En 2015, bravant la campagne BDS, Elle se produit sur la scène israélienne, ce qui était déjà de fort mauvais goût. La voilà donc, ce 4 mai, 2015 à l’Auditorium de l’Heichal Hatarbut Mann à Tel-Aviv, répondant à ses détracteurs qu’elle entend chanter « partout où la liberté et la démocratie existent » , elle qui a puisé sa liberté et son engagement de ses dix jours passés dans les prisons de Fresnes, en 1943, après l’arrestation de sa mère résistante qui faisait passer des familles juives en Espagne par le chemin de Bordeaux et sera envoyée avec sa sœur Charlotte au centre de Ravensbrück.
Elle qui décida de ne jamais chanter dans une ville française dirigée par un maire FN-RN.
« J’aime Israël, j’aime le peuple d’Israël qui traverse tant d’épreuves et qui, malgré tout, aime rire, sortir, aller au spectacle, en un mot vivre« , dira-t-elle au micro de Nathalie Sosna Ofir, évoquant sa peur : « Pour la première fois j’ai peur, les conflits se multiplient à travers le monde, j’ai peur de l’inhumanité et de la barbarie ordinaire qui revient, nous sommes en pleine guerre de religions, jamais je ne pensais vivre cela au XXIe siècle.«
Elle a raconté comment, âgée de 16 ans, elle fut recueillie par la comédienne Hélène Duc: « Comme si j’étais son enfant, elle m’a tenue à bout de bras. J’ai débarqué chez elle un matin de 1943. J’avais 16 ans. Je sortais de la prison de Fresnes, j’étais seule et paumée. Ma mère, qui était engagée dans la Résistance, m’avait toujours dit d’aller chez Hélène s’il arrivait quelque chose. Elle avait été mon professeur de Français à Bergerac, et déjà, elle m’avait prise en tendresse, moi qui ne parlais guère et que ma mère n’aimait pas. Alors ce matin-là, j’ai couru chez elle dans ma robe bleu marine et mes souliers en raphia. Et elle m’a ouvert les bras. Elle m’a mise au monde une deuxième fois. C’est MA mère ! L’autre n’a fait que me mettre au monde une première fois. Je ne vais jamais aux enterrements, mais je suis allée à celui d’Hélène. Elle m’a empêchée de mourir. Regardée, considérée, reconstruite. C’est Hélène qui a fait ce que je suis. L’autre ne m’aimait pas. Elle m’a dit un jour que j’étais le fruit d’un viol. Que j’étais un enfant trouvé. Je n’étais qu’un mauvais souvenir. En revanche, elle aimait ma sœur.«
Elle a rapporté qu’elle ignorait alors que sa mère et sa sœur avaient été déportées au camp de Ravensbrück: « Je ne le savais pas encore. Ma mère avait été arrêtée puis emprisonnée à Périgueux et Charlotte et moi avions sauté dans un train vers Paris. Mais nous avions été suivies. Et alors que ma sœur s’apprêtait à traverser la place de la Madeleine pour me rejoindre dans un bistrot, une grosse Citroën a pilé net devant elle, et trois hommes l’ont saisie et jetée dans la voiture. Je suis sortie comme une fusée et j’ai tambouriné sur la vitre. Charlotte a dû dire : c’est ma sœur. Et j’ai été embarquée par la Gestapo. Avant d’arriver au siège, Avenue Foch, j’ai échangé discrètement mon sac avec le sien. Je me doutais bien qu’elle transportait des papiers compromettants. Puis, en attendant d’être interrogée, j’ai demandé à aller aux toilettes et je les ai fait disparaître dans la cuvette des WC. Cela n’a servi à rien. Le type qui m’interroge me dit: «Vous ne vous appelez pas Gréco mais Grecovitch, et vous êtes juive.» Je lui fiche une claque, que je vais payer cher. Ma sœur sera torturée avec une grande violence. Moi aussi, avec une grande brutalité. Mais, bizarrement, aujourd’hui encore, cette gifle fait partie des grands bonheurs de ma vie. J’éprouvais un tel sentiment de colère que je n’avais pas peur.«
« Au petit matin, on était toutes les deux transférées à la prison de Fresnes. Je n’en suis sortie que parce que j’étais très jeune et pas juive.«
Elle ajoute combien, pour elle au tempérament déjà mutique, le passage en prison ôta la parole : « Je ne voulais plus parler. J’y avais connu l’insulte, le mépris, les humiliations. Comme ce moment si blessant où l’on nous obligeait à sortir nues de la douche. Mortifiée, je serrais ma robe contre moi. A 16 ans, c’est insupportable.«
A la libération, Juliette se rend chaque jour à l’hôtel Lutetia où arrivent les déportés survivants. Et le miracle se produit. « Mais ce sont deux mortes vivantes que je retrouve, et cette horrible odeur de la mort qui émane de leur corps. A sa sortie du camp, si maman parlera volontiers, Charlotte, elle, s’est tue à jamais.«
Depuis, la chanteuse donne toujours ses interviews dans un salon du Lutetia et s’y installe chaque fois qu’elle quitte sa maison de l’Oise.
