Quand le plus illustre chasseur de nazis endosse l’extrême droite : est-ce un signe annonciateur de la fin du monde ? Pour Patrick Klugman, ça l’est.

Très cher Serge Klarsfeld
J’ai choisi de m’adresser à toi avec le respect que l’on doit à un maître. Que les choses soient claires : je n’ai de ta part que des leçons à recevoir et aucune à te donner.
Le militant de la mémoire que je suis n’est pas amnésique : en ce qui concerne l’action politique des juifs en France, il n’y a pas d’avant les Klarsfeld.
Il y a en revanche une descendance fière dans laquelle je m’inscris : C’est autour de toi, de Beate que les juifs ont pris conscience de leur persécution et de leur destin. C’est par votre travail acharné que nous savons ce qui s’est passé, que nous connaissons les victimes et leur boureaux, que nous pouvons nous souvenir de ceux dont le nom est la sépulture.
Aussi, quand le plus valeureux de nos combattants, le plus illustre chasseur de nazis donne son imprimatur à l’extrême droite de Le Pen fille et associés réunis, cela ne laisse personne indifférent. À titre personnel cela m’empêche de dormir :
A-t-il changé ? A-t-elle changé ? N’ai-je rien compris ?
J’ai pris le fait que les Klarsfeld endossaient l’extrême droite rien de moins que comme un signe annonciateur de la fin du monde.
Ceci étant rappelé, je ne crois pas qu’entre militants l’admiration soit exempte de discussions, de débatset même de divergences. C’est pourquoi j’ose t’exposer mes craintes ex cathedra.
Par tribune dans Le Figaro tu t’es adressé au Crif. Ostraciser le RN, dis-tu, ce serait en somme, pour la communauté juive, prendre le risque de se couper des juifs. Il y aurait, selon cette analyse, un parti unique auprès duquel nous serions en quelque sorte obligés de nous soumettre sauf à nous démettre de tout mandat représentatif.
Heureusement, nous n’avons pas fait de conversion massive au catholicisme quand l’Eglise, par la grâce de Vatican II, a cessé d’enseigner la haine des juifs dans le catéchisme !
Que n’as-tu pu évoluer toi-même encore plus vite que ce parti ne prétend lui-même le faire ? Lors de « l’affaire de Perpignan », où ta présence aux côtés de Louis Alliot pour une remise de décoration avait étonné, tu avais expliqué qu’il y avait une bataille interne dans le cadre d’un congrès du RN entre une ligne plus ouverte qu’il fallait encourager et une autre plus problématique incarnée par Jordan Bardella qu’il fallait combattre. Bardella l’a emporté sur Alliot ce qui n’a pas empêché le fait que tu sembles à l’aise avec ce parti et le soutien que nous devrions lui apporter. Apparemment, le fait que Marion Maréchal le rejoigne à son tour après son échapée zemmouriste, alors qu’elle incarne la ligne dure de ce qui a été le FN et ne rate aucune occasion de le faire valoir, n’a pas davantage infléchi ta propre ouverture vis-à-vis du RN.
Et puis parlons du phénomène : s’il y a des Français juifs tentés par l’extrême droite, la proportion est moindre selon tous les sondages disponibles que dans le reste de la population.
Surtout qu’il y a encore beaucoup d’irritants qui gênent du côté du RN.
Un parti nationaliste sous l’influence de la Russie de Poutine devait quand même nous rendre méfiants ; surtout quand la Russie soutient l’Iran en même temps qu’elle occupe l’Ukraine et est suspecte, comme nous le rappellent les étoiles peintes sur le Mémorial de la Shoah, d’attiser l’antisémitisme en France.
Ensuite, toutes les études le prouvent : c’est dans l’électorat du RN que l’on trouve encore la grande perméabilité aux préjugés antisémites.
C’est toujours au RN et aux dernières législatives qu’une candidate posait avec une casquette de la Waffen-SS, qu’une autre déclarait qu’elle avait même un dentiste juif. Quant au tout propre Bardella, il refuse en guise d’aggiornamento d’admettre l’évidence que Jean-Marie le Pen aurait été antisémite. Et que dire de Marion Maréchal qui, pas plus tard que la semaine dernière, se rendait à Yad Vashem avec Arno pour, je la cite, « rendre hommage à une militante historique du FN »… ? Si ce n’est pas une diabolique dédiabolisation, je ne sais pas ce que c’est.
Alors j’entends bien qu’il y a un parti politique de l’hostilité aux juifs et que ce n’est pas le RN. J’entends aussi que l’antisémitisme aurait disparu de sa base programmatique et qu’il faut le saluer.
Mais encore une fois, en face de l’extrême gauche nous avons d’autres alternatives que l’extrême droite, contrairement à ce que l’extrême droite voudrait faire croire !
Et pour lutter contre Mélenchon et ses amis, n’a-t-on pas des amis plus sûrs que Marine Le Pen et les siens ? Alors que faire de Anne Hidalgo à Jérôme Guedj, de Manuel Valls à Jean-Michel Blanquer, de Yaël Braun-Pivet, Aurore Bergé, Gérard Larcher, Xavier Bertrand, Christian Estrosi, Nicolas Sarkozy, Bruno Retailleau et j’en passe ? On fait comme s’ils inexistaient pas ?
Et on se couperait d’amis véritables pour d’autres qui ne seraient au mieux que d’anciens ennemis un peu trop pressés de nous utiliser dans leur conquête du pouvoir ? Ce n’est pas tenable.
Et puis il y a encore autre chose… Se jeter dans les bras du RN c’est séparer l’antisémitisme de lutte contre le racisme, exactement comme la LFI fait exactement l’inverse. Ce serait faire comme si nous étions des syndicalistes au lieu d’être des consciences comme tu l’as toujours été.
Alors permets moi, cher Serge, de te reprendre.
Mais de le faire littéralement et de citer.
« Inévitablement les extrêmes au pouvoir conduisent à la misère et aux barbelés », écrivais-tu en 2019.
Dans Le Monde en 2021, tu réitérais l’avertissement :
« Les juifs doivent se tenir à l’écart de l’extrême droite. Ils doivent se tenir à l’écart de tous les extrêmes de gauche et de droite, comme doivent le faire d’ailleurs tous les Français, qui doivent se retourner sur l’histoire du XXe siècle ».
À qui dois-je m’en remettre ? Au Serge Klarsfeld d’alors qui semblait insensible à la dédiabolisation et au changement de devanture ou à celui d’aujourd’hui ?
En 2022, aux dernières élections présidentielles, voilà que tu renouvelais ton exhortation:
« Les régimes dictatoriaux, autoritaires ou populistes ont décidé d’affronter les démocraties.
Les démocraties doivent se défendre tout en préservant les valeurs humanistes qui sont ses piliers. Vous qui soutenez le monde libre, défendez les valeurs républicaines.
Les extrêmes n’ont apporté la paix et le bonheur aux peuples qui les ont portés au pouvoir ».
Mon cher Serge, je n’ai rien d’autre à t’opposer que tes propres paroles qui m’ont guidé et ne m’ont pas quitté. Je n’ai rien de mieux que ce que tu as toujours énoncé avec clarté et force. Tes mots assénés, répétés, rabâchés pendant plus de 50 ans face aux extrêmes nous obligent aujourd’hui plus qu’hier et nous protègent de lendemains hasardeux et de déconvenues brutales.
Très cher Serge, excuse moi d’y tenir. De les retenir et de m’y tenir.
© Patrick Klugman