Dans une Tribune publiée dans Le Figaro du 30 octobre, des auteurs demandent au Président d’aider les Arméniens du Haut-Karabagh, très menacés par l’offensive militaire de Bakou soutenue par Erdogan.
Alors que l’État hébreu est à raison invité à repenser ses relations avec l’Azerbaïdjan, la France, certes meurtrie et particulièrement attentive par ce qui se joue sur son sol, la France mais encore le monde semblent un brin méconnaître le drame qui se joue au Karabagh, à seulement 3500 kilomètres de chez nous, là où l’impérialisme débridé et hystérique d’un dictateur se gausse à la face du monde des droits arméniens.
« Là-bas, la même barbarie est en action: on décapite aussi. Depuis un mois, les Arméniens y livrent un combat dramatiquement inégal, désespéré, contre une coalition turco-azerbaïdjanaise appuyée par des centaines de mercenaires djihadistes.
L’affaire ne se résume pas à un lointain conflit territorial pour quelques arpents de cailloux perdus au milieu du Caucase. Elle nous concerne tous. Les Arméniens combattent le même ennemi.
Une même dimension symbolique
Comme l’atteinte à un professeur, à une église – au-delà de l’abomination intrinsèque des crimes -, l’offensive déclenchée contre les Arméniens par l’Azerbaïdjan, à l’initiative de la Turquie, revêt une même dimension symbolique.
Depuis des siècles en effet, depuis peut-être l’arc-en-ciel au-dessus du mont Ararat qui annonça la fin du Déluge, les Arméniens représentent un pont entre les civilisations, à travers le temps et la géographie.
On dit que leur langue comprend tous les phonèmes connus, raison pour laquelle les Arméniens sont doués pour la musique et souvent polyglottes. Est-ce une prédestination ou leur histoire qui a forgé leur capacité à communiquer avec les autres peuples? Au Ve siècle, pour leur appartenance à la première nation chrétienne, en tant que gardiens du Tombeau du Christ, les Arméniens reçoivent leur quartier propre à Jérusalem, à côté des juifs, des musulmans, des autres chrétiens. Ce quartier existe toujours.
La position géographique de l’Arménie lui vaut de subir dominations et influences successives – Grecs, Romains, Parthes, Perses, Mongols… Au XIe siècle, son annexion progressive par les Byzantins, puis sa conquête par les Turcs, contraignent une partie de sa population à l’exil. Où qu’ils soient, génération après génération, les Arméniens se sont intégrés dans diverses nations, sans oublier leurs racines, sans oublier leur pays amputé peu à peu. Ils ont donné des empereurs à Byzance, des vizirs aux califes d’Égypte, des ministres au royaume de Perse, des chefs militaires aux radjahs des Indes, des diplomates aux Ottomans, de glorieux généraux à l’Empire des Tsars.
Même privés d’État-nation depuis le XIVe siècle, génération après génération, les Arméniens, postés au carrefour avec l’Asie, ont toujours tenu dans l’Histoire le rôle de médiateurs entre Occident et Orient, entre peuples de langues, de cultures et de religions différentes, sur les routes de la soie et des épices, au Proche-Orient ou dans les Indes des XVIIe et XVIIIe siècles.
Ils ont su vivre en paix avec des chrétiens catholiques ou orthodoxes, des musulmans chiites ou sunnites, des juifs, des hindous, des mazdéens… Leur grande diaspora habite à Moscou ou à Los Angeles, à Téhéran ou à Marseille et Paris, à Beyrouth ou à Buenos Aires, à Varsovie ou à Montréal. Elle constitue un réseau aux fils immarcescibles entre les continents, entre les pays, qui perdure par-delà les conflits et les régimes politiques.
Ce lien privilégié avec la France
Parmi tous ces liens, il en existe un, privilégié, avec la France, attesté dès le VIe siècle. Il ne s’est jamais démenti au cours du temps, des ambassadeurs arméniens dans la délégation envoyée par le calife Haroun-al-Rachid auprès de Charlemagne, des marchands invités par Colbert à Marseille pour relancer le commerce avec l’Orient, de Roustam, le mamelouk arménien, garde du corps de Napoléon Ier, à la Légion arménienne qui combattit vaillamment sous le drapeau français au Proche-Orient entre 1916 et 1920 et à ces dizaines de milliers de réfugiés qui choisirent la France, une patrie de cœur, après la tragédie de 1915.
Depuis près de deux mille ans, les Arméniens sont des gardiens, des veilleurs. Alors, quand un peuple-pont est menacé, c’est le dialogue entre tous les peuples qui se tarit, c’est une fracture dans l’histoire du monde qui s’annonce. 1915. Un million et demi d’Arméniens disparaissent, victimes d’une Turquie en proie à une hystérie ultra-nationaliste, malgré l’indignation d’une grande partie de l’Europe et des États-Unis. L’indifférence qui suit – en raison des bouleversements géopolitiques de l’époque – fait dire à Hitler à la veille de la Shoah, pendant qu’il conçoit son terrifiant plan d’aryanisation, «Qui se souvient du massacre des Arméniens?» Un peuple-pont entre les peuples, un peuple victime d’un crime imprescriptible contre l’humanité qui sera à l’origine de la création du terme juridique de génocide.
En cette heure si grave où nos valeurs humanistes les plus essentielles sont meurtries, désormais chaque jour, est-il possible de laisser un dictateur annoncer qu’il va en finir avec les «restes de l’épée», autrement dit les descendants des rescapés de 1915? En cette heure si grave où les fondements mêmes de notre République sont attaqués, pouvons-nous nous contenter de quelques protestations quand une jeune république démocratique, pour laquelle la France a toujours été une inspiration, fait face à deux dictatures?
Les récents événements ont conduit le Président Macron à adopter une position ferme face à la Turquie. Mais la France doit élever plus haut sa voix dans le concert des nations pour protéger les Arméniens de l’Artsakh, défendre leur droit à disposer d’eux-mêmes sur une terre qu’ils habitent depuis la haute Antiquité. Si elle trahit cette alliance multiséculaire, si nous laissons brûler ce pont, si nous n’avons pas le courage de nous dresser à l’extérieur contre cette peste du fanatisme qui nous frappe à l’intérieur, que dirons-nous à nos enfants? Que nous nous sommes contentés d’allumer des bougies et de déposer des fleurs? »
Signataires
Jérôme Attal
Stéphane Bern
Emmanuelle de Boysson
Nathalie de Broc
Pascal Bruckner
David Camus
Mireille Calmel
Virginie Carton
Françoise Chandernagor
Paule Constant
Marie-Do Chaize
François de Closets
Vincent Crouzet
Xavier Darcos
Didier Decoin
Marina Dédéyan
Arnaud Delalande
Olivier Delorme
Carole Duplessis-Rousée
Catherine École-Boivin
Franck Ferrand
David Foenkinos
Sophie Fontanel
Lorraine Fouchet
Franz-Olivier Giesbert
Catherine Hermary-Vieille
Alexandre Jardin
Michèle Kahn
Yann Keffelec
Philippe Labro
Thibault de Montaigu
Erik Orsenna
Gilles Paris
Jean-Marie Rouart
Bernadette Pecassou-Camebrac
Patrick Poivre d’Arvor
Michel Quint
Tatiana de Rosnay
Gilbert Sinoué
Akli Tadjer
Valérie Toranian
Tigrane Yegavian.
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