

ENTRETIEN – Ce vendredi, soixante-dix ans jour pour jour après la conférence de Bandung, la philosophe Renée Fregosi publie Le Sud global à la dérive. Entre décolonialisme et antisémitisme (Intervalles), un essai éclairant qui revient aux sources de la notion de « Sud global ».
LE FIGARO. – Vous écrivez que la montée des ONG sur la scène internationale a aidé la progression de l’idéologie des pays du Sud global. Certes, mais dans quelle mesure les organisations internationales, comme l’ONU, ont également pu leur laisser un forum duquel les pays occidentaux se sont volontairement mis en retrait ?
RENÉE FREGOSI. – La notion de « Sud global » regroupe différents acteurs. Les courants décoloniaux et woke estiment qu’il faut lutter contre la transmission de la culture occidentale car celle-ci serait coupable de tous les maux de la terre. La date de sortie du livre, le 18 avril, correspond aux 70 ans de la conférence de Bandung, qui marquait le lancement du mouvement des pays non alignés. Il s’agissait donc d’États ou de mouvements de libération nationale qui ambitionnaient de créer un État.
Le « Sud global », lui, est fait d’États qui mettent ce discours en avant pour se démarquer de l’Occident, mais aussi d’organisations non gouvernementales qui en font l’essentiel de leurs revendications. À la création de l’ONU, les ONG n’existaient pas. Mais à la fin du XXe siècle, le modèle étatique a connu un discrédit – après la chute de grandes dictatures (URSS, en Amérique latine, etc.) -, et ce sont des ONG qui ont été chargées d’assurer la transition à la suite de ces États « faillis ». Elles ont acquis une notoriété qu’elles ont conservée tout en adoptant le discours du « Sud global » (bien que bénéficiant de financements occidentaux). Elles sont aujourd’hui très présentes à l’ONU, notamment dans les commissions.
Le « Sud global » est-il donc davantage une notion idéologique qu’un ensemble de pays ?
Certains États cherchent à en devenir le centre névralgique et utilisent à outrance cette idéologie, ce nouveau tiers-mondisme. Ce discours décolonial s’alimente d’ailleurs d’une composante salafo-frériste : il critique les anciennes puissances colonisatrices pour leur prétendue islamophobie. Parmi les États qui le portent, on retrouve en première ligne des pays qui ne sont pas du Sud, mais des puissances proto-totalitaires, comme la Russie ou la Turquie. Ces pays prétendent être des démocraties pluralistes en feignant de ne pas comprendre que le principe d’une élection, avant la liberté du vote, est celle de candidater. Tous ne se positionnent pas de la même façon : la Chine est assez subtile dans ses déclarations à l’égard de l’Occident, là où Poutine prétend s’opposer à l’Occident car celui-ci aurait sombré dans la décadence woke. En définitive, ils se rassemblent tous sur des positions anti-occidentales et anti-Israël.
Vous revenez sur l’ampleur de l’activisme anti-israélien à l’ONU. Il préexiste largement à la participation de membres de l’UNRWA aux attaques du 7 Octobre. Pouvez-vous nous en rappeler les origines ?
L’ONU n’est pas autonome, mais reflète les rapports de force entre ses membres. L’ONU de 2025 n’est donc plus celle de l’après-guerre. Les démocraties occidentales n’ont pas toujours été exemplaires, certes, mais elles avaient mis les droits de l’homme au centre de l’Organisation des Nations unies. Au fil de son histoire, on est passé d’une cinquantaine de membres à près de deux cents. Une majorité d’entre eux sont des États totalitaires, autoritaires ou proto-totalitaires. Ils ont gagné en nombre, en puissance, et se sont alliés entre eux. L’idée démocratique étant portée par l’Occident, ces pays dirigent leur discours contre lui, et voient en Israël sa fine pointe (d’autant que nombre de ces dictatures sont islamistes). Le « Sud global » renouvelle ainsi la judéophobie : on ne reproche plus aux Juifs leur infériorité, mais d’être des super-Blancs, super-colonisateurs – et à Israël de représenter l’Occident au cœur de l’Orient.
Les Occidentaux, parmi lesquels les Israéliens (donc les Juifs, irrémédiablement assimilés à l’État hébreu), sont victimes de ce justicialisme qui consiste à promettre la justice à tous ceux qui ont été exploités par les « méchants »
Comment expliquer que cette forme d’antisémitisme soit aussi très prégnante en Amérique latine ?
Le « Sud global » regroupe diverses tonalités, cohérentes entre elles, mais reste une polyphonie. C’est sa branche décoloniale qui a pris racine en Amérique latine, principalement en se centrant contre Israël. Un nombre de plus en plus important de pays latino-américains critiquent Israël, à l’exception de l’Argentine (avant même Javier Milei, Macri avait marqué une pause de l’ère péroniste et donc du rejet de l’État hébreu). Le tiers-mondisme, comme le néo-tiers-mondisme du « Sud global », est animé par le ressentiment (à l’égard des puissants, des dominateurs, des colonisateurs, etc.). Il rejette ainsi ceux qu’il estime être des puissants. De fait, les Occidentaux, parmi lesquels les Israéliens (donc les Juifs, irrémédiablement assimilés à l’État hébreu), sont victimes de ce justicialisme qui consiste à promettre la justice à tous ceux qui ont été exploités par les « méchants ». Les idéologies représentent toujours la réalité de façon binaire, le justicialisme tout particulièrement.
Vous estimez que la définition d’Israël en tant qu’État juif ne l’empêche pas d’être laïque. C’est-à-dire ?
Ces dernières années, le pouvoir des religieux s’est accru en Israël. Dès le départ, d’ailleurs, le pays s’est dispensé d’une Constitution pour laisser entendre qu’être juif, c’est être religieux. Or je considère que c’est avant tout être attaché à une culture, une mémoire et une histoire millénaires. Si Israël est légitime sur cette terre aujourd’hui, ce n’est pas tant grâce au royaume de David il y a des millénaires ou à la présence historique de Juifs sur place, mais parce que Jérusalem est portée par la mémoire juive. La tradition et sa transmission contiennent Israël, pas seulement du fait de la religion. Dès lors, la loi de l’État juif peut être laïque et démocratique. Depuis mai 1948, ainsi, les Israéliens jouissent des mêmes droits, quelle que soit leur origine, leur religion ou leur ethnie.
Propos recueillis par Eliott Mamane
Source: Le Figaro
https://www.lefigaro.fr/vox/monde/aux-origines-du-concept-de-sud-global-20250417
Renée Fregosi est philosophe et politologue, spécialiste du populisme. Elle vient de publier « Le Sud global à la dérive. Entre décolonialisme et antisémitisme ». Éditions Intervalles, 2025
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