Ce droit si merveilleux d’emmerder Dieu
Au cinquième et dernier jour des plaidoiries interrompues parfois par les contestations, crachats et autre toux du principal accusé Ali Riza Polat, après que Marie-Laure Barré, Raphaëlle Hennemann et Nathalie Senyk prirent la parole au nom des familles et victimes de Charlie Hebdo, le silence se fit lors du plaidoyer de Me Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo, qui, évoquant un procès épique, tragique, mouvementé, parfois romanesque, déclenchant la fureur du monde, de la Turquie au Pakistan en passant par l’Afghanistan, allait appeler à ne pas renoncer à ce droit si merveilleux d’emmerder Dieu !
« Le temps qui passe, les défauts d’une ordonnance, les insuffisances aussi. Tout cela ne peut rien changer à la profondeur de notre chagrin. Les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher ont un sens qui dépasse les actes commis : ils ont un sens politique, idéologique, métaphysique. Ils convergent vers le même objectif. Quand Coulibaly tue des juifs, il ne tue pas que des juifs, il tue l’Autre. Charlie Hebdo c’est l’Autre. L’Autre libre, libertaire, qui s’exprime librement et qui se rit des fanatiques. Comment faire dans une cour d’assises quand je sais bien que l’objet c’est d’analyser des faits et pas forcément de protéger la liberté et la diversité. Je crois qu’il faut accepter qu’il y ait deux procès en un. Ces crimes ne sont pas que des crimes comme d’autres et ce procès ne peut pas être qu’un procès comme un autre. Il doit assumer sa dimension symbolique. Et rien dans le code de procédure pénale n’empêche une cour d’assises de prendre en compte cette dimension symbolique. Vous avez un espace de liberté dans la motivation de votre avis. Je veux plaider pour aujourd’hui, pas pour demain. Pas pour les historiens ou le futur. Parce que le futur c’est virtuel. C’est à nous de crier, de chanter, de parler pour couvrir de nos voix le son hideux des kalachnikovs. C’est à nous et à personne d’autre de nous battre pour rester libre. Mais encore faut-il pouvoir le faire sans être abattu par des kalachnikov. Pendant ce procès un enseignant a été coupé en deux, pardon pour ces mots si horribles. Ces terroristes nous disent : vos cours d’assises, vos lois, on n’en a rien à faire. Ils nous disent avec un hachoir et un couteau, on fera plier 60 millions d’habitants. Et la question c’est de savoir ce que nous leur répondons. Alors certains disent et je le lis tous les jours : il faut arrêter les caricatures. Comment peut-on penser cela avec une once d’honnêteté intellectuelle ? On pourra abandonner tout ce que l’on veut. Ils continueront à nous tuer jusqu’à ce qu’ils nous transforment en poisson rouge tournant en rond dans un bocal. Ils continueront à nous tuer parce qu’ils détestent nos libertés. Pendant ce procès, nous avons reçu des milliers de menaces à Charlie Hebdo. Et pire encore, mais je ne peux pas vous en parler. Et nos vies sont devenues bien difficiles. Et elles le deviendront encore plus après. Alors qu’au moins ça serve à quelque chose. Ils veulent nous terroriser et nous faire peur. Et il faut leur répondre. Alors comment en est-on arrivé là ? Qu’est-ce qui se joue dans cette drôle de guerre qui oppose des dessinateurs à des fanatiques avec des armes de guerre ? »
« L’histoire que je vais vous raconter c’est notre histoire. Et c’est aussi l’histoire, messieurs, qui vous a amenés dans ces boxes. […] Le monde a cédé devant l’obscurantisme et ceux qui détestent les libertés ont gagné. Ils ont senti le sang de nos démocraties et ça leur a donné de l’appétit. L’histoire du blasphème en France commence en 1740 et Cabu en est l’héritier. Il aurait adoré être là parce qu’il aimait tellement dessiner les procès. Cabu qui caricaturait toutes les institutions, en particulier l’armée. Nous sommes en 1740. Une dizaine d’hommes ont changé le monde. On les a appelés les encyclopédistes. Ils ont changé le monde parce qu’ils ont décidé de le regarder sans Dieu.
