un petit parti représenté au Parlement peut exprimer un courant politique et philosophique essentiel, alors qu’un grand parti peut se complaire avec une conception vaporeuse et brumeuse. Exprimer une conception politique ou une idéologie de manière claire, franche, non ambigüe, est une des qualités des partis. Le mérite d’Afek Tounès, pourtant un « petit parti » au sens électoral et parlementaire du terme, c’est qu’au-delà de sa présence continue sur la scène politique et parlementaire depuis la révolution, il est le seul à prétendre être un parti franchement libéral, alors que la plupart des partis laïcs ou démocrates proches de ce courant, s’évertuent à vouloir être centristes, au risque d’épuiser leur cohérence doctrinale et leur identification politique. Et ils les ont épuisées.
Trois courants politiques
On le sait, trois grands courants représentent la vie politique tunisienne sur le plan historique et culturel depuis le début du XXe siècle : le libéralisme, l’islam et la gauche. L’islam était zeitounien, congrégationniste et associatif ; aujourd’hui, il est représenté clairement et principalement sur le plan idéologique par le Mouvement Ennahdha. Plus complexe, la gauche est divisée entre partis modérés et partis protestataires, outre que tout le poids de la gauche est porté sur les épaules d’un syndicat, l’UGTT, empêchant malgré lui, de par son existence même, la constitution d’un grand parti de gauche, de tendance socialiste. L’UGTT monopolise de fait la représentation sociale des travailleurs, enclins aux revendications professionnelles ou indifférents à la politique. Le libéralisme, lui, bien que représenté par un courant intellectuel, était vicié à la base sur le plan politique, par la structure autoritaire bourguibienne, puis benaliste, plutôt unijambiste, s’appuyant sur le seul volet économique. Un libéralisme désincarné sur le plan politico-démocratique, outrageusement interventionniste, même sous le gouvernement Nouira. Après la Révolution, Nida Tounès était censé incarner le libéralisme, mais l’esprit fédérateur du mouvement et d’Essebsi le poussait à s’ouvrir sur les forces démocratiques, progressistes, syndicales, de gauche ou des indépendants. Une ouverture qui lui a permis de gagner certes les élections de 2014 au nom d’une indéterminable tunisianité menacée, mais au prix de la cohérence de ses postulats théoriques. Nida donnait l’impression d’être une nébuleuse, un rassemblement autour d’un homme et non d’une conception politique homogène. Essebsi une fois élu, puis disparu, le parti a éclaté en morceaux. Ni Machrou Tounès, ni Tahya Tounès, issus de Nida Tounès, ne sont parvenus à recoller les morceaux. Ces deux partis sont encore crées autour d’un homme, et non autour d’une doctrine politique. Quant à Qalb Tounès, ce libéral-populiste, il est créé pour servir des desseins peu politiques, inavouables, de son fondateur. Sa conception politique est à ce jour, inconnue, à supposer qu’il en a une.
Afek Tounès s’est inscrit dès sa naissance en 2011 autour de la philosophie libérale, ou plutôt du libéralisme social. Une philosophie plus adaptée aux besoins d’un pays en développement, déchiré par ses contradictions, et aux nécessités de l’époque. Ce libéralisme social est d’ailleurs enraciné dans l’histoire de la pensée politique.
Un libéralisme social enraciné
Déjà dans le passé, des auteurs comme Jeremy Bentham, Stuart Mill, Frédéric Bastiat ou Sismondi, révoltés par l’injustice et la pauvreté, étaient des libéraux proches de la philosophie socialiste, sans renier pour autant leur libéralisme originel. Plus récemment au XXe siècle, au milieu des années 40 en Italie, le libéralisme social (appelé aussi libéral-socialisme ou social-libéralisme) a été un mouvement antifasciste. Il exprimait une ligne de partage entre les vieux partisans de l’Etat libéral et les « nouveaux libéraux », qui, face au fascisme élaboreront une conception qui, tout en défendant les libertés et les idéaux politiques de l’Italie issue de la Risorgimento (unification), tendait à restreindre l’action individuelle, en introduisant des exigences morales et en distinguant la liberté politique de la liberté économique (Benedetto Croce, Guido Calogero, Aldo Capitini). Il est aussi question de « libéralisme social » en Allemagne à partir des années 1949, qu’on pourrait également rapprocher de l’ordolibéralisme apparu dans le même pays (Walter Eucken et l’Ecole de Fribourg), école qui croyait à la direction économique de l’Etat par la norme. Une pensée qui a conduit au système d’économie sociale du marché, aux « libéraux de gauche » hostiles à Bismarck. On peut également le rapprocher à la réflexion du théologien protestant libéral Friedrich Naumann (fin XIXe, début XXe) sur le libéralisme social ou aux théoriciens allemands de l’économie sociale de marché (Ludwig Erhard, Alfred Müller-Armack). Tous, Italiens et Allemands, situaient leurs théories dans le cadre d’un système de liberté, hostile au fascisme ou au nazisme, prônant le retour aux valeurs chrétiennes et éthiques et dans le cadre d’une économie de marché guidée et contrôlée.
