
Cet article est rédigé à l’occasion de la semaine de la mémoire particulièrement significative en Israël : entre « Yom HaShoah » (jour du souvenir pour la Shoah et l’héroïsme), « Yom HaZikaron » (jour du souvenir pour les soldats tombés et les victimes du terrorisme) et « Yom HaAtzmaout » (fête de l’indépendance de l’État d’Israël) : Les voix du passé et les espoirs d’avenir s’entrelacent.
Il retrace le parcours émotionnel et musical du peuple juif de Tunisie, de l’occupation allemande jusqu’à l’espoir renaissant après la création de l’État d’Israël, à travers deux chants emblématiques : un piyout en hébreu composé à Djerba et un chant populaire de célébration sioniste.
Lorsque les troupes allemandes envahissent la Tunisie à la fin du mois de novembre 1942, la communauté juive est confrontée à une période d’extrême vulnérabilité. La Tunisie devient alors le seul territoire d’Afrique du Nord et du monde arabe à être occupé directement par l’Allemagne nazie, et ce, jusqu’au mois de mai 1943. Cette brève mais intense occupation marque profondément la population juive. Peur, humiliation, perte de droits, déportations vers les camps de travail, réquisitions économiques et menaces constantes : beaucoup d’épreuves qui bouleversent la vie quotidienne.
Les Juifs de Tunisie, bien qu’éloignés des grands centres du conflit, en subissent les conséquences directes – dans leur chair, leur dignité, leur économie, et jusqu’au sein même de leurs foyers. Ce contexte d’oppression laisse des traces profondes, tant sur le plan matériel que sur le plan moral, marquant une génération entière.
❖ Un piyout qui répond à la souffrance
C’est dans cette atmosphère d’après-guerre qu’émerge le piyout de Rabbi Mekiketz zt »l, l’un des grands sages de l’île de Djerba. Son poème s’ouvre sur une reprise du verset biblique « וְעַ֥ם נִ֝בְרָ֗א יְהַלֶּל־יָֽהּ » (Psaumes 102 :19), qu’il transforme poétiquement en : « הַלְלוּיָה עַם נִבְרָא » – Hallelouya avec une créature recréée. En une formule simple mais puissante, le poète exprime que même dans un monde en ruines, la création se renouvelle, et que le peuple juif, rescapé de la mort, proclame à nouveau le chant de la vie.
Texte du piyout de Rabbi Mekiketz zt »l
Source : Halel veZimra, édité par Ouriël Bokhris, Bnei Brak : L.B., p. 69
Hébreu | Français |
הַלְלוּיָה עַם נִבְרָא. כִּי דִּמְעָתִי רָאָה, וְחִישׁ מִצָּרָה הוֹצִיא אוֹתִי: | Alléluia un peuple est créé. Car Il a vu mes larmes, et Il m’a rapidement délivré de la détresse. |
תּוֹעֵי מִדְבָּר וְעֲרָבָה, נַפְשָׁם צָמְאָה וְרְעֵבָה. הוֹרֵם יָה עִיר נוֹשָׁבָה, יוֹדוּ לְצוּר יְשׁוּעָתִי: | Égarés dans le désert et les plaines, leur âme assoiffée et affamée. Il les mena vers une ville habitée, ils louèrent le Rocher de mon salut. |
בְּצַלְמָוֶת אֲסִירִים. כִּי הָיוּ עִם אֵל מַמְרִים. שָׁבוּ וּמִמִּצְרַיִם, הוֹצִיאֵם צוּר יְשׁוּעָתִי: | Prisonniers dans l’ombre de la mort, car ils s’étaient rebellés contre Dieu. Ils revinrent et, d’Égypte, Il les fit sortir – le Rocher de mon salut. |
אֱוִילִים בְּרֹב אָשָׁם. לַמָּוֶת נָגְעָה נַפְשָׁם. צָעֲקוּ לָאֵל בִּלְחָשָׁם, מַלְטֵם צוּר יְשׁוּעָתִי: | Insensés par leurs nombreuses fautes, leur âme fut frôlée par la mort. Ils crièrent doucement vers Dieu – Il les sauva, le Rocher de mon salut. |
יוֹרְדֵי בִּמְצוּלוֹת יַמִּים. וְסַעֲרָה גַּלִּים תְּרוֹמֵם. בָּרַע נְמוֹגִים וְהוֹמִים, הוֹשִׁיעֵם צוּר יְשׁוּעָתִי: |
❖ Le chant populaire tunisien comme inspiration
Ce cri de « Hallelouya » ne surgit pas dans le vide. Il trouve un écho profond dans la mémoire populaire tunisienne. Car dans les cœurs meurtris par la guerre et la séparation, d’autres voix se sont levées — portées par la douleur intime et la fidélité au souvenir.
Le piyout de Rabbi Mekiketz zt »l tire son origine directe d’un chant populaire tunisien bien connu intitulé « Zaama Ennâr Tetfâch ». Ce dernier, profondément ancré dans la mémoire émotionnelle collective, exprime les douleurs de l’absence, de la séparation et du manque. Le Rav Mekiketz, maître attentif de la culture musicale judéo-tunisienne, connaissait cette mélodie.
C’est sur cet air traditionnel qu’il a composé son piyout. Mais l’inspiration ne fut pas uniquement musicale : les paroles mêmes du piyout dialoguent avec le contenu émotionnel du chant populaire. Douleur, errance, supplication – autant d’éléments que le Rav transforme en prière d’espoir et de délivrance.
