
Interview avec le frère Réginald-Ferdinand Poswick
Par Daniella Pinkstein
Pour Tribune Juive
Abbaye de Maredsous le 30 mars 2025


Je vais essayer de vous présenter en quelques mots, – tâche périlleuse au regard de l’étendue de votre parcours ! Attendant une prochaine interview, nous l’espérons, je n’aborderai, dans un premier temps qu’un domaine auquel vous vous êtes dédié depuis des décennies. Théologien, bibliste, vous avez rejoint l’abbaye bénédictine de Maredsous en 1955. En 1971, vous vous formez en informatique et devenez le pionnier d’une informatique appliquée à la Bible. Votre intérêt pour le code numérique vous a amené à la création du « Centre Informatique et Bible », à l’Abbaye de Maredsous. En souriant, vous vous donnez le nom de « business moine ». Je ne sais si vous avez autant penché vers le « business », mais vous êtes indiscutablement un précurseur de l’utilisation des outils informatiques pour la compréhension et la diffusion de la Bible. Vous avez participé à l’ouvrage somptueux d’André Chouraqui, L’Univers de la Bible – je remercie au passage son fils, Emmanuel Chouraqui, qui nous a mis en contact, – Ouvrage pour lequel vous avez coordonné la partie des notes chrétiennes et le Dictionnaire qui forme le Volume 10 de cette publication majeure.
- Comment, et dans quelles circonstances, avez-vous connu André Chouraqui ?
Je l’ai en fait connu grâce à la traduction des Psaumes d’André Chouraqui et celle de Père Georges (Paul) Passelecq[1], osb (moine de Maredsous, traducteur également de la Bible de Maredsous, 1950).
Dès son retour des camps nazis où il eut l’occasion de côtoyer de nombreux « autres chrétiens », juifs ou agnostiques, le P. Georges (Paul) Passelecq, moine bénédictin de Maredsous (Belgique), s’était juré de « rendre la Bible aux catholiques » dont la Sola Scriptura de Luther les avait éloignés ! Aussitôt rentré, il se mit à la tâche et publia, dès 1946-47, les Évangiles dans une traduction un peu plus « moderne » que celle de Crampon alors la plus utilisée par les Catholiques.
Lire la Bible, à cette époque, relevait encore d’une « permission » que j’ai vu demander mon père, dans ces années-là, à l’évêque de Liège. Et la traduction de Crampon ainsi qu’un exemplaire de la Vulgate latine se trouvaient dans une armoire fermée à clef, rangée à côté des Contes des Mille-et-une-Nuits … et autres livres considérés comme des livres à ne donner qu’à des lecteurs « avertis » !!
Dans ces contextes, l’enseignement de la Religion à l’École abbatiale de Maredsous où je suis mis en pension à partir de septembre 1946 était certainement innovante. Elle n’hésitait pas à commenter la Bible. Et vers les années 1950, pour préparer un pèlerinage avec les étudiants parisiens à Chartres, je me souviens de longues préparations autour de la lecture de Lettres de Saint Paul !
La première édition complète de la Bible de Maredsous, sous le titre La Sainte Bible, paraissait chez l’imprimeur-éditeur Pierre Zech, ami de Passelecq, en 1950. On en fête donc en 2025 le 75 ème anniversaire, tandis qu’on a fêté les 150 ans de la fondation de l’Abbaye de Maredsous en 2022. La Bible et sa diffusion au sens le plus large font donc partie de l’ADN de ce monastère bénédictin de Maredsous : le seul qui, à partir de l’édition de 2014, voit son nom associé à une Bible : Bible de Maredsous (comme on trouve, par ailleurs, Bible de Jérusalem ou Bible de Crampon ou Bible du Rabbinat, etc.).
Au-delà de cet environnement très porteur pour une appréciation de la Bible dès ma jeunesse, on commençait aussi à percevoir les richesses des Psaumes, à travers les adaptations musicales du P. Gélineau (Jésuite), mais également tout le substrat « sémitique » de la Bible grâce au maître-livre de Dom Célestin Charlier, La Lecture Chrétienne de la Bible (1949) et le lancement, par le même, de la revue Bible et vie Chrétienne (1953).
André Chouraqui publie sa traduction du Cantique des Cantiques et celle des Psaumes en 1953 et 1954. Ce sont les années où je termine ma scolarité à l’École abbatiale de Maredous et m’apprête à devenir moine dans la Communauté bénédictine de Maredsous (1955) où, dès le Noviciat, le P. Willibald Michaux, osb, nous introduit à la prière des Psaumes notamment en nous sensibilisant au substrat sémitique de ces prières si bien mis en évidence par la traductique d’André Chouraqui.
