Je veux vivre dans un pays où quand je vais prendre un petit déjeuner à la brasserie du coin, je peux tomber, en ouvrant le journal, sur une caricature qui va m’indigner, que je vais trouver de mauvais goût, voire abjecte.
Je veux pouvoir, si cela me chante, écrire à la rédaction une lettre pour m’expliquer.
La polémique c’est aussi le bonheur et le sentiment d’exister. Quand toutes choses seront réconciliées, nous serons dans la Mort.
Je prends mon café, je trempe mon croissant et soudain me voilà qui parle à mon voisin ou ma voisine pour lui dire : Vous ne trouvez pas ce dessin odieux ? N’est-il pas raciste ? Comment peut-on représenter le Christ de cette façon ! Tout est permis de nos jours, ma bonne dame ! C’est choquant. Inadmissible, etc.
Je veux vivre dans un monde où on peut se scandaliser de la libre expression d’un journal, d’un dessinateur, d’un écrivain. Je veux pouvoir être choqué dans mes convictions, si tant est que j’en aie, d’absolues.
Je veux pouvoir lire un article féroce sur une pièce de théâtre pseudo avant-gardiste où un metteur en scène imbécile fait jeter à des femmes nues des excréments de cheval sur en crucifix ou un Coran.
Là encore, je veux pouvoir protester au nom du bon goût, de la décence, de l’idée que je me fais du Beau, du Vrai, de l’Art.
Je ne veux pas que les monothéismes, notamment, puissent être épargnés en quoi que ce soit. Ils peuvent être redoutables, on le sait.
(Ni aucun -isme, d’ailleurs. Je veux pouvoir offenser le Communisme ou le matérialisme historique hihi)
Je ne veux pas qu’on censure, si on ne s’en prend qu’à des fictions, des mythes, des légendes, des abstractions, et qu’on n’incite pas à la haine des gens.
Je veux pouvoir voir une descente de catholiques furieux venus gueuler devant un théâtre. Rire un peu sous cape de leur air défait ou me dire…. qu’ils ont raison et tort . Raison de pointer la nullité du temps, tort de demander la police ou de vouloir réintroduire un délit de blasphème.
Bref, c’est un monde que je veux, avec un certain climat de l’esprit libre qui fait qu’on accepte d’être offensé quand il ne s’agit que de paroles ou de dessins et qu’on a le droit en retour de caricaturer les caricatureurs, de faire appel à la raison, à l’élégance, au style, aux lois de la république s’il le faut, à la sagesse qui finit par triompher (parfois).
Polemos c’est aussi la vie. Je revendique le droit (j’allais dire sacré..) d’être islamophobe. Il est loisible, sans pêcher contre l’humanisme, de ne pas aimer une religion ou une idéologie. Ou bien christianophobe.
Je veux pouvoir être gazé (pas trop quand même) parce que je suis allé voir La dernière tentation du Christ au cinéma. Je veux qu’on réduise a quia ceux qui veulent l’interdire. Après tout, ils n’ont qu’à ne pas aller voir ce film.
Je veux lire Sade et Pasolini et Salman Rushdie. Je veux qu’ils soient édités sans que l’éditeur soit menacé.
Je ne veux pas du monde doucereux et hypocrites des imams modérés et des évêques tièdes qui appellent à « respecter les croyances ». Le monde de l’autocensure et du voile.
Je voudrais ici citer les fameux vers d’Agrippa d’Aubigné mis par Baudelaire en épigraphe aux Fleurs du Mal. Il n’y a pas plus grand catholique blasphémateur que l’auteur des Litanies de Satan et je ne voudrais pas qu’on revînt en 1857 pour mutiler des oeuvres ou les faire interdire.
On dit qu’il faut couler les exécrables choses
Dans le puits de l’oubli et au sépulchre encloses,
Et que par les escrits le mal ressuscité
Infectera les mœurs de la postérité ;
Mais le vice n’a point pour mère la science,
Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance.
Le «respect des croyances», voyez-vous, c’est la mort de l’art et de la littérature.
Ce qui est Sacré se protègera tout seuldes atteintes du blasphème qui n’est que parole humaine ou image.
Il y a tant de divinités et de dieux par le monde qu’ouvrir la bouche pour parler de tout sujet, selon sa fantaisie, son imagination, ou selon la vérité de son cœur, de son espoir ou de son désespoir, c’est toujours outrager quelque dieu, offenser quelque croyance.
Toute religion est d’ailleurs un blasphème pour une autre religion.
Le délit de blasphème est donc un délit d’altérité et on peut toujours se retrouver, soudain, le blasphémateur de quelqu’un !
Même un oiseau qui se pose pour chanter sur une branche pourrait bien avoir offensé une feuille.
Je demande à l’Art: Ne me respecte pas, rudoie-moi, Offense en moi ce qui peut l’être, Fracture mes certitudes
Je demande à l’Art, qui ne doit pas être qu’un baume mais aussi un éveilleur : Ne me respecte pas, rudoie-moi, Offense en moi ce qui peut l’être, Fracture mes certitudes, Fais-moi voir aussi la déchirure de l’être, le néant que je suis.
Inquiète-moi, trouble-moi, ébranle mes dogmes, emporte-moi loin de moi-même pour que je me retrouve, fais-moi rire de mes idoles, donne du marteau contre le fer de mes statues, fais-moi trembler de colère ou d’effroi, révèle-moi mes abîmes et, peut-être, permets-moi d’être conforté dans mon être ou révélé à moi-même.
Je suis opposé à la « culture » de la censure et pire, de l’auto-censure, pernicieuse : le dispositif du procureur, de l’accusateur public qui s’installe dans les esprits et prévient toute velléité de débordement avant même qu’elle soit apparue à la conscience.
La littérature est blasphème presque par essence.
Et déjà, elle blasphème contre l’Adoration du laid, de l’insignifiant et du banal.
Contre le culte de l’Utile et du Rentable, l’adulation universelle du Veau d’or.
Quant à l’ironie, au sarcasme qui sont souvent les outils diaboliques et salutaires des plus grands écrivains du génie français (songeons seulement à Montesquieu ou Voltaire), ils blasphèment contre l’esprit de sérieux des religions moyenâgeuses, contre les sectes fanatiques, contre les puissants appuyés sur des dogmes intangibles, les cafards hypocrites et tous les dévots qui détestent le Rire et…les caricatures.
Umberto Eco l’avait déjà montré en son excellent roman «Le Nom de la rose» : Un moine bénédictin assassine ses semblables pour les empêcher de diffuser un texte d’Aristote sur le rire. Mais le rire est le propre de l’homme, aussi bien parfois que le mauvais goût, l’excès, l’imprécation, l’impiété, l’outrage.
Laissons une dernière fois la parole à Baudelaire, qui dans la section Spleen et Idéal des Fleurs du mal, dans le poème fameux Les Phares, déroule, avec le sanglot de la mer, sa conception du génie créateur des plus grands peintres :
[… ] Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les coeurs mortels un divin opium !
C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
[…]
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
La République laïque ne peut pas tolérer un retour, même à petits pas lents, du délit de blasphème.
© Antoine Desjardins
Antoine Desjardins est professeur de Lettres, coauteur du livre Sauver les lettres: des professeurs accusent (éd. Textuel), membre du Comité Les Orwelliens.
[1] L’archevêque de Toulouse conteste le droit au blasphème et demande qu’on « respecte les croyances ».
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