“On n’a pas le choix. On ne peut pas renoncer à la libre critique des religions. On ne peut pas renoncer aux caricatures de Mahomet. Ce serait renoncer à notre histoire, à l’esprit critique, à l’égalité des hommes et des femmes, à l’égalité pour les homosexuels. Ce serait renoncer à la liberté humaine pour vivre enchaînés. Ce serait renoncer à la liberté d’emmerder Dieu, monsieur le président. Et ça Cabu, tout gentil qu’il était, n’y aurait jamais renoncé. Et nous n’y renoncerons jamais. Jamais ! Jamais ! Le combat de Charlie Hebdo c’est aussi un combat pour la banalisation de l’islam. Un combat pour qu’on regarde cette religion comme une autre. Et en faire une exception serait le pire service qu’on pourrait lui rendre. Ceux qui souillent l’humanité ce sont ceux qui tuent les innocents. Ceux qui enferment de pauvres blasphémateurs. Ce qui souille l’humanité c’est cette absence de doute. C’est ce puissant venin de l’idéologie victimaire qui transforme des êtres humains en machines à tuer. Ce dont on veut nous priver c’est de critiquer le fanatisme religieux. Et ça ce n’est pas possible. L’ancêtre de Charlie Hebdo c’était Hara Kiri. Le slogan de ce journal c’était : « Si tu ne peux pas l’acheter, vole-le« . Voilà ce qu’était l’ancêtre de Charlie Hebdo. Le premier numéro de Charlie Hebdo va être consacré à la censure. C’est l’ADN de ce journal. Nous ne pouvons pas abandonner ce combat-là. La libre critique des religions. Pas des hommes croyants. Ça c’est du racisme ou de l’antisémitisme. Mais la libre critique des idées, des croyances. C’est essentiel sinon on sombre dans l’obscurantisme. Ce journal continue à vivre monsieur le président. Il vit dans un bunker, mais il vit. Il vit entouré de policiers, mais il vit. Il vit sous les menaces. Il vit après une année 2015 dont je ne peux même pas vous parler tant elle a été douloureuse. On ne peut pas tuer une idée. Ils pourraient tous nous tuer, ça ne servirait plus à rien. Parce que Charlie est devenu une idée. Ça ne sert à rien de continuer à essayer. Parce qu’ils en ont fait un symbole. C’est le combat éternel de la barbarie contre la civilisation. La civilisation n’est pas coupable. Les caricatures ne sont pas coupables. Ce qui est coupable, c’est la barbarie et rien d’autre.
Je ne me prononcerai pas sur la culpabilité des hommes qui sont dans ces boxes. Mais pour moi, ceux qui ont connu Coulibaly ont tous commis un crime : un crime d’indifférence. Ils savaient qu’il avait été poursuivi pour terrorisme. Ils savaient qu’il était violent. Monsieur Coulibaly parlait à qui voulait l’entendre de la persécution des musulmans dans le monde. Il était obsessionnellement antisémite. Et ça se voyait forcément. Et vous avez forcément dû le voir. Vous n’avez pas pu ne pas voir que cet individu dangereux qu’il était aussi obsessionnellement antisémite. Et pourtant chacun à votre tour vous l’avez aidé. Avec un tout petit peu de morale, de prudence et d’intelligence, tous les voyants étaient au rouge. Or, de la morale, de la prudence, de l’intelligence ils en ont. Je trouve qu’ils en ont. Monsieur Polat qui connait son dossier par cœur, qui voit les failles. C’est monsieur Prévost qui nous livre un bout de vérité. Il nous dit : « on ne se pose pas de questions« . C’est ça. Mais à un moment, ne pas se poser de questions, ça pose un problème. Et peut-être que ceux qui sont morts ne le seraient pas. »
Les religions sont le pire et le meilleur, elles ont structuré l’humanité et lui ont donné un million de morts. Et ne pas vouloir voir ça c’est ne pas vouloir voir notre part sombre à chacun.