Elle ajoute encore avoir gardé une gêne, une douleur toujours présente, parallèlement à une immense admiration pour sa mère, cette femme engagée, intelligente, courageuse, belle, qui défila en 36 avec Blum, se lança dans la Résistance et quand elle fut arrêtée, fut amenée huit jours de suite au peloton d’exécution, avec « en joue » et jamais « feu », et qui ne parla pas. C’était un héros. Pas une mère. Je l’ai aimée. Maintenant non. Je la comprends, je la respecte, mais je ne l’aime plus.
Hélène lui fit rencontrer des gens étonnants : Merleau-Ponty s’est subitement entiché du petit truc sauvage que j’étais. Sartre, Simone de Beauvoir, Boris Vian, Queneau, Camus… Pourquoi donc ? Je me le demande toujours, j’étais une enfant, un champ à semer et labourer. Je ne disais pas un mot et j’écoutais, j’écoutais. Sartre m’a écrit très tôt plusieurs chansons. Un jour, il a débarqué avec un texte qui s’appelait : Ne faîtes pas suer le marin. Alors, avec cette incroyable insolence de la jeunesse, j’ai dit : « Mais c’est beaucoup trop long ! » Il était sidéré : « Dites donc, Gréco, vous me demandez de couper mon texte ? ». J’avais un rapport naturel avec des gens que je ne savais pas alors être des génies. J’étais juste contente qu’on m’aime. Mais ça ne m’a pas donné pour autant confiance en moi. Je ne suis jamais sûre de plaire ni d’être à la hauteur. Je fais des efforts désespérés, ça ne marche pas. Pourtant il serait temps !
Elle concéda être fière de son travail : « Je considère avoir fait tout ce que je pouvais pour que ce soit beau. Avec rigueur, exigence, amour. Je suis une servante de la poésie et des beaux textes, extrêmement pointilleuse sur la qualité. J’ai fait des choix difficiles, jamais commerciaux. Et je suis restée libre ! Incorruptible ! Imputrescible !«
Elle se dit combative : « ça fait 88 ans que je suis en guerre. Tant de choses me déplaisent dans notre société. J’adhérais aux valeurs de ce qui était la vraie gauche. Mais je me suis détournée de la politique. On était fier d’appartenir à une certaine famille. Mais il n’y a plus de famille. C’est l’argent qui gouverne.«
Elle se souvient, comme nous tous, où elle était le vendredi 13 novembre, jour des attentats : « A la maison. Je devais partir le surlendemain chanter à Berlin. » Elle y alla : Pas question de céder quoi que soit !
Elle se souvient avoir eu « mal au corps, mal au cœur, mal à la tête, mal à la raison : Je ne vais pas bien du tout. Je ne dors pas. Ce sentiment de s’enfoncer dans une période de barbarie est terriblement angoissant. On recule à toutes pompes. Vers la non-culture. Le non-espoir. Quelle folie ! Tuer des jeunes gens qui écoutent de la musique ! Et se faire exploser au nom de la haine ! C’est aberrant.«
Oui elle a peut-être été une chanteuse engagée : « J’ai chanté en Espagne sous Franco et au Chili sous Pinochet. J’ai toujours manifesté pour la liberté de penser et de s’exprimer. La question des femmes m’a toujours tenu à cœur. J’aime leur courage, leur intégrité.«
Chanter
« Dans tout ce que je chante et dans ma vie, je suis là quelque part. […] Les mots, c’est très grave, pour moi. […] Je ne peux pas mettre dans ma bouche des mots qui ne me plaisent pas. […] Je suis là pour servir. Il y a une belle phrase dans la Bible, qui dit : « Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole. » Et moi, mes Seigneurs, ce sont les écrivains et les musiciens. Je suis là pour servir, je suis interprète. »
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