Après avoir remercié M. Nataf et l’Association de l’Histoire des Juifs de Tunisie pour l’invitation, l’opportunité de présenter pour la première fois les principaux résultats de sa recherche sur les chansons du ‘Tahlil’, et la remise du Prix Paul Sebag 2025, David Ichoua Moatty a lancé sa conférence, « Les chansons du ‘Tahlil’ comme outil d’expression sociale et émotionnelle dans l’héritage de la communauté juive de Tunisie », sa prise de parole étant associée à la diffusion de diapositives.

Une introduction toute personnelle fut proposée via la diffusion du Aroubi et la première phrase du refrain de « Tahlil l’Arousa » interprété par Raoul Journo, « un symbole des moments forts des célébrations dans les familles tunisiennes », pour lui l’évocation d’instants de grandeur spirituelle, de moments familiaux au sommet et de convivialité communautaire.

C’est pourquoi David Ichoua Moatty choisit de consacrer son mémoire de master aux chansons du ‘Tahlil’ et à leurs aspects linguistiques et culturels.
Il décida de présenter les chansons du ‘Tahlil’ comme un outil d’expression sociale et émotionnelle lors des rituels de passage, en analysant leur impact sur la communauté juive-tunisienne, en examinant leurs origines, les influences culturelles qui les avaient façonnées, mais aussi leur rôle actuel dans la tradition des Tunisiens d’origine juive, tout en explorant l’évolution de leur perception linguistique, sociale et religieuse.
« Les chansons du ‘Tahlil’ ont fait partie du cycle de la vie juive en Tunisie, mais leur place exacte dans les rituels n’est pas officiellement documentée dans les sources juives ou historiques. Cela s’explique par le fait que les rituels de passage étaient perçus avant tout comme des événements religieux, où les éléments liturgiques dominaient, reléguant le chant à un rôle complémentaire, expliqua-t-il.
Cette recherche examine les chansons du ‘Tahlil’ comme des œuvres littéraires et des outils émotionnels et sociaux, ayant évolué au fil des générations. D’après Yossef et Tzvia Tobi, ces chansons étaient associées à la chanson populaire féminine. Toutefois, les autres hypothèses avancées découlent de la revue de la littérature et des conclusions tirées des éléments analysés. Les chansons du ‘Tahlil’ sont passées de l’oralité à des documents écrits à la fin du XIXe siècle avec l’invention de l’imprimerie, puis à des enregistrements sonores au XXe siècle. Enfin, elles ont été intégrées dans des recherches linguistiques sur les Juifs de Tunisie en France et publiées en Israël au début du XXIe siècle. Ce processus historique illustre la canonisation d’une tradition orale et son adaptation dans de nouveaux contextes religieux. »
David Ichoua Moatty expliqua avoir collecté 30 chansons du ‘Tahlil’ en judéo-arabe tunisien à partir de sources diverses en Tunisie, en France et en Israël : « les chansons ont été triées, cartographiées, traduites et analysées. Sur ces 30 chansons, 23 ont été choisies pour constituer le corpus de recherche, en mettant l’accent sur le dialecte juif des Juifs de Tunis, tout en préservant les caractéristiques linguistiques et traditionnelles uniques.
En outre, des entretiens furent menés avec des chanteurs tunisiens de Tunisie et d’Israël.
Les chansons du ‘Tahlil’, avant tout chants de louange à Dieu, accompagnent les rituels de naissance, de circoncision, de Bar-mitsva et de mariage, ouvrant généralement la partie rituelle de la célébration ou en constituant le centre.
« Les chansons sont écrites en judéo-arabe tunisien, avec une faible présence de mots en hébreu ou en langues romanes. Les mots hébreux apparaissent principalement dans les chansons composées par des תלמידי חכמים, des sages juifs, tandis que les influences musulmanes se manifestent dans les descriptions et la langue utilisée ».
« La présence de symboles musulmans témoigne du dialogue culturel entre Juifs et Musulmans en Tunisie. Les couleurs, objets et symboles mentionnés dans les chansons révèlent des influences mutuelles et la manière dont les chansons d’origine musulmane ont été intégrées dans la tradition locale juive.