La haine a été nourrie à plusieurs étapes. Ces personnes savent-elles que depuis 1992, Charlie Hebdo est de tous les combats antiracistes ? Ces personnes savent-elles que renoncer à cette liberté d’expression reviendrait à plonger dans le désespoir des millions de musulmans de par le monde. Alors ces trois mois ont été tragiques, difficiles. Autant que ça serve pour que nous ne perdions pas nos rêves, nos idéaux, que nous ne tournions pas le dos à notre histoire. Que nous ne soyons pas la génération qui aurait abandonné notre histoire. Mes derniers mots seront pour Charb. Et j’ai tenu à ce que Denise et Michel soient présents parce que je tenais à leur dire que leur fils était magique. Et que quand on en a marre, quand on a envie d’abandonner le combat, c’est à Charb que nous pensons. Charlie vivra ! »
Richard Malka plaida vendredi 4 décembre devant la Cour d’Assises
Ci-dessous, voici l’intégralité de la plaidoirie… car l’article n’en donne que des extraits.
_______________________________________
« Le temps qui passe, les contretemps, les renvois d’audience, les déficiences et les indécences de certains, tout cela ne peut rien changer à la profondeur de notre chagrin. Celui d’être privé de l’intelligence, du talent et de la bonté de ceux qui ne sont plus. Alors on cherche un sens. C’est le seul moyen de le supporter. Un sens à ce qui est arrivé. Un sens à ce procès.
Il a été épique, tragique, tourmenté. Il a déclenché la fureur du monde. Il a été ponctué d’attentats. Il nous a livré la parole bouleversante des victimes et nous a perdus dans les tentatives d’explication des accusés. Son sens c’est évidemment, et d’abord, de juger ces accusés. C’est de démontrer que le droit prime la force. Tout cela est déjà énorme, et dans n’importe quel procès ce serait suffisant. Mais pas là. Pas au regard des crimes commis. Les attentats de l’Hyper Cacher et de Charlie ne sont pas que des crimes. Ils ont une portée politique, philosophique, métaphysique. Ils convergent vers la même idée, ils ont le même but. Quand Coulibaly tue des juifs, il ne tue pas que des juifs, il tue l’autre. Charlie Hebdo aussi, c’est l’autre. Le sens de ces crimes, c’est l’annihilation de l’autre, de la différence. Si l’on ne répond pas à cela, on se sera arrêté en chemin.
Cette cour n’a pas pour objet de protéger la liberté et l’altérité. Mais de la même façon que vous avez organisé ce procès en deux temps, celui des victimes et celui des accusés, il faut accepter qu’il y ait deux procès en un. Celui des accusés et celui des idées que l’on a voulu assassiner. Ces fameuses valeurs républicaines ébranlées. Ces crimes ne sont pas des crimes comme les autres et ce procès ne peut pas être un procès comme un autre. Il doit tenir compte de sa dimension symbolique. Et mon rôle, comme avocat de la personne morale Charlie Hebdo sera de m’attacher à ce second volet.
Je ne plaide pas pour l’histoire. Je n’en ai rien à faire, de l’histoire. Je veux plaider pour aujourd’hui, pas pour demain. Pour les hommes d’ici et maintenant, pas pour les historiens du futur. Le futur, c’est comme le ciel, c’est virtuel. C’est à nous, et à nous seuls, qu’il revient de s’engager, de réfléchir, et parfois de prendre des risques pour rester libres d’être ce que nous voulons. C’est à nous, et à personne d’autre, de trouver les mots, de les prononcer pour recouvrir le son des couteaux sous nos gorges. A nous de rire, de dessiner, de jouir de nos libertés, face à des fanatiques qui voudront nous imposer leur monde de névroses et de frustrations. C’est à nous de nous battre pour rester libres. C’est ça qui se joue aujourd’hui.