Voici le refrain et la quatrième strophe de la chanson tunisienne populaire : « Zaama Ennâr Tetfâch » (version interprétée par le chanteur Zied Gharsa)
Le texte suivant est présenté dans sa langue originale et en traduction française, sous forme de citation poétique.
Arabe | Français |
زعمة النار تطفاش ونبرى من وجعاتي | Est-ce que le feu s’éteindra et je guérirai de mes douleurs ? |
تكوى قلبي بقداش من جمرة فوق جرحاتي | Combien de braises ont brûlé mon cœur – une braise sur mes blessures. Avec combien de braises sur mes blessures brule mon cœur ? |
يا حبيبي طولت الغيبة نار لهيبة الفرقة صعيبة | Mon bien-aimé, ton absence s’est prolongée – la flamme de la séparation est difficile à supporter. Le feu brûlant de la séparation est féroce. |
هان عليك خلتني غريبة دمعي سكيبة زاد ليعاتي | Cela t’est égal – tu m’as laissée étrangère, mes larmes coulent et ma peine s’intensifie. |
Quatrième strophe (fin)
Arabe | Français |
عييت نشكي وعييت نتكلم | Je suis fatiguée de me plaindre, fatiguée de parler. |
قلبي مهمّم وأنت ما ترحم | Mon cœur est accablé de souci, et toi, tu ne montres aucune pitié. |
طول الليل سهران نخمم | Toute la nuit je reste éveillée, je réfléchis. |
بخيالك نحلم في مناماتي | Je rêve de toi dans mes songes, ton image me hante. |
زعمة النار تطفاش ونبرى من وجعاتي | Est-ce que le feu s’éteindra et je guérirai de mes douleurs ? |
Ainsi, son piyout s’inscrit dans une filiation directe avec ce patrimoine chanté, et devient une résonance spirituel et poétique de cette expression populaire judéo-tunisienne.
❖ Un nouveau chant pour un nouvel espoir
Avec la proclamation de l’indépendance de l’État d’Israël en mai 1948, une autre voix monte depuis la Tunisie juive. Cette fois, ce n’est plus la plainte ou l’appel à l’aide — mais un chant d’affirmation, de force retrouvée. Dans un style populaire, avec des images du quotidien, les mots traduisent un bouleversement historique : nous ne sommes plus un peuple humilié — nous sommes un peuple debout.
À travers les figures de David Ben Gourion et de l’organisation Haganah, ce chant exprime une montée en puissance de la fierté et de la sécurité juive. Il affirme la capacité du peuple juif à défendre sa terre, à construire un avenir, et à faire face à ceux qui l’ont méprisé. Mais il évoque aussi, avec une verve populaire poignante, l’attente de la rédemption et l’espérance d’une délivrance encore à venir — y compris pour les Juifs de Tunisie.
Le chant suivant, transmis oralement en Judéo-Tunisien par Shoshana Cohen, est cité partiellement en français selon les usages poétiques et populaires. (https://youtu.be/9i3U5OZcTsY?si=DtyYp9AGiCi2vZMF) (source : vidéo publiée par le site «Lashon HaBayit» – www.lashonhabayit.org, interprété par Shoshana Cohen)
Après l’humiliation, nous sommes devenus un État :
Nous avons attendu, et Dieu a eu pitié de nous.
Le Maître du monde a offert un présent :
Les Juifs fidèles vivront,
Pour anéantir cette armée,
(…).
Que Dieu protège la Haganah,
Aucun État ne les fera reculer,
Quiconque s’approche d’eux — ils le briseront,
C’est elle, la lampe allumée.
Le cœur des Juifs est en fête,
Il leur a donné la terre et le pardon,
(…)
Des nuits et des années, nous avons souffert,
Chaque nation nous a méprisés et maudits.
Comme elle est douce, la donation divine :
Nous étions des brebis, nous sommes devenus des héros°
❖ Mémoire et renouveau : un chant pour demain
Trois voix, trois rythmes, mais une seule ligne mélodique : celle de l’âme juive de Tunisie, qui sait se souvenir, espérer, et renaître. Ces chants forment un triptyque vivant — entre prière, blessure et renaissance.
Ils nous rappellent qu’en toute nuit, le peuple juif a su faire entendre un chant — pour vivre, pour croire, et pour espérer. Ils témoignent aussi de notre responsabilité collective : faire entendre ces voix venues de Tunisie, les inscrire pleinement dans l’histoire du peuple juif, et faire vivre leur héritage musical et spirituel auprès des jeunes générations.
Cet article est également dédié à la mémoire du Rav Meïr Mazouz zt »l, doyen de la yeshiva « Kisse Rahamim », figure majeure de la tradition juive tunisienne, décédé à la fin de la fête de Pessah 5775. Puisse cette étude être pour l’élévation de son âme.
Ces chants, entre douleur, espérance et renaissance, tracent le fil d’une mémoire musicale vivante. Ils nous rappellent qu’en toute nuit, le peuple juif a su faire entendre un chant — pour vivre, pour croire, et pour espérer. Am Israël Hai!
© David Ichoua Moatty
dudum@brancoweiss.org.il
A relire:
— Sarah Cattan (@SarahCattan) April 27, 2025
il s’agit vraisemblablement du grand rabbin Mqiqes Hachelly זצוק »ל.