Georges Bensoussan : « La responsabilité d’une partie de la presse et de l’Éducation nationale est immense »

« Pour comprendre comment les enseignants se sont retrouvés dans une certaine solitude, il faut connaitre le fonctionnement pyramidal de l’Éducation nationale… »
© Michel Euler/AP/SIPA

« Pour comprendre comment les enseignants se sont retrouvés dans une certaine solitude, il faut connaître le fonctionnement pyramidal de l’Éducation nationale… »

« La responsabilité d’une partie de la presse et de l’Éducation nationale est immense ».

L’historien Georges Bensoussan coordonnait en 2002, sous le pseudonyme d’Emmanuel Brenner, l’ouvrage collectif « Les territoires perdus de la République« . La violence en milieu scolaire, la propagande islamiste, tout y était. Personne n’a tenu compte des faits rapportés qui ont au contraire fait l’objet d’une contestation massive. Lesquels ressurgissent plus que jamais à l’occasion de l’attentat terroriste contre Samuel Paty, ce vendredi 16 octobre.

Marianne : Votre enquête, publiée il y a dix-huit ans (Les territoires perdus de la République), rééditée au cours des deux décennies, suscite toujours le même dénigrement alors que les attentats se multiplient. Cette omerta a-t-elle conduit à la terreur ?

Georges Bensoussan : Nous nous sommes heurtés très tôt à un double silence. En premier lieu, celui du ministère de l’Éducation nationale qui avait refusé de répondre à nos questions sur la remontée des incidents en milieu scolaire. Là, pour le coup on pouvait parler d’une omerta dans ces milieux proches du PS de l’époque. En second lieu, et ici je nuancerai votre propos, lorsque le livre est sorti en octobre 2002, il n’a pas été « plébiscité par les lecteurs » tout simplement parce qu’il n’eut aucun écho médiatique à l’exception de quelques journalistes (dont Natacha Polony d’ailleurs) et d’Alain Finkielkraut qui d’emblée a défendu l’ouvrage et fut le seul à me donner la parole sur France Culture.
Ce mutisme a commencé à craquer lorsque la cellule scolaire de l’Élysée a pris connaissance du livre et nous a invités à plusieurs reprises à travailler avec elle, comme elle nous a fait auditionner, un collègue et moi-même, fin 2003, par la commission Stasi qui allait déboucher sur la loi sur les « signes religieux » à l’école. Enfin lorsque Jacques Chirac lui-même a utilisé l’expression « territoires perdus de la République », le silence, alors, n’était plus possible.

C’est alors qu’a commencé le dénigrement dans une partie de la presse (audio, vidéo, écrite), venu d’une bien-pensance moralisatrice, d’esprit profondément bourgeois et qui me paraît responsable, pour partie, de notre désastre présent. Les tueries à Charlie Hebdo, à l’Hyper Cacher, les massacres du Bataclan et de Nice n’ont guère entamé son pouvoir. Elle continue à dominer une grande partie de cette scène médiatique « mainstream » où l’essentiel est de parler pour ne pas dire.

Le dénigrement passe par cette accusation majeure qui vous vaut mort sociale : le racisme. Et son corollaire qui vous fait suppôt de l’extrême droite et du RN. Avec le rappel au passage des « heures les plus sombres de notre histoire« , ce qui a le mérite de vous camper sur l’heure en « résistant » d’une guerre imaginaire, d’une Guerre d’Espagne mythique, et d’un combat anticolonialiste jamais terminé.

Bref, de vivre par fantasmes interposés, de grandes heures politiques auxquelles vous n’avez pas été mêlés parce que nés « trop tard« …

Après la vague de sidération induite par ce drame, l’émotion s’apaisera après force discours et bombements de torse… jusqu’à la prochaine catastrophe. Pourquoi ? Parce que cette déploration d’après-coup, pour légitime qu’elle soit, est terriblement inefficace. Nous ne sommes pas ici dans l’analyse qui dit et nomme.

Les enseignants, d’après vos contacts, signalaient-ils à leur hiérarchie les menaces dont ils étaient l’objet ? Ou non ? Comment leur solitude s’est-elle aggravée ? Quel est le faisceau des complicités ?

Pour comprendre comment les enseignants se sont retrouvés dans une certaine solitude, il faut connaître le fonctionnement pyramidal de l’Éducation nationale où, généralement, la prime et la promotion vont d’abord aux tièdes, à ceux qui à force de vouloir « nuancer le propos » finissent par le perdre de vue.