Rester libre, cela implique de pouvoir dire ce que l’on veut des croyances sans être menacé de mort, abattu par des kalachnikovs ou décapité. Or, ce n’est plus le cas aujourd’hui dans notre pays. Pendant ce procès, un enseignant a été coupé en deux. Pendant ce procès, on a tué dans une basilique. On a atrocement blessé rue Nicolas-Appert. On a menacé dans plusieurs communiqués, dont un d’Al-Qaida.
Le message de ces terroristes est clair. Ils nous disent : vos mots, vos indignations ne servent à rien. On continuera à vous tuer. Vos juges, vos procès, sont indifférents. Vos lois sont des blagues, nous ne répondrons qu’à celles du Ciel. Ils nous disent de renoncer à la liberté parce qu’un couteau et un hachoir seront plus forts que 67 millions de Français, une armée et une police. C’est l’arme de la peur pour nous faire abandonner un mode de vie construit au fil des siècles. Et évidemment, ça ne s’arrêtera pas aux caricatures, ni même à la liberté d’expression. Ils détestent nos libertés. Ils ne s’arrêteront pas, parce que nous sommes un des rares peuples au monde à être porteur d’un universalisme qui s’oppose au leur.
Qu’est-ce que cette nouvelle guerre qui oppose des dessinateurs avec leurs crayons, des enseignants avec leur tableau, à des fanatiques armés de kalachnikovs ou d’ustensiles de boucherie ? Par quel enchevêtrement d’idées, de discours et d’errements en est-on arrivé à ce que, pour la première fois dans le monde occidental depuis la fin de la guerre, un journal soit décimé, avant de devoir se retrancher dans un bunker à l’adresse secrète ? Qui a nourri le crocodile en espérant être le dernier à être mangé ? Parce que c’est toujours la même chose : quand on est confronté à la peur, certains choisissent de pactiser.
L’histoire que je vais vous raconter est notre histoire à tous. C’est en partie, Messieurs, celle qui vous a amenés dans ces box, alors j’espère qu’elle va vous intéresser.
Le compte à rebours s’est déclenché à Amsterdam le 2 novembre 2004. Theo Van Gogh était un journaliste et un réalisateur pas sympathique. En 2004, il réalise Submission pour dénoncer la soumission des femmes dans l’islam. Le 2 novembre 2004, il est abattu dans une rue d’Amsterdam de huit balles dans le corps par un jeune islamiste de tendance takfiriste [une sous-branche du salafisme]. Ensuite il est égorgé, et on lui plante deux poignards dans le torse. Sur l’un de ces poignards, un petit mot de menaces de mort contre les juifs. C’est la matrice de 2015 et de ses deux obsessions : la liberté d’expression et l’antisémitisme.
A la suite de cet assassinat, un autre écrivain, danois cette fois, Kare Bluitgen, veut écrire un livre sur la vie de Mahomet dans un souci pédagogique à destination de la jeunesse. Il cherche un illustrateur. Tout le monde refuse. La peur a déjà gagné. Alors, le 17 septembre 2005, il écrit dans un journal pour dénoncer l’autocensure dès qu’il s’agit de l’islam. Flemming Rose, rédacteur en chef des pages culture du Jyllands-Posten, un journal de centre droit qui serait l’équivalent chez nous du Figaro, va demander au syndicat des caricaturistes danois comment il représente Mahomet. Le 30 septembre 2005, ces caricatures sont publiées. Pendant deux mois, il ne se passe pas grand-chose.
Cette affaire ne va prendre sa véritable ampleur qu’à raison d’une escroquerie à la religion. Elle a été commise par des imams danois de la mouvance des Frères musulmans, essentiellement des salafistes. En décembre 2005, ces imams partent faire le tour des capitales arabes. pour mobiliser les Etats musulmans contre ces méchants danois islamophobes. Et pour le prouver, ils constituent un dossier, comprenant les caricatures. Ce dossier, on l’a récupéré.