En plus de tous les aspects mentionnés, l’une des caractéristiques distinctives des chansons du ‘Tahlil’ est l’inclusion de la déclaration de foi musulmane « لَا إِلٰهَ إِلَّا اللهُ » (Il n’y a de dieu qu’Allah), qui constitue la première partie de la shahada (شَهَادَة), principe fondamental de l’islam, l’unité d’Allah, et le premier des cinq piliers de l’islam, ainsi qu’une partie de l’adhan (أذان), l’appel à la prière qui retentit cinq fois par jour.
Les chansons du ‘Tahlil’ sont parsemées d’expressions religieuses qui renforcent leur caractère rituel et le sentiment de sacralité des célébrations. Ces expressions ne servent pas seulement d’élément poétique, mais jouent un rôle important dans la transmission de messages de bénédiction, de foi et d’appartenance communautaire, créant ainsi un lien profond avec la tradition juive et les valeurs religieuses associées aux rituels. L’analyse révèle que ces expressions se limitent à dix mots hébreux et deux idiomes dans cinq des vingt-trois chansons. Ce fait souligne un processus d’adaptation partielle des chansons dans un cadre juif, un phénomène que l’on pourrait qualifier de « judaïsation » limitée des textes, comme le définit Y. Shetrit. »
Ainsi, ce processus d’adaptation religieuse initiale s’inscrit dans un cadre plus large de changements dans la classification et la perception des chansons du ‘Tahlil’ au fil du temps. Il faut noter que ce qui était nommé “Ghnaya” en Tunisie est appelé “Piyout” en Israël. Un autre changement notable concerne l’appellation des chansons : en Tunisie et en France, on utilisait le terme ‘Ta3alil’ écrit avec la lettre ‘ע’, avec quelques rares mentions de ‘Tahlil’ écrit avec la lettre ‘ה’, tandis qu’en Israël, le nom ‘Tahlil’ avec ‘ה’ est devenu la norme. Ces deux changements servaient probablement à les rapprocher de la tradition juive et de la musique de louange religieuse en hébreu propre aux תהילים (les psaumes). Ces évolutions illustrent l’adaptation des chansons du ‘Tahlil’ aux contextes sociaux et culturels variés au fil des générations.
Les chansons du ‘Tahlil’ ne sont pas seulement festives, elles jouent également un rôle profond sur le plan social, émotionnel et communautaire dans les rituels de passage des Juifs de Tunisie. Avant tout, ces chansons sont un moyen de louer et de remercier le Créateur pour la joie qui a été accordée aux participants des rituels et aux célébrants.
Par le chant de louange à Dieu, les participants expriment leur gratitude et la sainteté de ces moments importants de leur vie. Voici quelques exemples de louanges extraites des chansons concernant la naissance, dans lesquelles on peut apprendre que la gratitude envers Dieu est exprimée pour la naissance qui s’est bien déroulée, de préférence sans intervention médicale, et les plus attentifs parmi vous remarqueront qu’il y a aussi des remerciements pour la naissance d’une fille.
L’assemblée des bien-aimés – source de joie et d’intensification émotionnelle
L’une des expressions sociales les plus marquantes dans les chansons du ‘Tahlil’ est la description de l’assemblée. Les festivités offrent à la communauté l’occasion de se réunir, que ce soit en famille ou entre amis venus de près ou de loin. Tous sont appelés « Ahabayb » (les aimés, les amis chers), une expression qui illustre le respect et la proximité avec eux, ainsi que « Aulad Sidi », ce qui signifie « les fils de mon maître ».
Les chansons expriment des coutumes qui renforcent la cohésion communautaire
Le sommet de la célébration se produit lors du chant des chansons du ‘Tahlil’. Ce chant suit un ordre précis ! Les chansons du ‘Tahlil’ ne commencent à être chantées qu’après que les célébrants sont confortablement installés face aux musiciens, et seulement alors le chanteur commence à chanter. Cette façon de prendre place s’appelle « Tasdira », et elle est décrite dans le texte comme un moment “mnaouar”, c’est-à- dire un moment baigné de lumière.
