On reconnaît la racaille au fait qu’elle terrorise le quartier, impose sa loi et fascine les minus qui rêvent de devenir des caïds. L’intelligentsia française est sous la coupe de petites frappes intellectuelles, qui font la promotion de la violence, suppriment les contradicteurs (pas de liberté d’expression pour les ennemis de leur pensée) et veulent tout faire péter, surtout dans la tête des plus jeunes qu’il faut rééduquer. Ils fascinent les médias qui écoutent avec componction ces esprits « parmi les plus brillants de notre époque », auprès desquels les idéologues de la France insoumise ressemblent à des petits-bras. La pensée ça doit castagner.
Le 30 septembre, Geoffroy de Lagasnerie était l’invité de Léa Salamé et Nicolas Demorand dans le cadre de la matinale de France Inter, c’est-à-dire le créneau le plus prestigieux et le plus écouté de notre respectable radio de service public. Pendant trente minutes, ce « sociologue » fort bien implanté dans le système dont il profite tout en le vomissant, nous a expliqué pourquoi la gauche s’était fourvoyée avec ses combats sociaux et syndicaux ringards et qu’il fallait désormais opter pour la radicalité. Ce qui ne dispense pas de faire de l’entrisme dans les institutions pour les régénérer (pardi, c’est comme ça qu’il justifie son propre statut). Au hasard, quelques perles :
« Moi je suis contre le paradigme du débat, contre le paradigme de la discussion ». « J’assume totalement le fait qu’il faille reproduire un certain nombre de censures dans l’espace public, pour rétablir un espace où les opinions justes prennent le pouvoir sur les opinions injustes ».
« Le respect de la loi n’est pas une catégorie pertinente pour moi, ce qui compte c’est la justice et la pureté, ce n’est pas la loi ». Justice et pureté qui sont définies par « l’analyse sociologique ». « Si jamais vous produisez une action qui soulage les corps de la souffrance, vous produisez une action qui est juste et qui est pure. » Certes, mais plus précisément ? « Tout le monde sait très bien ce que c’est qu’un corps qui souffre ».
« Un habitué du coup de force contre la liberté d’expression. »
Geoffroy de Lagasnerie fait partie du comité Adama et considère l’action d’Assa Traoré comme exemplaire des nouveaux rapports de force. Apparemment, le corps souffrant du jeune homme violé par Adama Traoré en détention ne l’émeut pas. Tous les corps souffrants ne sont pas éligibles à la rhétorique révolutionnaire. Geoffroy de Lagasnerie est un habitué du coup de force contre la liberté d’expression. Avec son ami Édouard Louis, il avait demandé le boycott de Marcel Gauchet aux rencontres de Blois en 2014 car ne devaient s’y exprimer que des « progressistes ». Édouard Louis a récemment récidivé en expliquant que : « La liberté d’expression, c’est connaître les questions que l’on peut poser et les questions que l’on ne peut pas poser. Il y a des questions qui ne sont pas des questions mais qui sont des insultes. »
Tout cela pourrait prêter à rire si l’aura intellectuelle de ces idéologues était nulle. C’est tout l’inverse. Même la maire de Paris, Anne Hidalgo, a récemment tweeté que la pensée de Lagasnerie était stimulante… Vous imaginez Xavier Bertrand dire que la pensée de Zemmour est stimulante ? On assisterait à un tsunami médiatique. Éric Zemmour lorsqu’il a dit que les mineurs isolés étaient tous des délinquants, des violeurs, des voleurs, a récolté l’hallali. Des journalistes ont même demandé au CSA d’être plus sourcilleux quant à la « droitisation » de certaines chaînes infos.