Le problème, c’est que dans ce dossier, ils ont ajouté trois dessins qui n’y figuraient pas. Deux d’entre eux viennent d’un site de fous furieux, des suprémacistes blancs américains. Un autre vient de France, il n’a rien à voir avec l’islam, c’est un dessin sur la Fête du cochon à Tulle en Corrèze. Et les imams disent : « Voilà comment on représente l’islam en Occident. » Et alors là évidemment, sur le fondement de cette supercherie, de cette mystification, le monde s’embrase. Et il y a des manifestations, des morts, des drapeaux brûlés. Ils ont allumé le feu et ils nous traitent d’incendiaires ? Alors oui, c’est dur d’être aimé par des cons d’intégristes mais c’est encore plus triste d’être instrumentalisé par des escrocs !
Puis vient le temps de la récupération politique. En janvier 2006, la très officielle Organisation de la conférence islamique, qui regroupe 57 pays, va saisir l’ONU et lui demander d’obliger tous les pays du monde à interdire la critique des religions. Voilà comment une escroquerie va tenter d’obtenir une modification du droit mondial sur la liberté d’expression !
Et c’est là que l’on va commencer à nourrir le crocodile. Le 3 février 2006, le cheikh Al-Qaradawi, guide spirituel des Frères musulmans, déclare un « Jour de la colère ». Le même jour, Jacques Chirac, Bill Clinton et le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, déclarent que « les journaux ayant contribué à diffuser les caricatures ont fait un usage abusif de la liberté de parole » et font appel à plus de respect envers les sentiments religieux
On en est arrivé là : le monde a cédé devant l’obscurantisme, la vérité a été recouverte par le mensonge. Et ceux qui détestent nos libertés ont senti le sang de nos démocraties et ça leur a donné de l’appétit. L’opération d’Al-Qaradawi a parfaitement réussi.
Cette histoire des caricatures, il faut la connaître. Il faut la répéter, il faut l’enseigner. [Le premier ministre canadien] Justin Trudeau connaît-il cette histoire, lui qui nous donne des leçons d’accommodements raisonnables pendant ce procès ? Le président [turc, Recep Tayyip] Erdogan, qui nous fait des leçons d’antiracisme, connaît-il cette histoire ? Savent-ils que tout cela n’a pas été commis par nous ?
Mais la machine va se gripper. La machination politique ne va pas aller jusqu’au bout. France Soir va publier ces caricatures en France, son directeur [Jacques Lefranc] sera immédiatement limogé et Charlie Hebdo va reprendre ces caricatures et les publier par solidarité. En 2007, nous sommes poursuivis par l’UOIF [Union des organisations islamiques de France] et la mosquée de Paris, nous gagnons le procès. On croyait qu’on avait gagné. En fait, on n’avait rien gagné du tout.
Il faut encore savoir quelque chose. Le monde entier pense que le procès des caricatures a eu lieu en France. Le premier procès, il a eu lieu au Danemark, avec le même résultat. Mais il n’a intéressé personne. Et pourquoi ? Parce que la France a une histoire particulière. Parce que c’est le premier pays au monde à avoir banni le blasphème du code pénal. C’était en 1791. La même année que le décret sur l’égalité des juifs. Je ne sais pas pourquoi, mais ces deux questions sont toujours liées, pour le pire et pour le meilleur.
Alors l’histoire du blasphème en France, je vais vous la raconter.
En 1789, la liberté d’expression est proclamée comme un des droits les plus précieux de l’homme. Deux ans plus tard, on sort le blasphème du code pénal. En 1881, on vote la grande loi sur la liberté de la presse. Les débats font rage à l’Assemblée et c’est frappant de constater à quel point ils se focalisent sur ceux d’aujourd’hui : le dessin et la religion. C’est comme si Charlie Hebdo existait déjà ! « Dieu se défendra bien lui-même, il n’a pas besoin pour cela de la Chambre des députés ! », répond Clemenceau à l’évêque d’Angers qui invoque la blessure des catholiques outragés.
