
« Une dictature est un écrivain raté avec une armée. Quand le roi est nu, tout le monde l’applaudit, sauf les enfants. En URSS ou en Amérique latine, les dictatures ont toujours été une fiction violente. Si vous n’y croyez pas, vous êtes arrêté et torturé, jusqu’à ce que vous concédiez : en effet, le roi n’est pas nu, il porte une très belle robe. Il y a une concurrence des fictions : plus une dictature est défaillante et violente dans sa fiction, plus elle s’en prend aux écrivains, qui sont ses concurrents, car ils racontent une histoire alternative, singulière, individuelle. Si l’on y ajoute des circonstances aggravantes – écrire en français, remporter le Goncourt en France, grâce à un livre sur une guerre cachée par rapport à une autre guerre exhibée -, on aboutit au crime parfait.
Ce qui se passe avec Boualem ou d’autres soulève plusieurs enjeux. Il y a d’abord un message pour les Algériens : on peut les traquer, les emprisonner, et ils ne doivent ni écrire ni rêver d’écrire. C’est un message pour les écrivains à venir : l’Algérie produit à chaque génération d’admirables écrivains, puissants et passionnés, inspirés par leur terre. Tous les dix ans, ils sont tués, chassés, incriminés, contraints à l’exil. Un écrivain algérien est un écrivain né en Algérie, qui vivra en France. Le deuxième message est envoyé aux Français : on vous atteindra dans ce que vous avez de plus noble, l’écriture. On vous touchera au cœur de votre prestige international. Le troisième message est pour les gens qui ont fui ici : la France ne peut même pas protéger Kamel Daoud en France, à Paris, et ne peut rien pour Boualem Sansal en Algérie. C’est une démonstration de force : Alger peut déposer plainte contre Kamel Daoud en France ; la France ne peut même pas envoyer son avocat à Alger.
Qui va gagner ? La liberté. Le problème est le prix. Qui payera le plus pour que ce jour-là puisse advenir ? L’écrivain est aussi une singularité quand il est francophone. Il fait partie de l’histoire algérienne, qui est plurielle et multilinguistique. Mais il y a une caste de domination linguistique qui nous refuse notre statut d’Algériens et fait de nous des Arabes. Or l’Arabe vit en Arabie saoudite ; il n’y a pas, pour le moment, d’Algérie saoudite. On vous accuse ensuite d’être anti-langue arabe. Pourtant, j’aime cette langue. Mais cette langue m’appartient. Je ne lui appartiens pas. Or si vous semblez contre cette langue, vous êtes contre Dieu et l’islam. (…)
Je suis très inquiet et pessimiste pour mon frère de plume Boualem Sansal. Je connais les passions belles de cette terre. Je connais aussi ses radicalités. Boualem est celui qui paie le plus. Camus rappelait dans Actuelles IV la difficulté à raconter une dictature. C’est difficile car l’être humain a tendance à aller vers le confort. Je n’aime pas les gens qui reprochent tout à l’Occident. Il n’est ni juste ni injuste, il est. Avec ses défauts et ses qualités. Dès le début, j’ai exprimé mon pessimisme pour Boualem. Mais il n’est pas le seul à m’inquiéter : les libraires, les éditeurs, les écrivains souffrent aussi en Algérie. Certains vivent maintenant exilés en France et ne veulent pas apparaître publiquement, car ils savent quel en serait le prix.
Il y a un régime de terreur absolue. Pour autant, je crois aux miracles. Je crois à la constance – c’est une vertu : il faut en parler, il faut rappeler que Sansal est en prison, que l’Algérie est en prison et que beaucoup d’Algériens sont en prison. Bien sûr, il y aura toujours des gens pour dire que beaucoup soutiennent le régime. Parfois, certains pensent que le seul moyen d’échapper à une prison est de s’en faire les gardiens. Cela fonctionne souvent, car, par défaut, tout privilège est bienvenu dans une tyrannie. Pouvoir exercer un privilège sur une personne plus faible ne donne pas la liberté entière, mais peut sauver. On est dans cette logique.
La culture est menacée en Algérie : livres interdits, librairies fouillées, écrivains pourchassés… Le problème de la France est la gratuité, y compris celle de la liberté. On oublie, et c’est normal, combien elle coûte. Tous les dix ans, on est rappelé à cet ordre-là. Écrire un livre et aller l’acheter dans la négligence, l’indifférence et la banalité est la gloire de la démocratie. Mais cela coûte. Boualem est le crucifié de cette terreur. Je me sens humilié et blessé de ne pas pouvoir revenir voir les miens, d’être qualifié de tous les noms. Tout ce que je désirais était de sortir de mon village, d’être le premier partout et de briller, de me faire respecter dans le monde en racontant ma terre. Voilà ce que je reçois en contrepartie. Je me rappelle le jour où j’ai reçu le Goncourt : je l’ai appris à 12 h 37 ; à 14 h 30, j’avais mal au ventre, car je savais que cela me coûterait. (…)
J’ai toujours eu, dans l’intimité, une opinion juste de ma personne. Comme je le dis à mes étudiants, celui qui ne peut pas mourir à ma place ne peut pas vivre à ma place. Dès lors, j’ai pensé que je devais écrire pour raconter mon histoire. Qu’elle soit récupérée, interprétée, interdite, contestée, ce n’est pas mon affaire. L’Occident est assez houleux à mon encontre, car je ne suis pas le bon Arabe, celui qui estime que tout est la faute de l’Occident. S’enfuir des champs de coton communautaires est puni par le fouet. L’idée que je ne sois pas perçu, dans mon universalité, en tant que centre du monde et nombril de l’univers me dérangeait. Je ne suis l’Arabe de personne. J’écris ce que je pense. Que l’autre se sente mal, ce n’est pas mon affaire. Cela en dit plus sur l’Occident que sur moi. »
Kamel Daoud, propos recueillis par Vincent Trémolet de Villers pour Le Figaro
Les nouvelles formes de dictature (comme en Europe de l’ouest) n’ont plus forcément besoin d’armée ni de police violente. La police de la pensée leur suffit.
Et la novlangue : lisez George Orwell.