Or, oui, des enseignants, nombreux, avaient signalé les incidents. Mais à force de ne pas être suivis, voire d’être considérés parfois comme les responsables premiers de la situation conflictuelle qu’ils dénonçaient, en bref d’avoir « provoqué » des élèves déjà par ailleurs « victimes de tant de discriminations » (autrement dit, d’être des « professeurs maladroits« , ce qui revient à ramener un problème politique à une question de savoir-faire pédagogique), beaucoup ont fini par se taire.
Il est vrai aussi qu’un chef d’établissement, soucieux de sa carrière, n’a pas intérêt à faire état d’une multiplication d’incidents. Le fonctionnement de l’Éducation nationale lui-même est en cause tant il nourrit le conformisme. Les enseignants courageux, ils sont légion, sont désarmés. Le combat étant par trop inégal, ils finissent par renoncer. Ils s’enferment alors parfois dans le ressentiment et plus encore dans une solitude nourrie fréquemment dans ce milieu par le règne d’une doxa synonyme du plus plat des conformismes.
Au même titre que les policiers, les travailleurs sociaux et le personnel médical hospitalier, les enseignants, depuis trente ans, se sont trouvés en première ligne pour affronter la situation d’une partie de l’immigration qui a apporté avec elle, ce qui est naturel, une autre vision du monde, un autre logiciel intellectuel, partant d’autres valeurs (qui peuvent aussi se perdre à la génération suivante comme dans toute immigration). Or, certaines de ces valeurs et de ces pratiques sont antinomiques de notre société fondée sur la révolution intellectuelle occidentale du XVII ème siècle (le sujet) et des Lumières.
Avec nos logiciels intellectuels anciens, nous n’étions pas armés pour affronter ce monde nouveau généré par l’explosion démographique contemporaine. Élève au collège au début des années soixante, j’apprenais en cours de géographie que nous étions 3 milliards d’êtres humains sur le globe ; aujourd’hui, 7,5 milliards. Un bouleversement dont l’expansion de l’islam est l’une des manifestations, une nouvelle religion sur la scène européenne, et en particulier française puisque la France accueille près de 25 % des musulmans d’Europe.

Venu de la gauche, vous rêviez d’une société fraternelle, rationnelle, émancipée. L’avons-nous définitivement perdue ? Comment se battre, la mort en face ?

La doxa a repris en chœur la notion d’ »islam politique » alors que l’Islam, pris au sens littéral, demeure au premier chef un code juridique et politique (même s’il existe, minoritaire, un islam non politique, et même si l’islam connut maintes tentatives de réforme). Alors que l’islam est une praxis qui englobe la vie du croyant du matin au soir et du berceau à la tombe. Or, nous appliquons un même mot, religion, au christianisme et à l’islam en oubliant l’analyse de Marcel Gauchet (Le Désenchantement du monde, 1985) sur le christianisme, cette « religion de la sortie de la religion » quand l’islam, nous dit Gauchet, est « le dernier venu des monothéismes et se pense comme la clôture de l’invention monothéiste » (Le Monde, 21 novembre 2015).

C’est pourquoi, il faut continuer à interroger les spécialistes de la civilisation arabe et de l’Islam, comme en son temps l’agrégée d’arabe Anne-Marie Delcambre qui écrivait dans L’Islam des interdits (Desclée de Brouwer, 2003) : « L’intégrisme n’est pas la maladie de l’Islam. Il est l’intégralité de l’Islam. Il en est la lecture littérale, globale et totale de ses textes fondateurs.« 