Alors vous voyez, on n’a pas le choix. Renoncer à la libre critique des religions, renoncer aux caricatures de Mahomet, ce serait renoncer à notre histoire, à l’Encyclopédie, aux grandes lois de la République. Renoncer à enseigner que l’homme descend du singe et pas d’un songe. Renoncer à l’égalité pour les femmes, qui ne sont pas la moitié des hommes, à l’égalité pour les homosexuels, alors que, bizarrement, dans 72 pays au monde, les mêmes ou à peu près que ceux qui ont encore une législation contre le blasphème, l’homosexualité est encore une abomination.
Ce serait renoncer à l’indomptable liberté humaine pour vivre enchaîné. Ce serait renoncer à ce droit si merveilleux d’emmerder Dieu, monsieur le président. Charlie Hebdo ne peut pas y renoncer, et nous n’y renoncerons jamais, jamais, jamais. C’est ça, Charlie Hebdo. C’est notre droit, il est reconnu par les tribunaux. Et au-delà de nos tribunaux nationaux, par la CEDH [Cour européenne des droits de l’homme], qui lie des centaines de millions de personnes et ne dit pas autre chose.
Mais alors comment on fait pour sortir l’islam de cela ? Il faudrait le sortir du pacte républicain ? Il faudrait dire, non, il n’y a qu’une religion qui devrait avoir un traitement de faveur, qu’on ne pourrait pas caricaturer, et ce serait l’islam ? Ce n’est pas possible. Le combat de Charlie Hebdo, c’est aussi un combat pour la banalisation de l’islam. C’est un combat pour qu’on regarde cette religion comme une autre. Qu’on la traite comme une autre. En faire une exception, c’est évidemment le pire service qu’on pourrait lui rendre. On ne peut pas sortir une religion de l’égalité. Les religions doivent faire l’objet de la satire, et pour reprendre les mots de Salman Rushdie, de « notre manque de respect intrépide ».
On nous reproche des caricatures des religions. Mais en réalité, nous n’en avons jamais fait. Ce n’est pas vrai. Toutes les caricatures dont nous avons parlé ici ne sont pas des caricatures de la religion, ce sont des caricatures du fanatisme religieux, de l’irruption de la religion dans le monde politique.
Alors j’en viens à l’histoire de Charlie, la personne morale que je représente. En 1960, nous sommes dans la France corsetée du général de Gaulle, Cavanna rencontre Choron, ils décident de créer un journal transgressif pour bousculer les mœurs, un journal essentiellement fait de dessins, c’est Hara-Kiri. Le slogan de ce journal au départ, c’est : « Si tu ne peux pas l’acheter, vole-le. ». Cabu va les rejoindre, puis Gébé, Topor, Wolinski, Reiser. En 1970, c’est l’interdiction.
Le 1er novembre, y avait eu un incendie, 146 morts dans une discothèque. Le 9 novembre, le général de Gaulle meurt. Et le 16 novembre, Hara-Kiri titre « Bal tragique à Colombey, un mort ». Ça n’a pas plus du tout au ministre de l’intérieur de l’époque, Raymond Marcellin, qui ne doit d’ailleurs sa postérité qu’à cela. Interdiction d’Hara-Kiri.
A l’époque, il existait un Charlie Mensuel, dirigé par Wolinski, il a été décidé de faire une déclinaison hebdomadaire. C’est-à-dire que le fondement de l’existence de Charlie, c’est là censure de son ancêtre. Et son premier numéro va être consacré à la censure. C’est l’ADN de ce journal.
