Mon ami Jacques a fait remonter sur ma mémoire l’écume des souvenirs d’enfants, quand j’accompagnais ma mère partie faire- non pas les courses, mais ce qui s’appelait encore les commissions.
Nous habitions rue Etienne Marcel et elle faisait les courses rue Montorgueil…
Je ne sais pas de quand date le caddie, mais je l’entends encore râler entre ses dents, mais où est donc passé le sac à commissions ?
Il s’agissait d’un cabas de toile cirée noire ou de couleur vive qui attaquait sans pitié le dos de sa propriétaire quand elle le rapportait, chargé des victuailles moissonnées chez les commerçants.
On m’avait offert un mini sac à provisions, clone de celui de ma mère, tout mignon, rouge à pois blancs, qui m’avait rendu un fier service puisque j’avais vomi dedans dans un périple en autocar où il se révéla que j’avais le mal des transports.
Effet collatéral fréquent des sorties scolaires.
La copine et amie de toujours qui était assise à côté de moi refusa de me parler plusieurs semaines de suite, prétendant que des retombées de mon malaise avaient souillé son duffle-coat rouge tout neuf.
Je ne le crois pas, mais le litige n’est toujours pas liquidé.
Ce qui explique peut-être l’exceptionnelle longévité de notre amitié.
Bref
Nous partions donc faire les commissions…
Et à l’époque n’existaient ni le droguiste ni le pressing qui s’appelaient encore marchand de couleurs et teinturier.
Et les étals de fruits et de légumes étaient pour la plupart stockés chez les marchandes de quatre saisons qui soufflaient sur leurs doigts l’hiver, en enveloppant les poireaux dans du papier kraft ou du papier journal.
Ce qui permettait d’avoir quelques nouvelles – qui n’étaient pas encore des « News »- de Mendès France décalquées sur du blanc de poireau.
Et rue Montorgueil, en face de chez Stohrer, le célébrissime pâtissier qui m’inflige encore aujourd’hui des coulures de bave aux lèvres, il est de surcroît devenu traiteur, s’offrait la boucherie chevaline.
Dont on pensait que le produit était une panacée qui guérissait tout, l’anémie et les cors aux pieds.
L’entrée de cette boucherie miraculeuse se composait d’une minuscule porte sur laquelle je m’accrochais et que je faisais tournoyer malgré les exhortations maternelles de plus en plus sonores qui s’achevaient parfois par une bonne paire de claques.
C’est peut-être pour ça que je détestais le steak de cheval.
Et puis il y avait la mercerie, minuscule boutique qui sentait le renfermé et où ma mère passait des heures à bavarder…
La fille de la mercière s’appelait Michèle Bonneau.
Et je la revois, arrivant à l’école de la rue de la Jussienne, vêtue comme une princesse, portant la plupart du temps un cardigan blanc.
Un cardigan blanc pour l’école ! Impensable !!
Alors que je devais me couvrir d’improbables fringues – ça ira, ça pour l’école, disait ma mère.
Alors que l’école était le lieu de réunion, l’espace communautaire prioritaire, le rassemblement de toutes les filles du quartier – ouhhh pas de garçons à l’école, beurkkk.
Et moi je devais enfiler, en ravalant mes larmes, un cardigan multicolore tricoté par Mémé qui avait trouvé judicieux d’y coudre des boutons en forme de lapins roses.
J’écris cardigan et je ne suis pas sûre d’être comprise de tous.
Bref…
Nous allions aussi chez le crémier où Maman achetait du lait qu’elle faisait bouillir le matin et dont l’odeur puissante me provoquait d’incoercibles nausées…
Le lait était-il pasteurisé ? Je ne me souviens plus…
Et elle demandait un camembert – qui ne sente pas l’alcali, hein -, c’est à dire dur et inodore, papa ne s’étant pas encore habitué aux enchantements gastronomiques français, en Pologne on ne goûtait pas les joies du fromage coulant, fleurant le terroir gaulois. Et de toute façon la règle de la cacheroute interdisait la consommation de fromage après la viande.
Elle achetait aussi des yaourts Danone vendus en pots de verre rayés de noir qu’elle versait dans une assiette creuse pour faciliter le mélange avec le sucre…
J’ai longtemps rêvé de consommer un yaourt dans son pot…
Moi j’attendais avec impatience le moment des emplettes goûteuses dans l’antre du bonheur : le charcutier…
L’odeur de viandes fumées, de saucissons parfumés, de jambon rosé posés sur une énorme machine à découper, me grisaient d’envie…
J’eus longtemps pour toute nourriture des tranches de saucisson grenat luisants de graisse qui me tapissaient les papilles d’un inégalable bonheur et me conduisirent direct chez le père de Michel Debré, le professeur Robert Debré, qui déclara: Si elle aime le saucisson, qu’elle mange du saucisson …
Ce qui cloua le bec maternel qui estimait par devoir nécessaire de me faire ingérer de la cervelle bouillie.
Elle croyait peut-être à des vertus osmotiques de différentes cervelles…
En même temps tabler sur une synergie avec de la cervelle d’agneau ne relevait pas d’une énorme ambition intellectuelle…
Bref…
Nous achevions les commissions par une baguette joliment dorée et craquante dont je croquais un petit morceau – Un seul, hein, sinon tu ne mangeras pas…
De toute façon je ne mangeais pas…
Merci à mon ami Jacques d’avoir fait remonter ces délicieux souvenirs, petite parenthèse fleurie dans cet étau qui nous presse le cœur et l’âme aujourd’hui…
Que cette journée vous éclaire du bonheur d’un bon camembert, d’une belle entrecôte, ou d’un bon morceau de tofu bouilli …
Je vous embrasse
© Michèle Chabelski
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