« Que Lagasnerie fasse l’apologie de l’« action directe » et affiche son mépris de la loi devrait les inquiéter aussi. Bien au contraire, on s’incline devant cet esprit brillant et on l’absout. »
Que Lagasnerie fasse l’apologie de l’« action directe » et affiche son mépris de la loi devrait les inquiéter aussi. Bien au contraire, on s’incline devant cet esprit brillant et on l’absout. Daniel Schneidermann nous explique que, sur France Inter, « ses punchlines dépassaient un peu sa pensée ». Et qu’il « provoquait, avec un art consommé de la provocation. »
Ce qui indigne Daniel Schneidermann, en revanche, c’est que Charlie ait eu le droit de publier des caricatures du Prophète mais que Lagasnerie, lui, ne bénéficie pas « du même droit de prononcer quelques gros mots le matin à la radio. De ces deux blasphèmes, l’un était manifestement plus blasphématoire que l’autre. » Écœurant. Ceux de Charlie sont morts pour la liberté d’expression que Lagasnerie propose justement de supprimer puisqu’il faut créer de nouveaux espaces de censure… Mais Schneidermann en fait un martyre de la liberté d’expression. Oui, car seuls les progressistes ont le droit de s’exprimer librement. Et en caricaturant Mahomet, Charlie a versé dans le camp des islamophobes : selon les racailles de la pensée, qui reprennent les termes des doctrinaires salafistes, c’est « impur ».
D’ailleurs, pour Lagasnerie, les djihadistes du 13 novembre 2015 avaient « plaqué des mots djihadistes sur une violence sociale qu’ils ont ressentie quand ils avaient 16 ans ». Les pauvres, ce sont eux les vrais corps souffrants.
Par acquit de conscience, on s’est tout de même plongé dans les différents propos de Lagasnerie pour voir si ses « punchlines » avaient dépassé sa pensée. Dans certaines interviews, son mode politique s’affine. « Moi si on me disait : c’est bon, nous avons autant d’armes que l’État, nous pouvons prendre l’Élysée demain, je serais pour la violence puisque le rapport de force sera à notre avantage… Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. » Voilà de quoi nous rassurer sur le fond de son discours.
« La théorisation de la censure, la mise à l’index des pensées non conformes, le refus de discuter avec l’autre, la célébration de l’entre-soi se sont banalisés […] comment imaginer que les générations formatées à ce moule identitaire relativiste et souvent antirépublicain en sortent indemnes ? »
Ces agités du bocal de la radicalité sont-ils dangereux ? Oui, car ils sont de moins en moins marginaux. La théorisation de la censure, la mise à l’index des pensées non conformes, le refus de discuter avec l’autre, la célébration de l’entre-soi (idéologique, de race, de sexe, de genre, d’ethnie) se sont banalisés. De réunions en non-mixité à la suppression des conférences d’intellectuels « indésirables », en passant par les pièces de théâtre censurées, un nouveau paysage médiatique, culturel et universitaire se déploie. Une nouvelle norme de la pensée. Toute remise en question de l’extrême gauche est fascisante. Même si l’exaspération commence à se faire sentir, comment imaginer que les générations formatées à ce moule identitaire relativiste et souvent antirépublicain en sortent indemnes ?
Le Génie lesbien d’Alice Coffin est un coquet succès d’édition, preuve que ses thèses intéressent voire convainquent. Elle y écrit qu’« à défaut de prendre les armes, il nous faut organiser un blocus féministe. Ne plus coucher avec eux (les hommes), ne plus vivre avec eux en est une forme. Ne plus lire leurs livres, ne plus voir leurs films, une autre. » Tout cela est-il marginal ? Consultons, pour se changer les idées, le programme du Centre Pompidou, respectable établissement public. Le musée se félicite d’accueillir Paul B. Preciado « philosophe et commissaire d’exposition, l’un des penseurs contemporains les plus importants dans les études du genre, des politiques sexuelles et du corps ». À partir du 15 octobre, cette sommité incontournable nous propose « une narration chorale du processus révolutionnaire en cours » avec des acteurs du monde culturel (en fait toute la fine fleur radicale indigéniste, néo-féministe et décoloniale). « La proposition est de construire un cluster révolutionnaire antifasciste, transféministe et antiraciste ». Il s’agit, s’enthousiasme Paul B. Preciado, de « penser l’identité politique comme un virus et les agencements d’oppression, d’action et de transformation comme des clusters. »
Quand Lagasnerie jugera qu’il y a suffisamment d’armes pour attaquer l’Élysée, nul doute qu’il choisira Preciado comme ministre de la propagande. Et le centre Pompidou comme siège de sa Kommandantur ?
Source: Revue des Deux Mondes. 12 octobre 2020.
Déjà publié le 13 octobre !!!
En plus de la Revue des deux Mondes, naturellement, où je l’avais déjà lu…