Sarah El Haïry répond à Olivier Pérou : « La République n’est pas à la carte »

Après un dialogue houleux avec des jeunes le 22 octobre à Poitiers, la secrétaire d’État à la Jeunesse a diligenté une inspection. Elle s’explique.

Sarah El Haïry, secrétaire d’État à la Jeunesse et à l’Éducation auprès du ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports © Christophe Morin

C’était pendant les vacances de la Toussaint, le 22 octobre dernier, une semaine après l’assassinat de Samuel Paty.

Sarah El Haïry, secrétaire d’État à la Jeunesse et à l’Éducation auprès du ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, s’en va à Poitiers à la rencontre de 130 jeunes. Depuis quatre jours, ils se réunissent sous l’égide de la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France et débattent autour des religions, un thème choisi un an plus tôt, et préparent des propositions que la ministre est venue recueillir. Le dialogue est difficile, les propos des jeunes sont durs. Selon un article de La Vie, le rendez-vous fut un véritable« dialogue de sourds », mais la réalité semble ailleurs. Comment certains jeunes, encadrés par une association de renom depuis plusieurs jours, en sont venus à des positions radicales ? La ministre veut comprendre et diligente une inspection.

Olivier Pérou : Que s’est-il passé à Poitiers ?

Sarah El Haïry : Il est important pour moi de remettre de la clarté, car cette séquence a donné lieu à de nombreux commentaires et je vais être très factuelle. Nous sommes six jours après l’assassinat de Samuel Paty et au lendemain de l’hommage à la Sorbonne. Ce déplacement était prévu de longue date. Je répondais à l’invitation de la Fédération des centres sociaux de France pour débattre et échanger avec 130 jeunes âgés de 15 à 20 ans sur le thème des religions. J’arrive le jeudi et cela fait quatre jours qu’ils travaillent sous la responsabilité d’adultes, d’éducateurs diplômés. La FCSF est une structure que l’on connaît bien, qui a une longue histoire, avec qui nous travaillons bien et en confiance depuis des décennies et qui est reconnue d’utilité publique. Je sais que l’actualité va rendre les débats vifs et intéressants, et c’est bien pour cela que ma présence est alors nécessaire, en tant que ministre de la Jeunesse, en tant que ministre de la République.

Dans le contexte, dans l’actualité que nous vivons à ce moment-là, l’ambiance est grave…

Je sais que cette jeunesse a envie de s’exprimer sur l’actualité, sur le thème que ces jeunes ont choisi un an plus tôt. C’est précieux que d’échanger avec eux, avec toutes les jeunesses, ce dialogue est l’une de mes missions au quotidien. Ils sont donc ensemble depuis quatre jours, ils ont eu le temps d’échanger et de travailler sur des propositions sur les religions. J’arrive dans ce grand gymnase et on m’installe à une première table ronde avec une dizaine de jeunes. Je m’assois et j’écoute attentivement les propos de ces jeunes, et voilà ce que j’entends, voilà ce que les jeunes m’expriment très directement : certains disent qu’ils veulent « interdire le droit au blasphème », que « les journalistes sont pro-israéliens », qu’il faut « interdire aux journalistes de parler de l’islam », le « souhait de porter le voile au lycée ». Je note, j’entends ce qu’ils ont à dire et tout cela se passe calmement. Puis vient la prise de parole des élus locaux conviés, et notamment l’un d’entre eux, adjoint de l’actuelle maire EELV, Léonore Moncond’huy, qui dit que « la loi de 2014 » (comprendre celle de 2004, qui interdit dans les écoles, collèges et lycées publics le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse) est « islamophobe ». Vient mon tour et j’explique pourquoi en tant que ministre de la Jeunesse il est important et c’est mon devoir de les écouter, mais qu’à titre personnel et en tant que ministre de la République et représentante du gouvernement, je suis en désaccord avec eux. Je leur explique le sens de la laïcité, pourquoi la loi de 2004 offre un cadre pour l’exercice de la liberté de conscience à l’école, pourquoi notre État n’est pas raciste, et comment la République nous protège et permet notamment des échanges aussi francs et libres que nous avions ce jour-là.

Je cherche l’unité autour de l’hymne national mais personne ne se lève

Que répondent-ils ?

