Jacques Tarnero: « Taguieff fait tomber les masques et nous donne la mesure des périls à venir. L’héritier de Léon Poliakov mène une recherche sans fin »

A propos du livre de PA Taguieff sur l’islamophobie-palestinisme (Odile Jacob)

« L’islamo-palestinisme » ou la dernière figure idéologique à l’œuvre dans la sphère arabo-islamique, contre Israël et contre l’Occident.

Comment l’esprit vient-il aux « masses » ? (Comme on disait dans les années 70…) Depuis plus de 70 ans, c’est une multitude de courants culturels, politiques, idéologiques, religieux qui ont innervé le monde arabe, ou le monde nommé « arabe ». Les grands « leaders » arabes auraient-ils enfin trouvé, ou mis au point, la potion magique qui va enflammer les passions de la « rue arabe »? 

Il semblerait que le dernier compost efficace qui nourrit l’imaginaire de ces foules puise à quelques sources que Pierre-André Taguieff analyse en profondeur dans son dernier livre « L’invention de l’islamo-palestinisme » (Odile Jacob éditeur) 

Ce travail d’investigation, particulièrement fouillé, retrace une longue période qui va de la dislocation de l’empire ottoman (1918), au moment présent. Dans un premier temps c’est l’ordre colonial occidental (anglais et français) qui contrôle ce même espace jusque dans les années 60 tandis que symétriquement s’élaborent progressivement les courants de pensée anti-coloniaux qui vont constituer le courant tiers-mondiste porté par Nasser, Nehru, les partis Baas, le FLN etc. Avec plus de cynisme que de candeur, l’Occident pensait perpétuer un pouvoir conforme à ce qu’il estime être au fond une œuvre civilisatrice. La défaite française en Indochine à  Dien Bien Phu  (1954) va sonner le glas de cette illusion.

Dans ces années, la planète est bipolaire, dans un face à face USA/URSS. Le chaos des guerres mondiales, la destruction des juifs d’Europe et l’installation d’un État juif au cœur  du Proche-Orient, alors même que les colonies en Afrique du nord et au Proche-Orient cherchent les voies de leur indépendance, laissent le champ libre pour un télescopage à venir dont on n’a pas fini de payer le prix.

Cette décomposition/recomposition va de pair avec le développement d’un autre projet au Proche-Orient : le mouvement sioniste réussit à construire ce qui va devenir l’État d’Israël. Toutes les pièces de ce puzzle de plus en plus explosif se mettent en place dès les années 1920.  Si l’islam est la religion dominante, elle ne sert pas encore de vertébration politique pour le monde arabe. Dans cette confrontation,  chacun cherche ses arguments. Pour Israël, sa légitimité est de l’ordre de l’évidence. En survivant à l’extermination nazie, l’État juif a la sympathie de l’Occident autant que celle (provisoire) de l’URSS. 

Les divers modèles idéologiques inspirés par le socialisme ne tardent pas à s’effondrer à la fin des années 70. Les « grands leaders » arabes, Nasser, Ben Bella, Bourguiba, Assad (père) et Saddam Hussein ont déçu la rue arabe au profit de la rue islamique proposée par Khomeiny (1979). La république islamique, va balayer les communistes restants. L’islam devient le courant fédérateur des haines anti occidentales et la destruction des tours du World Trade Center par Ben Laden signe la fin de l’humiliation arabe et musulmane. Une victoire contre le « grand Satan » américain parait possible et désigne Israël comme le « petit Satan » restant à abattre …

Plusieurs phases ponctuent ce parcours. Inspirée dans un premier temps par un socialisme nationaliste dont Nasser sera l’incarnation, après la prise du pouvoir par les officiers libres égyptiens, cette période va durer de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la défaite arabe de 1967. La guerre d’Algérie et la figure de Ben Bella puis de Boumédienne vont s’inscrire dans ce mouvement plus proche de l’URSS que du modèle de neutralité tiers-mondiste proposé par Nehru à la conférence de Bandung (1955). Dans le monde musulman, l’islamisme des Frères n’a pas les faveurs du pouvoir, bien au contraire. Ils sont mis en prison ou exécutés. C’est dans la clandestinité que la taupe islamique creuse son sillon, favorisée en cela par l’échec du modèle « socialiste arabe ». C’est dans le même temps que l’OLP se crée, après que les soviétiques et le KGB eurent compris l’importance de la Palestine comme vecteur symbolique rassembleur de l’imaginaire arabe et musulman. L’échec des guerres nationales contre « l’entité sioniste » va inspirer un changement majeur de stratégie. Ses moyens seront autres et le terrorisme en sera le vecteur.La Palestine va progressivement devenir LA cause des causes, dont la mythologie résistancialiste inspire et séduit bien au-delà de la sphère arabe. Un très long travail de réislamisation politique va permettre la fusion  du courant nationaliste arabe et du courant religieux. P.-A. Taguieff en analyse les phases et passe au crible les discours et les textes des premiers inspirateurs de cette convergence au premier rang desquels s’impose la figure du « Grand Mufti » de Jérusalem, Mohamed Amin al-Husseini (1895-1974). 