Louez les figures centrales de la célébration – la sage-femme
En plus de la louange religieuse et de la gratitude envers Dieu, les chansons incluent des descriptions détaillées des figures centrales des rituels. Les deux personnages les plus représentés dans le corpus de recherche sont : la sage-femme et le mohel (le circonciseur). Contrairement au mohel, la sage-femme est présentée sous des aspects joyeux dès son entrée dans la maison de la parturiente, avec des termes de possession (Kabletna, notre sage-femme) et de respect (ya sitti, madame). De plus, elle reçoit des descriptions de caractère dans les chansons telles que : מרתובה, « l’organisée », מימונה, « la chanceuse », מקבולה, »l’acceptée »,נאגרה « l’artiste ».
Louez les figures centrales de la célébration – le Bar-mitsvah
Le terme juif « חתן » (le marié) fait référence à la fois au bar-mitsvah et au marié, et les mêmes chansons du ‘Tahlil’ sont chantées pour les deux. Ils reçoivent également de nombreux surnoms dans les chansons. Le חתן est décrit comme celui qui est décoré d’une chaîne et d’une montre (באלסלסלה ואלמנגאלה), des cadeaux traditionnels à l’époque. Il est également décrit comme une rose dans un vase (יא ורדה פי אלבוקאל) ou comme un diamant incrusté dans un métal précieux (יא דיאמנטי מעייר), une personne sans reproches (מא פיך מא ייוקל) et même comme « maître des hommes » (יא סיד אלרגאל).
Ils sont décrits comme des bijoux en forme de croissant incrusté, qui ornent leur tête comme une couronne “יא היללי מרשע ומרשוק על גביני. …הווא תאג̇ עלא ראסי ».
Louez les figures centrales de la célébration – la mariée
La mariée dans les chansons du ‘Tahlil’ est notamment décrite comme « une princesse » (בייה) et « une chose merveilleuse » (חאגה עצימה). Les chansons incluent des descriptions du corps de la mariée, qui reflètent le modèle de beauté de l’époque :
(בייצ̇א חלווה ומזיאנה; וג̇הא טבק אלפ̇צ̇ה, ומעאצם מן אלבלאר)
La mariée est louée pour sa peau claire, son visage comparé à un « plateau d’argent » (probablement en référence à son éclat), et ses mains en « verre » (probablement en référence à leur blancheur et délicatesse).
Les chansons servent de plateforme pour énumérer les qualités de la mariée, comme son talent pour la couture et la cuisine, même si par humour on s’amuse à dire qu’elle n’est pas vraiment à la hauteur :
« ערוסתנא תערף תטייב, אלמלוכ̇ייה ; תג̇יבהא מחרוקה מאלחה ונייה. » (18, 7)
« Notre mariée sait cuisiner. La molokhiya ; elle la sert brûlée, salée et crue. »
Création d’un sentiment de solidarité parmi les participants
D’autres expressions dans les chansons du ‘Tahlil’ illustrent comment le poète cherche à transformer les invités en participants actifs à la célébration. Cela se fait en utilisant des mots au nom du collectif, de sorte que les auditeurs se sentent intégrés à l’événement, et la célébration est perçue comme leur appartenant.
Les chansons du ‘Tahlil’ reflètent les rôles des figures centrales lors de la célébration
Les chansons du ‘Tahlil’ décrivent également les rôles des personnages centraux dans la célébration. Dans la diapositive, vous trouverez des citations sur la manière dont le poète fait référence aux parents du garçon circoncis. La mère se prépare à la célébration de la circoncision en préparant les vêtements et les bijoux qu’elle portera pendant l’événement. Le père est décrit pendant la célébration elle-même, lorsqu’il distribue des branches de myrte (בשמים) aux invités pour l’une des bénédictions de la cérémonie de la circoncision juive.
Expressions de la joie
Comme les chansons accompagnent les célébrations, l’émotion principale qu’elles expriment est la joie. Les chansons du ‘Tahlil’ contiennent de nombreuses expressions de joie, y compris des descriptions de la joie du marié avec sa mariée, de la joie du père du garçon circoncis, etc.
« Dans cette discussion, j’ai choisi de me concentrer sur l’expression du poète qui encourage à vivre dans la joie et à désirer célébrer avec ses proches. L’un des moyens d’exprimer cette joie est la description de l’arrivée de la mariée, un événement où les percussionnistes et les joueurs de oud accompagnent la célébration, et où les danseuses sortent pour danser avec des cris de joie.