De fait, le débat est vivant. Il y a des silences, je vois les visages de chacun et je sens le monde adulte absent, comme abasourdi. Je conclus en disant qu’il est important de respecter le pacte républicain. C’est ce pacte qui nous permet de bien vivre ensemble, en continuant d’échanger pour trouver nos dénominateurs communs, en se rassemblant dans des moments d’unité, autour des valeurs de la République. Je décide alors d’entonner, avec eux, la Marseillaise, pour créer un mouvement commun. Je suis particulièrement seule. Je cherche l’unité autour de l’hymne, mais personne ne se lève, au début, personne ne chante, ce qui n’est plus le cas à la fin.

Mon devoir, ce jour-là, en tant que ministre de la République, c’est de leur expliquer en quoi leurs propos et leurs demandes n’étaient pas adaptés à notre Pacte républicain. La République n’est pas à la carte.

Nous sommes une semaine après l’assassinat de Samuel Paty et ces 130 jeunes travaillent sur ce sujet depuis quatre jours. Comment cela est-il possible ?

C’est ce point qui m’interroge. J’ai besoin de comprendre, puisqu’ils étaient encadrés par des adultes. Comment ont-ils été accompagnés ? Comment le travail pédagogique a-t-il été mené ? Comment, en plusieurs jours de travaux, en sont-ils arrivés à de tels propos sans que cela n’alerte personne ? C’est pourquoi, afin de bien comprendre le travail qui est conduit avec ces groupes de jeunes, j’ai demandé à ce que l’Inspection générale de l’Éducation, du Sport et de la Recherche réalise une inspection de la Fédération des centres sociaux, co-organisatrice de ces débats. On se donne les moyens de comprendre ce qu’il s’est passé. Ce n’est pas le thème qui est en débat, mais quels travaux ont été menés pendant ces quatre jours. Vous l’aurez bien compris, cette inspection ne remet pas en cause la liberté de parole des jeunes à laquelle je tiens particulièrement mais la manière dont ont été conduits les travaux pendant les quatre jours. Jamais je ne mettrai un filtre sur leur parole, jamais je ne la fuirai.

Craignez-vous qu’il y ait eu des manquements de la part de la FCSF ?

On ne craint rien, on ne cherche pas à accuser, mais on veut comprendre comment ces débats et ces propositions se sont construits. On aurait pu faire comme si on ne voyait rien et mettre cette séquence sous le tapis, en faisant comme si rien ne s’était passé, comme si je n’avais rien vu, rien entendu. Ce serait une faute, le début d’une compromission. Dans la période actuelle, il faut au contraire de la clarté et de la franchise pour permettre à notre jeunesse de se construire avec des repères clairs. Et c’est à nous, adultes, de donner des repères.

Les associations, notamment celles qui accueillent les jeunes, doivent-elles mieux diffuser les valeurs de la République ?

Oui ! C’est un des maillons de la chaîne de transmission des valeurs de la République, dont le premier est l’école républicaine. Et je salue l’ensemble des associations qui jouent un rôle essentiel sur le terrain. En revanche, je veux dénoncer avec force celles qui se fourvoient et mettent à mal notre pacte. Le combat pour la laïcité ne peut fonctionner que si tout le monde s’engage. C’est vraiment une responsabilité collective : les parents, l’école, les responsables associatifs, les bénévoles, les journalistes, les élus, etc. On doit tous donner les outils et les clefs à nos enfants. Le projet de loi qui sera présenté en conseil des ministres le 9 décembre qui vise à lutter contre le séparatisme sous toutes ses formes viendra conforter les valeurs de la République.

Cette séquence à Poitiers vous a-t-elle choquée ?

Non et, surtout, je ne considère pas cet échange comme vain, au contraire. Il est saisissant et il nous engage d’autant plus. Les jeunes, ce sont les adultes de demain et ne pas affronter la réalité, éviter ce genre de débats, serait une faute grave. Sur la laïcité, je refuse de mettre la poussière sous le tapis, faire bloc ça n’est pas négocier avec ce qui fait la République. Je continuerai à aller à la rencontre de ces jeunes, chaque fois que l’on m’invite, chaque fois que c’est possible, pour les écouter et dialoguer avec eux de ce qui les préoccupe, de leur avenir, de nos valeurs républicaines communes. Le pacte républicain, ce sont des droits et des devoirs et, pour nous adultes, c’est aussi une responsabilité collective vis-à-vis des jeunes.

Source: Le Point. 13 novembre 2020

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