- Pouvez-vous expliquer, pour tous ceux qui ne connaissent pas encore l’Abbaye de Maredsous, son origine et sa vocation ?
Il s’agissait d’un renouveau monastique bénédictin d’abord à Solesmes (Dom Guéranger), puis à Beuron (les frères Wolter) à la rencontre de la « revanche catholique belge » et capitaliste (grandes familles du Nord) contre les destructions de la Révolution française. L’abbaye de Maredsous est créée de toutes pièces en « néogothique » par ces grandes familles et par l’architecte Béthune à partir de 1872 dans le cadre d’une « fondation » faite par l’abbaye bénédictine de Beuron (Bavière) où un membre de ces familles belges, dom Hildebrand de Hemptine, ancien zouave pontifical, était entré comme moine !
- Votre implication – si grande – dans l’étude de la propagation de l’informatique dans presque toutes les sphères de pensées et d’activités humaines, vous porte fatalement à y réfléchir. A la question que vous posez souvent dans vos articles « Quel humanisme pour la culture de l’ère informatique », existe-t-il une seule réponse ? Et n’est-il pas urgent d’y songer, devant le sentiment général d’être, d’une façon ou d’autre, submergé ?
C’est là en effet une question vitale de conception de l’évolution du « petit humain » vers un corps d’humanité planétaire dont l’humain représenterait les neurones d’intelligence et de mémoire. Longue réflexion.
- La diffusion de la Bible par ce biais, électronique, est-elle tout à la fois un atout mais également en symétrie, le danger d’une perdition littérale par tous ceux – les plus actifs souvent – qui manquent d’outils de compréhension et d’approche de tels textes ?
Une nouvelle pédagogie doit se mettre en place d’urgence sinon on risque de perdre l’intelligence liée à l’écriture manuelle et à la mémoire neuronale !
- La Bible n’est-elle pas justement la recherche d’une destinée humaine motivée par une volonté de communion ? L’informatique ne joue -t-elle pas plutôt du côté de la désunion ? Et comment s’en prévenir ?
Il faut renforcer les deux et leur interactivité (notamment dans tous les niveaux de formation).
- Si depuis le 1er Nostra Aetate des liens entre juifs et chrétiens se sont enfin peu à peu tissés, des ponts se sont établis qui nous ont amenés, chacun, à ne plus craindre le vide, il semble hélas qu’un souffle froid nous traverse à nouveau. Comment, selon vous, pourrions-nous, en dehors peut-être des grands ordres établis, prendre des initiatives concrètes pour renouer des liens ? Voire d’autres liens ?
La retraite annuelle de la communauté bénédictine de Maredsous en Décembre 2024 a été prêchée par le Grand Rabin Guigui de Bruxelles … Il faut s’inviter mutuellement à « parler » !!
- André Chouraqui dans son travail colossal de traduction du Tanakh, du Nouveau Testament, et du Coran (à partir, pour chacun, des originaux), espérait avec l’ardeur des prophètes qu’une langue originelle retrouvée éloignerait, au moins en partie – malentendus et mutuelles incompréhensions ou dissensions. Le pensez-vous également ?
Oui, à condition de « former » à cette démarche de connaissance authentique des sources du développement d’une intelligence authentiquement humaine. L’élimination du grec et du latin de beaucoup de cursus scolaires au niveau des études secondaires est, de ce point de vue, une amorce de « catastrophe » dont on ne prendra la mesure que lorsqu’une nouvelle génération accédera aux postes de responsabilité avec des capacités d’ « intelligence » et de « réflexion » très limitées à ce que « ma montre connectée à ChatGPT me dit !! ». Je crains certaines catastrophes humaines et sociétales (y compris « dramatiques », comme pourrait l’être un accident dans une Centrale nucléaire par manque d’intelligence réelle chez les « responsables » d’une génération sans neurones d’intelligence bien connectés et bien développés !!).
- L’intelligence artificielle n’est-elle pas dans ce cas en passe de se substituer non seulement à l’intelligence humaine, mais également à la volonté humaine ? Comment un homme de foi peut-il tenter d’y remédier, de trouver un chemin jusqu’au cœur des hommes, de leurs passions, de leur sensible intelligence, de leur raison et surtout de leur morale humaine ?
L’humain doit prendre en main de façon énergique et volontaire le bon développement de l’embryogenèse d’une humanité en cours d’unification planétaire. Une « ingénierie d’humanité » devrait naître et se développer : judéo-chrétiens et disciples du Dieu Unique devraient en être les premiers promoteurs !
Du côté de l’Islam, voire les tentatives très prometteuses des Soufis rassemblés autour des initiatives internationales du Cheikh Ben Tounès.