Expression des émotions dans les chansons du ‘Tahlil’ – Protection contre le mauvais œil
En plus des nombreuses expressions de joie, les chansons du ‘Tahlil’ reflètent également de l’anxiété face à l’avenir. L’un des mécanismes utilisés pour faire face à cette anxiété est l’utilisation de formules pour se protéger du mauvais œil.
Parmi les formules de protection on trouve :
L’utilisation du numéro cinq : en guise de khamsa (כמסה ואלכמיס) et pour le cinquième jour de la semaine (נהאר אלכסמיס). Ainsi que l’utilisation de métaphores liées aux poissons (באלחות עליהא).
Exprimer des vœux pour une vie heureuse pour le marié et la mariée
Avant de conclure, je voudrais aborder les bénédictions et les souhaits exprimés dans les chansons du ‘Tahlil’ pour les célébrants et les invités. En raison du grand nombre de bénédictions présentes dans chaque cérémonie et célébration, j’ai choisi de présenter ici un échantillon restreint des bénédictions et des vœux trouvés dans les chansons de henné et de mariage :
Les bénédictions incluent :
Une demande à Dieu de protéger le marié et la mariée.
Un souhait que leur chance soit illuminée et qu’ils vivent longtemps.
Le désir des célébrants que la vie conjugale soit « comme le paradis »
Expression des émotions dans les chansons du ‘Tahlil’
Les chansons du ‘Tahlil’ forment un groupe de chants ou plusieurs strophes chantées lors des moments forts des célébrations du cycle de la vie en Tunisie. En plus des chansons régulières chantées à chaque célébration, il existe également des parties improvisées, comprenant des bénédictions inédites du chanteur pour les célébrants et des bénédictions des célébrants pour leurs invités. Ces bénédictions commencent par une formule fixe, comme יא עזיז עלייא ou יא עזיזה עלייה et se terminent par un appel au public pour qu’il fasse des youyous : זגרטו לי עלא וולדי ou עלא בינתי, et elles permettent de décrire les caractéristiques uniques ou les qualités de la personne bénie.
Résumé et conclusions
Les chansons du ‘Tahlil’ sont un témoignage vivant de la tradition juive-tunisienne, accompagnant la communauté au fil des générations et préservant son identité culturelle. Cette recherche a mis en évidence leur importance sociale et émotionnelle, ainsi que les processus qui ont influencé leur évolution.
Selon ma recherche, les chansons ont été initialement créées comme des chants de femmes transmis oralement, servant d’outil pour l’expression émotionnelle dans les rituels du cycle de la vie. Au fil du temps, elles ont été progressivement intégrées dans la tradition masculine et communautaire, ce qui se reflète à la fois dans leur exécution lors de rituels dirigés par des hommes et dans leur présence dans la littérature religieuse et imprimée, comme dans le livre « Brit Avraham » du mohel Fraji Hai Gaston Gez.
Sur le plan du contenu et de la langue, les chansons reflètent une profonde connexion avec la tradition musulmane en Tunisie à travers des symboles, des motifs et une langue proche de l’arabe local. Cependant, elles incluent également des éléments juifs distincts, intégrés au fil de leur adaptation à la tradition juive.
Linguistiquement, les chansons ont surtout préservé le dialecte judéo-tunisien, avec une faible incorporation de mots hébreux et de langues romanes. Cela témoigne de leur lien avec la langue parlée par la communauté, tout en cherchant à préserver leur caractère unique.
En Israël, les chansons ont subi un changement significatif – passant de la perception de « chants populaires » (« Ghnaya ») en Tunisie à la définition de « piyout » dans les livres préservant l’héritage juif de Tunisie, ce qui reflète une tentative de leur donner un caractère liturgique et de les intégrer dans la tradition du poème juif.
Enfin, l’examen historique montre un processus de canonisation qui s’est produit à travers l’imprimerie et les enregistrements. Le passage du chant oral au chant documenté a contribué à leur diffusion et à leur préservation, mais a aussi entraîné la fixation de certaines versions au détriment de la flexibilité qui les caractérisait autrefois.
merci a David Moatty pour sa gentillesse son humilité . Merci a l’AHJT qui nous a offert de le découvrir. Nous avons encore Tribune Juive , pour mettre en évidence de tels joyaux qui passeraient inaperçus dans les parutions dopées a « l’intellectualisme d’ambiance »
merci Sarah Cattan de percevoir le vrai le juste.