En France, ce processus de communautarisation, dont l’islamisme est une forme radicale, a abouti au Bataclan comme à d’autres scènes d’horreur jusqu’à celle de Conflans-Sainte-Honorine le 16 octobre 2020. Or, ce processus d’islamisation a été censuré et occulté. L’expression-même sentait le soufre. Synonyme de ces fameux « dérapages » qui ruinent une carrière.
C’est pourquoi, la responsabilité de la doxa médiatico-culturelle est ici immense, à commencer par ces médias qui n’ouvrent généralement que sur un entre-soi culturel et social caractéristique de l’endogamie bourgeoise. Je vous donnerai un exemple récent de ce silence mortifère qui empêche d’entendre la situation présente et nourrit des réactions d’effarement quand survient ce qui s’est passé à Conflans. L’ouvrage Histoire de l’islamisation française 1979–2019, paru aux éditions de l’Artilleur en 2019, a été enterré par le silence à quelques exceptions près (Franz-Olivier Giesbert entre autres). Dans certaines librairies parisiennes par exemple, cet ouvrage comme tous ceux d’ailleurs de cette maison d’édition relevant de la « fachosphère » aux yeux de nos nouveaux « résistants » , sont quasiment « indisponibles« .
Cette censure de la vie culturelle, ce rétrécissement du débat public, cette judiciarisation de la confrontation des idées, cette criminalisation des désaccords, enfin la timidité lâche à nommer l’adversaire ont conduit à ce manichéisme simplet des bons sentiments qui à beaucoup tient lieu de réflexion : bon/mauvais, juste/injuste, bien/mal, etc.

« L’étrange défaite » écrivait Marc Bloch en 1941 quand il tentait d’en analyser les soubassements. On pourrait dire la même chose aujourd’hui : comment en sommes-nous arrivés là ? Outre les milieux islamistes que l’on n’a pas su bloquer dès les années 1990, qui a permis l’emprise actuelle de l’islamisme dans cette partie de la jeunesse d’origine musulmane pour qui « la charia est supérieure aux lois de la République » ? Qui a laissé la peur envahir l’opinion dès que l’on aborde ces questions ?

Je vous livre un souvenir personnel relatif à ce totalitarisme de la bien pensance qui s’emploie à faire taire. En 2015, j’étais convoqué devant le Centre national des lettres qui accordait une petite subvention à la revue dont j’étais responsable au Mémorial de la Shoah. Certains intellectuels en effet, restés anonymes évidemment, s’étaient émus des mots que j’utilisais sur la quatrième de couverture d’un numéro de la revue qu’avec Yves Ternon et Claire Mouradian, nous avions consacré au centenaire du génocide des Arméniens. J’y avais parlé en effet d’un « islam conquérant« . Ces deux mots avaient fait bondir les chevaliers du Bien. Dignes « enfants de Vichy » comme le disait René Char en 1962 des ennemis de Camus, ces héros eurent tôt fait de me dénoncer au CNL. D’où la convocation.

Après les assassinats perpétrés à Charlie Hebdo, en dépit des quatre millions de « Je suis Charlie » du 11 janvier 2015, plus personne ne s’est avisé de reproduire les caricatures, sauf Charlie Hebdo lui-même à l’ouverture du procès en septembre dernier. La pièce de Charb tirée de son texte sur les escrocs de l’islamophobie » a été maintes fois déprogrammée, et je passe sur les interdits de parole de tel ou tel, sur les conférences annulées et les pièces de théâtre censurées. Les islamistes, dont la visée n’est pas seulement de se séparer de nous mais de détruire notre univers culturel, sont servis par le poids du nombre conjugué à la lâcheté des uns comme à la stupidité d’un certain « gauchisme culturel ».
D’un autre côté, par calcul économique égoïste, en quarante ans et depuis ses quartiers chics et protégés de Paris, la bourgeoisie d’affaires a aidé à constituer cette masse de manœuvre d’un prolétariat étranger à bas coût qui a tiré les salaires vers le bas et plongé dans le désarroi social et culturel les classes populaires françaises.

Alors, un combat définitivement perdu ?
Oui, si nous ne prenons pas la liberté de changer la loi, en particulier celles qui nourrissent les tribunaux et interdisent de parole au nom d’une lutte dévoyée contre « le racisme« . Qu’on s’entende : le racisme sous toutes ses formes doit être combattu, a fortiori quand il appelle à la ségrégation et à la violence. En revanche, la judiciarisation systématique de la confrontation d’idées comme c’est souvent le cas aujourd’hui ruine l’esprit démocratique du débat.
Oui, le combat est perdu s’il n’y a pas réforme de certaines institutions publiques. Si nous n’imposons pas un véritable pluralisme des idées et des intellectuels dans les médias financés par l’argent public.