Le libéralisme a encore évolué aujourd’hui, notamment dans les pays non anglo-saxons. Il fait siennes les exigences sociales du jour, tout en préservant son identité de base. Le libéralisme d’aujourd’hui requiert en effet un bon niveau d’équité sociale. Hier, à l’époque des Révolutions du XVIIIe siècle, l’égalité sociale signifiait qu’il n’y ait plus de différences héréditaires de conditions, et que toutes les occupations, toutes les professions, toutes les dignités soient accessibles à tous. C’était l’époque de la fondation de la citoyenneté. Cela ne suffit plus, à l’évidence, aujourd’hui sans mesures équitables, sans fiscalité progressive, sans équilibre régional, sans réduction des inégalités flagrantes de revenus et de savoir (analphabétisme), sans culture de liberté irriguant toutes les sphères sociales, sans lutte impitoyable contre la corruption, la détérioration de l’environnement et sans moralisation de la vie publique.
Le projet Afek Tounès
Le projet Afek Tounès pour la Tunisie, qui s’inscrit dans cette philosophie, est présenté dans une brochure de 61 pages à la veille des élections de la Constituante de 2011. Ce document explicite son programme et sa philosophie de base autour de quatre axes faisant écho au libéralisme social : « le citoyen au cœur du projet politique » (éducation, services culturels, santé) ; « une solidarité active » (renforcement de la société civile, économie sociale et solidaire) ; « un Etat régulateur, juste, dont l’autorité est respectée » (régime politique mixte, garant de l’équilibre des pouvoirs, services publics modernes destinés au citoyen) ; et enfin « la libre initiative économique, au cœur de la croissance et du retour à l’emploi » (ouverture économique, facilitations aux entreprises, agriculture moderne, secteur bancaire et financier ambitieux). En somme, un programme libéral, atténué par des considérations sociales incontournables dans la Tunisie inégalitaire d’aujourd’hui.
Il est vrai que depuis sa création en 2011, époque où il était dirigé par Mohamed Louzir, son premier président, Afek Tounès, n’a pas évolué de manière linéaire. Il était tenté par des alliances et des fusions vers 2011, notamment avec Al-Joumhouri. Alliance rompue deux ans après pour retrouver son autonomie. A l’ANC, en 2011, le parti était dans l’opposition, en obtenant 4 sièges avec 1,89% des voix (76 488 voix). En 2014, il fait une petite percée en obtenant 8 sièges et en obtenant 3,02% des voix (102 916 voix). Il est entré dans la coalition autour de Nida Tounès sous Essid, puis sous Chahed. En 2017, le parti critique le contenu de la loi de finances 2018 adoptée par le gouvernement. Il demande alors en conséquence à ses ministres au gouvernement de coalition de quitter le gouvernement au mois de décembre. Il faut croire aussi que le parti ne voulait pas continuer à gouverner avec les islamistes, outre qu’il ne se sentait pas associé aux véritables décisions. En janvier 2018, le parti annonce en toute logique son retrait des accords de Carthage. En 2019, il rechute électoralement en obtenant juste deux sièges avec 1,53 voix (43 892 voix). Le parti a besoin aujourd’hui de se reconstruire pour remonter la pente. Le 19 décembre 2020, Yassine Brahim démissionne de la présidence du parti. La nouvelle recrue Fadhel Abdelkefi, apprécié par l’opinion, ancien ministre, proche de Qalb Tounès dans un passé récent, est intronisé président du parti aussitôt qu’il y a adhéré. Cela veut dire qu’il est venu au parti pour être président. L’essentiel pour le parti est que Abdelkefi soit un libéral de par son identité et de par ses fonctions : un chef d’entreprise ou un financier. Les élections se préparent tôt, les ouvertures aussi.
Il est bon de rappeler qu’un parti qui patiente pour accéder au pouvoir, qui est soucieux d’abord de son implantation territoriale et sociologique dans le pays, qui cherche à s’agrandir, tout en gagnant en crédibilité, doit aspirer à le faire à partir de ses racines idéologiques et politiques, pas à partir du néant ou d’un discours nébuleux, ou sur la base des ambitions pressantes des hommes qui le dirigent. Ce sont, dans ce cas, les autres partis qui chercheraient à se rapprocher de lui en vue de constituer des coalitions, pas l’inverse. L’identité philosophique du parti est la base de son identité politique et de sa percée électorale. Ennahdha a accédé au pouvoir en 2011 en vertu de son référent identitaire, il a fait sa métamorphose pragmatique par la suite.
La Tunisie a certainement des potentialités libérales exploitables par un parti libéral : un pays méditerranéen vieux de 3000 ans, d’ouverture et d’échange ; carrefour de civilisations ; une mentalité de commerçants de ses habitants (origine phénicienne) ; une élite progressiste et moderniste, qui a expérimenté quelques pratiques libérales et laïques ; une éducation rationnelle (en recul). Le pays a encore besoin aujourd’hui d’approfondir sa vocation libérale dans le sens civilisationnel du terme. La société et les individus continuent, malgré la démocratisation du pays, de subir des pesanteurs d’ordre religieux, culturel, politique, social, économique. Il y a d’autres libérations à poursuivre, pour que les individus et les groupes sociaux puissent accéder à ce qu’un libéral, Destutt de Tracy, appelait « la démocratie de la raison éclairée ».
Source: Le Courrier de l’Atlas. 2 janvier 2021
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