Nathalie Bianco. Le chocolat chaud

C’est une période à faire du chocolat chaud. Celui qui brûle un peu et qu’on a envie de déguster lentement, blotti sous un plaid. Ma grand-mère râpait elle-même le chocolat. J’aimais voir le mouvement résolu et incessant de ses vieilles mains, et la tablette se transformer en copeaux que j’essayais de chiper, mais elle m’arrêtait dans un mouvement de tête: “Tsss, patience, ça va venir, il faut juste savoir attendre un peu“.

C’est une période où on a besoin de douceur. Parce qu’on est confiné, calfeutré, dépité, et enfermé. Parce qu’un virus, dont il y a un an, personne n’avait jamais entendu parler transforme notre quotidien en morne routine. C’est une période où on a besoin de réconfort. Parce qu’on est menacé, attaqué, écœuré et révolté. Parce qu’on vit dans un monde où des gens se font poignarder et égorger à la sortie des écoles, dans les églises, dans la rue, partout où devrait palpiter la vie. Ma grand-mère faisait ensuite doucement tiédir le lait. Il ne fallait surtout pas le faire chauffer trop vite, sinon ça faisait « des peaux » sur le dessus. Un peu de patience, encore…

C’est peut-être cela qu’il nous faut : Juste de la douceur, un temps de répit pour se blottir sous une couverture, avec sa tasse préférée, un livre, une série TV de fantôme-qui-fait-peur-pour-de-faux, son vieux pull préféré, de la musique, une bougie qui sent bon, ses albums photos…

Nous avons besoin de fermer les yeux et de nous souvenir, très fort. De tout. Des odeurs que l’on aime et que l’on respire à plein poumons, sans masque sur le nez : L’odeur de croissant et de pain chaud de la boulangerie le matin, l’odeur de lait des bébés, l’odeur de poudre sur les joues des vieilles dames, l’odeur de la colle blanche dans nos cartables d’écolier, l’odeur du bœuf bourguignon qui mijote, celle du parfum de notre premier amour, l’odeur du lilas, du printemps.

Nous avons besoin de fermer les yeux et de nous souvenir, très fort. De tout. Des bruits, alors que le silence envahit nos rues et que nos vies sont comme mises en sourdine. De la musique trop forte des soirées étudiantes, du bruit des verres et des rires insouciants aux terrasses des bars, des concerts, des cris dans les stades de foot, des jeux des enfants dans la cour de récréation…

Nous avons besoin de fermer les yeux et de nous souvenir, très fort. De tout. Des embrassades et des accolades, des baisers à pleine bouche, des poignées de mains fermes, des caresses furtives, des bains de foules euphoriques et des soirs de fêtes, ceux où nous étions ensemble, encore. Une fois le lait tiédi, ma grand-mère y versait toujours un peu de crème fraiche pour la richesse et l’onctuosité. Ensuite, elle ajoutait le chocolat râpé, et fouettait le tout patiemment, jusqu’à ce qu’apparaisse une mousse légère à la surface. Là encore, il fallait attendre.

Nous vivons des temps difficiles, comme un long hiver désespérant, durant lequel nous sommes assaillis et attaqués de toute part. Alors peut-être vaut-il mieux se poser, sous les couvertures, fermer les yeux et oublier provisoirement le désolant fracas du monde pour se ressourcer.

Au dernier moment, ma grand-mère saupoudrait une pincée de cannelle et me tendait la tasse fumante en disant “Voilà, ça va te requinquer”. Je savourais ma boisson avec des biscuits “Petits beurre”. Je croquais d’abord les oreilles. Les 4 grosses, celles des angles, et puis ensuite les petites, tout autour. Et quand il ne restait plus qu’un petit carré tout grignoté, je le trempais dans le liquide chocolaté, jusqu’à ce qu’il soit ramolli et fondant.

C’est une période où nous avons besoin de nous souvenir de la joie, du bonheur et de la liberté. De ce que nous sommes et de ce que nous ne devons pas nous résoudre à perdre. Dans le salon de ma grand-mère, sur une commode en bois, entre les photos de mariages et celles des petits enfants, il y avait aussi celles d’un fier jeune homme en uniforme.

Nous sommes touchés de multiples façons et nous nous sentons déprimés, abattus, consternés, révoltés et impuissants. Mais, sous cette épaisse tristesse, j’ai envie de croire que, ravivé par le sentiment que nous sommes nombreux, par nos souvenirs communs et peut-être par une odeur de chocolat chaud, notre cœur engourdi bat encore.

Bientôt, nous sortirons de chez nous, nous retrouverons le goût de la révolte, du combat, de la fête et de la vie. “Patience, ça va venir, il faut juste savoir attendre un peu”, disait-elle…

© Nathalie Bianco

Nathalie Bianco, Militante laïque, membre de l’association #réseau1905, est Auteure de romans: Les Courants d’air . Les Printemps.

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