Kamel Bencheikh. « La fraternité du malheur est la fraternité la plus rapide », écrit José Marti

Kamel Bencheikh

Le samedi 17 octobre 2020, je me suis réveillé comme dans un brouillard dense et pâteux : je n’avais pas fermé l’œil de la nuit comme on a pris l’habitude de le dire. Ce n’était pas, hélas, le premier attentat en France et ce ne sera, certainement, pas le dernier contre un innocent qui ne demandait qu’à vivre sa vie de citoyen en servant, dans la mission qui est la sienne, sa patrie et l’humanité.

Mon brouillard était épais et sombre. Tout ce qui m’entourait me précipitait vers un abîme attendu pourtant, un anéantissement de tout ce en quoi j’ai toujours cru. Samuel Paty a été décapité en plein jour, à la sortie de son collège, en pleine région parisienne !

Ce début de week-end augurait pour moi l’inconsistance du monde dans lequel nous vivions. Mon univers était en train de s’effondrer. Dès le réveil, le brouillard était là, consistant et compact. Trois cafés n’ont pas pu en venir à bout — il s’était installé dans ma tête, s’y était agrippé et ne voulait pas en sortir.

J’ai tourné en rond, le cœur lourd et la tête embrumée. J’avais l’impression d’être un puzzle qu’un coup de vent violent avait éparpillé les morceaux. Plus j’essayais d’organiser les éléments, à plat sur la table vidée de ses divers papiers, plus je dispersais les différentes parties colorées.

Ce genre de journée a tendance à se répéter inlassablement. J’espère juste que je ne suis pas le seul à subir ces éruptions de colère, ces grondements intérieurs qui se mélangent à une tristesse abyssale. L’osmose dans le chagrin, la fraternité dans la rage… Toute cette irritation rageuse revient trop souvent depuis quelque temps. Ce sont des moments pareils qui unissent l’humanité révulsée et qui lui permettent de se raccorder par la pensée autour de valeurs hautement respectables.

Envie de ne pas sortir, de ne pas m’approcher des fenêtres, de ne pas regarder l’animation de la ville, envie de mettre ma tête sous la couette et d’échapper à l’effervescence de la capitale. Quand on est anéanti, quand on est accablé à ce point, on ne peut pas cacher sa tristesse aux autres, on ne sait pas évacuer son désenchantement, on est cash, on est entier. Alors on reste chez soi à l’écart de la société.

Les hommes ne pleurent pas, m’a-t-on appris, mais moi je ne sais pas ne pas pleurer la décapitation d’un frère d’armes. L’abjection et la violence du geste m’enferment encore plus dans ma tour étanche. Je n’arrive pas à évacuer cette vision d’un hussard noir de la République dont le corps et la tête ont été séparés l’un de l’autre à quelques encablures de chez moi.

Nous sommes tous tellement accablés par ce coup de poignard dans le dos de notre contrat social. Nous pleurons la mort d’un compagnon qui ne faisait que mettre en évidence ce qui constitue l’essence même de la nation. Nous pleurons chacun de notre côté, consternés par cette douloureuse tragédie.

Nous sommes tous uniques mais ce malheur nous réunit comme si nous formions un même agrégat. Nous crions notre rage ensemble, chacun replié sur son propre cataclysme. Nous nous sommes enfermés dans nos cages pour ne pas trébucher devant la multitude. Nous ne voulons pas être envahis par la maladie de la tendresse et de la compassion, c’est une grande contagion qui se serait rendue maîtresse de nos gestes et de nos regards.

Ce meurtre est un attentat contre l’ensemble des enseignants, contre la totalité des pédagogues, contre l’intégralité des femmes et des hommes qui, jour après jour, ont pour mission de faire des enfants qui les fréquentent, des citoyens responsables. C’est un attentat contre la nation et contre l’intégralité de l’humanité.

Un attentat de plus, abject, abominable, ignoble, horrible, mais qui, quoi que l’on puisse dire, a permis à l’ensemble des citoyennes et des citoyens de mieux intégrer l’espoir que les choses peuvent changer. C’est précisément ce qui est en train de se passer. Des officines islamistes ont été déclarées illégales et dissoutes. Les mensonges sont enfin pris pour ce qu’ils sont.

Les lanceurs d’alerte sont écoutés même s’ils subissent de plus en plus de fatwas et de menaces de mort. Travailler ensemble donne de l’audace et de la détermination. Se soutenir offre une perspective et un sens au combat. L’espérance est de retour une fois que nous avons pris conscience du sens de notre action. L’espoir est dans l’implication sincère de tout un chacun dans un mouvement collectif. Le retour de l’optimisme est dans le bouillonnement des personnes qui se plient au combat commun contre l’horreur, des gens formidables qui forment la souche des héros du quotidien pour une vie digne et libre. Ce sont les bourgeons d’un monde de fraternités réciproques qui ne n’arrêtera pas de grandir.

© Kamel Bencheikh

Le Matin d’Algérie. 16 novembre 2020

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