Comment rassembler tous ceux qui pensent qu’il faut agir dans ce sens ? Qui invite ? Qui promeut ?
- Nous avons tous, nous juifs plus particulièrement, la conviction que quelque chose se joue d’irréversible – époque charnière – dont on ne mesure pas encore les conséquences. Avez-vous également le sentiment qu’il faille nous préparer ? Et si oui, comment ?
En maintenant et en développant des lieux (centres) de mémoire fort(e)s !
- Êtes-vous optimiste ?
Oui … sinon il n’existe pas de Dieu créateur ! … nous qui sommes ses enfants !
- En dernières questions, qu’est-ce qui a motivé votre engagement, vous étiez fort jeune lorsque vous fîtes profession monastique ? Et pourquoi chez les Bénédictins ?
Parce que je fus à 8 ans (1946-1954) élève de l’École abbatiale de Maredsous, aujourd’hui Collège Saint-Benoît !
Des modèles d’humanités fortes, comme le furent les moines qui furent mes éducateurs, cela marque un jeune en plein développement neuronal !
- Léon Chestov demandait à la suite de Pascal « Comment tirer le monde de l’engourdissement ? Qui fera que la douleur de Job l’emporte en pesanteur sur le sable de la mer ? », tentant par ces interrogations de faire contrepoids à une raison qui s’égare. Que dirait Pascal de notre monde d’aujourd’hui ?
Le Pape François a posé la question d’une « béatification » de Blaise Pascal dans un texte du 19.06.2023.
Il faudrait voir, dans la même ligne de réflexion, s’il ne faut pas également béatifier Pierre Teilhard de Chardin.
Et cela sur base de cette vision qu’on trouve déjà dans les Pensées de Pascal (167/143) : « Pour régler l’amour que l’on se doit à soi-même, il faut s’imaginer un corps plein de membres pensants … et voir comment chaque membre doit s’aimer … »
Voilà une base de réflexion qui pourrait convenir aux trois monothéismes, au-delà des fractures historiques !
S’il ne faut pas se comporter comme les cow-boys états-uniens actuels, il faudrait, malgré tout, quelques voix fortes et courageuses pour appeler à une rapide mobilisation humaine en faveur d’un développement authentiquement « humain » … le seul qui soit « divin » !
Merci donc d’envoyer votre « interview » tant au Rabbin Guigui qu’au Pape François et au Cheikh BenTounès … et déjà MERCi à celui que l’Esprit (qui planait sur les eaux originelles) inspirera à la création !
Vous êtes décidément une voix hors du commun, avec une force tout aussi grande. Merci Fr. Réginald-Ferdinand Poswick, pour cette première et inédite interview. Une autre suivra, plus longue, plus détaillée encore sur vos engagements, dans les lieux même de l’Abbaye. בעזרת השם….
Notes
[1] Fils d’un avocat bruxellois renommé, Georges Passelecq entre à l’abbaye de Maredsous en 1925. Ordonné prêtre en 1932, il remplit alors plusieurs fonctions : organiste, directeur de la schola des élèves de l’école abbatiale, surveillant et professeur à cette même école.
Engagé dans les services secrets, lors de la seconde Guerre mondiale, il est arrêté à deux reprises, ce qui lui vaut de passer quatre ans en camp de concentration. Libéré de Dachau en 1945, il rentre à Maredsous où il dirigera les éditions de 1946 à 1963. À ce titre, il publie en 1950 la « Bible de Maredsous », dont il est à peu près l’unique traducteur. On sait à quel succès fut promise cette traduction française de la Bible au lendemain de la guerre.
Travailleur infatigable doué d’un langage direct, il assure d’innombrables prédications et comprend très tôt l’importance des médias non seulement écrits mais audio-visuels. Outre la Bible, il publie nombre d’ouvrages sur divers sujets comme une brochure sur les « Erreurs des Témoins de Jéhovah » qui reste une référence.
En relation avec les milieux juifs dès avant la guerre, au moment où il faut accueillir ceux qui fuient le régime hitlérien, le Père Passelecq est nommé secrétaire de la Commission pour les relations entre Juifs et Chrétiens lors de sa création par les évêques de Belgique, en 1989. En 1995 encore, il signe avec B. Suchecki, un livre sur l’encyclique « secrète » que Pie XI avait eu l’intention de consacrer au racisme et à l’antisémitisme. Un projet que son successeur Pie XII ne reprendra pas ( https://www.cath.ch/newsf/belgique-deces- )
Propos recueillis par Daniella Pinkstein
— Sarah Cattan (@SarahCattan) March 9, 2025
Démarche super intéressante autant qu’originale…