Enfin, il n’y a de combat définitivement perdu que lorsque l’on renonce à se mettre en danger. Le chœur des pleureuses mobilisé après la décapitation de ce malheureux professeur d’histoire met un malaise. D’une part, parce que la déploration est un discours de vaincus. D’autre part, et surtout, parce que comme Bossuet l’exprimait magnifiquement dans ce sermon de 1662 : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets des maux dont ils chérissent les causes. »
Seul le manque de courage signe un combat perdu. Nommer l’adversaire est le premier pas dans la lutte à entreprendre même si je crains qu’en France, à l’instar d’autres situations historiques, la lâcheté demeure le parti dominant. C’est ainsi que depuis la tuerie de l’Hyper Cacher, on a condamné tous azimuts l’antisémitisme sans jamais nommer les antisémites. Je me souviens de cette belle enquête du journal Le Monde en novembre 2017 qui consacrait deux pages passionnantes à « l’antisémitisme des cités« . Mais au terme de cette lecture, on ne savait toujours rien des agresseurs. Parce qu’il ne fallait pas « alimenter l’extrême droite« , le « fascisme rampant« , concourir aux « idées nauséabondes » et « stigmatiser les musulmans3.
L’ingrédient numéro un du combat, c’est le courage. Qu’il vienne à manquer, et vous pourrez multiplier déclarations martiales, condamnations indignées, et discours beaux comme l’antique ( « la République n’admettra pas« , « la barbarie ne passera pas« , « toucher à un Juif (variante : à un enseignant, à un policier, etc…), c’est toucher à la France« ), la défaite en rase campagne reste l’horizon promis au bout du chemin.

Tant que la loi n’aura pas été modifiée, tant que la machine judiciaire s’appuiera sur des lois liberticides censées jadis nous protéger et qui dialectiquement, aujourd’hui, nous soumettent à l’essentialisme victimaire des « indigénistes » qui réduit l’individu à sa naissance et à sa couleur de peau, nous ne pourrons pas nous défendre. Tant que le débat public en France se fera à l’ombre de la 17ème chambre correctionnelle (car c’est de cela que certains parents menaçaient l’enseignant décapité quelques jours plus tard), on pourra dire que les islamistes ont partie gagnée.

Mais s’attaquer à l’islamisme sans questionner une immigration mal intégrée (et non l’immigration en soi) relève d’une forme de tartufferie. Quand dans quelques catégories de population, par défaut d’intégration (mise à l’écart, manifestations de racisme), la frustration et le ressentiment social se sont enkystés, et avec eux le sentiment d’échec et d’humiliation, la « réislamisation » fonctionne comme une fierté retrouvée.
Avec souvent, à la clé, hélas, la résurgence mais en plus violent, d’un antisémitisme culturel répandu.

En 1981, le PCF avait mis en garde contre les conséquences sociales et culturelles pour tous les travailleurs, français et immigrés, d’une immigration favorisée par le patronat. Vilipendé pour « racisme« , il fut accablé par les diatribes de moralistes chevronnés, spécialistes es « tolérance » et qui ne partagent généralement pas les mêmes situations de vie (quid du taux de logement social en Seine-Saint-Denis, dans le XXe et le VIIe arrondissement de Paris ?).

Les hommes ne sont pas des abstractions économiques, ou biologiques, des feuilles blanches, ce sont des êtres de parole et de culture qui se déplacent avec leur monde et leur imaginaire. Or, il arrive un moment où, par l’effet du nombre, cet imaginaire et ses valeurs entrent en contradiction avec les nôtres. C’est le choc des cultures dont parlait Hugues Lagrange il y a dix ans. Vilipendé aussitôt par la doxa du « gauchisme culturel« . Comme Paul Yonnet peu avant lui. Et tant d’autres condamnés à se taire à la fois par cet antiracisme dévoyé en outil terroriste, comme aussi par ce fameux « devoir de mémoire » qui, de « cause sacrée« , est devenu ce que Pierre Nora appelait récemment (Le Débat, mai 2020) « une routine« .
Voilà quelques-uns des éléments du terreau générateur du drame passé et des drames à venir.

Faisons du mot de Bossuet une règle de conduite : nous ne pouvons plus défendre ni certaines lois, ni certaines pratiques judiciaires, ni la censure médiatique sur argent public, ni une immigration qui nourrit par le désarroi et les difficultés réelles de l’intégration un extrémisme religieux vécu comme un refuge, une revanche et une compensation au malheur et aux déconvenues de l’exil.
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Grand Entretien mené par Martine Gozlan. Marianne

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