« “Charlie Hebdo”, un symbole ! »
Arrive 1981, la gauche est au pouvoir, ce n’est plus le temps de la transgression, les ventes du journal s’effondrent, Dix ans d’interruption. 1992, sous la houlette de Philippe Val, l’équipe se reforme. Cabu, Wolinski, Gébé, Cavanna et Renaud, le chanteur, décident de relancer Charlie Hebdo, c’est la formule que vous connaissez aujourd’hui. Et je me revois rédigeant les statuts de ce journal – probablement bien mal, j’avais 23 ans. Par une triste ironie de l’histoire, ses créateurs avaient décidé d’appeler la société éditrice de ce journal, la « société Kalachnikov ».
Sous la houlette de Philippe Val, ce journal est devenu une pépinière de talents. Mélangeant les anciens et les modernes, Siné, Joann Sfar, Jul, Riad Sattouf, Catherine Meurisse, Fourest, Corcuff, Polac, Cavanna, Gébé, tant d’autres ont passé par là. C’est devenu un journal d’une richesse incroyable. Des crises, des ruptures, des psychodrames, il y en a eu tant que je ne peux pas m’en rappeler. Mais il y a un point sur lequel tout le monde était toujours d’accord : la liberté d’expression, la libre critique des religions, pas des hommes à raison de leur religion, ça, c’est autre chose, ça, c’est du racisme ou de l’antisémitisme. Mais la libre critique des idées, des opinions, des croyances.
Et puis, il y a eu l’attentat. Et ce journal continue à faire vivre ce rire, et ce journal continue à vivre. Il vit dans un bunker, mais il vit. Il vit entouré de policiers, mais il vit. Il vit avec des collaborateurs qui ne peuvent plus se déplacer avec leurs époux et leurs enfants, mais il vit. Il vit sous les menaces, il vit avec les disparus et les blessés, il vit avec les milliers de difficultés, il vit grâce à ses lecteurs, il vit grâce à cette merveilleuse banalité du bien, il vit grâce à l’aide de tous ceux, anonymes, qui viennent à son secours tous les jours, il vit aussi grâce à ceux que vous avez vus à votre barre, et qui vivent plus intensément et plus profondément que nous-mêmes.
Ils pourraient tous nous tuer, ça ne servirait plus à rien, parce que Charlie est devenu une idée. Et Charlie pourrait disparaître aujourd’hui, cette idée vivrait encore. On ne peut pas tuer une idée, c’est pas la peine d’essayer. Charlie Hebdo, vous en avez fait un symbole ! Vous en avez fait une idée ! On ne la tuera plus.
Ce procès a été un formidable accélérateur de l’histoire. Pendant ce procès, il y a un islam républicain qui a grandi dans ce pays, avec de nouvelles voix, et je pense en particulier au recteur de la [Grande] Mosquée de Paris [Chems-Eddine Hafiz], qui a été mon adversaire, puisqu’il était avocat en 2006 au moment du procès des caricatures de Mahomet, et qui développe aujourd’hui un discours magnifique et courageux qui lui vaut d’ailleurs à son tour d’être menacé. Il nous dit qu’il faut accepter le droit aux caricatures, et c’est important qu’il le dise.
Les discours politiques ne sont plus les mêmes non plus, ils ont évolué. Il y a beaucoup moins d’accusations d’islamophobie. Les choses bougent, il y a un éveil des consciences. Ce procès y aura contribué, et à ce titre-là, il aura été historique.
Alors ces trois mois ont été tragiques, difficiles, autant que cela serve. Autant que ce soit pour que nous ne perdions pas nos rêves, pour que nous ne perdions pas nos idéaux, pour que nous ne tournions pas le dos à notre histoire, pour que nous ne soyons pas la génération qui aurait abandonné l’histoire que je vous ai racontée, qui a abandonné ses rêves, ses idéaux, son rêve de liberté et de liberté d’expression. »
Merci Lydie. Nous avons toutes les plaidoiries dans leur entièreté. Et nombreuses, d’avocats moins connus, resteront dans l’Histoire.