Ce leader nationaliste arabe va réussir à élaborer une vision politique pour le monde arabe autant que religieuse, inspirée par l’islam. Il partage avec le nazisme la haine des juifs autant que le projet de leur expulsion et de leur extermination. De la Palestine en tant que nation, il n’est pas encore question, seule importe la vision commune entre Hitler et al-Husseini d’un espace débarrassé des Juifs. Cette « pédagogie » pensée et inspirée par les Frères musulmans devient la machine de guerre souterraine la plus efficace de la sphère de l’islam. Bien que d’origine sunnite, sa dynamique va séduire le monde musulman chiite par ses victoires et ses conquêtes. 

Cette longue  histoire ne peut être comprise qu’à la condition de la lire dans sa globalité autant que dans les trajets intellectuels de ceux qui la fabriquent. P.-A. Taguieff prend soin d’entrer dans les textes de ses inspirateurs : Hassan al-Banna, le politique, créateur de la confrérie et Saïd Qutb le religieux, le mystique. On ne peut comprendre ce monde qu’à la condition de changer de paradigme. C’est à cet effort de lecture anthropologique que Taguieff invite le lecteur. Négliger cette composante comme le firent les « porteurs de valises » durant la guerre d’Algérie en ne prenant en compte que la seule dimension politique des indépendantistes algériens, portait déjà en germe toutes les appréciations erronées sur ce que va devenir l’Algérie contemporaine. Le FIS ou les GIA étaient déjà présents en filigrane, dans les premières composantes du nationalisme algérien et ceci dès le congrès fondateur du FLN, celui de la Soummam en 1956. Ce n’est que bien plus tard, dans une discussion publiée par Libération, que Jean-François Lyotard et Pierre Vidal-Naquet reconnurent n’avoir pas assez pris en compte sa dimension religieuse sous-jacente. Le marxisme dominant chez les intellectuels de gauche effaçait cette donnée et les rendait myopes face au monde arabo-musulman.  Alger, après l’indépendance de l’Algérie, était devenue, après La Havane, la capitale bis des révolutionnaires marxistes. L’épopée des Pieds-Rouges, venus en masse à Alger pour évangéliser les « larges masses » arabes dans le sillage du castrisme ou du guévarisme, va faire long feu. C’est vers d’autres prophètes barbus que vont se tourner les moustachus du monde arabe.

1979 et la révolution islamique de Khomeiny en Iran vont totalement changer la donne. Le retour aux sources islamiques remises au goût du jour par al-Husseini, al-Banna, Saïd Qutb, ou Tariq Ramadan, avec la Palestine pour étendard va constituer le vecteur dominant de la dynamique islamique actuelle. Avec le djihad, la guerre sainte, comme élément central du projet politique actuel, c’est cette autre phase, en rupture avec les précédentes, qui s’est mise en place. Pour les anciens « porteurs de valises » le choc est rude et ceux qui continuent à croire que la Palestine constitue un mythe émancipateur pour le monde arabe constituent désormais autant de bataillons « d’idiots utiles », aveugles devant l’obscurantisme des égorgeurs islamistes ou du fanatisme religieux contre les femmes. Tout le talent de P.-A. Taguieff est d’en faire la démonstration à travers la lecture minutieuse de ces parcours intellectuels. 

Dans cette nouvelle distribution des cartes Israël occupe une place essentielle comme objet de fixation, comme repoussoir structurel dans l’imaginaire politique islamiste. La Palestine n’est plus l’objet d’une convoitise territoriale, visant à construire un État, mais bien plutôt constitue un mythe rassembleur, un mot d’ordre destructeur de cette « monstruosité » qu’est Israël, pour reprendre les mots de Rima Hassan. Pour les idiotes utiles comme Judith Butler ou Danielle Sallenave qui voient, pour la première, des mouvements de résistance armée, et pour la seconde des mouvements de réparation d’une injustice commise en 1948, les crimes commis par le Hamas le 7 octobre 2023 ne constituent pas la poursuite d’un projet génocidaire mais bien plutôt des gestes légitimes pour rendre justice à un peuple opprimé. Les éléments de langage jouent ici un rôle essentiel : la tuerie terroriste constitue autant de gestes sacrificiels et la cruauté n’est nommée telle que dans une perception occidentale des choses. L’attentat dit « suicide » ainsi nommé dans une vision compassionnelle de cet affrontement, n’est suicidaire que par le supposé désespoir qui l’inspire alors qu’il est jubilatoire pour celui qui va retrouver soixante-dix vierges au paradis d’Allah. En ne prenant en compte que la part sacrificielle de la bombe humaine, le camp du Bien s’interdit de comprendre la dimension supposée sainte du geste guerrier.

La victimisation de la Palestine est un atout majeur dans le dispositif visant à donner à LA cause toute sa légitimité. Peuple victime de la colonisation impérialisto-sioniste, sa lutte n’en est que plus juste alors que le « sionisme » désigné comme « raciste » est cloué au pilori de l’ONU (1975). Le « palestino-progressisme » devient la désignation obligée dans la grille de lecture proposée par le quotidien français de référence. Bien sûr les Juifs demeurent le peuple victime de la barbarie nazie mais, en nazifiant le sionisme et Israël, les termes la compassion se renversent. Cette stratégie de renversement conceptuel va progresser puis s’installer progressivement à mesure que se banalise puis s’efface la mémoire de la Shoah. En induisant l’idée que les Israéliens font subir aux palestiniens ce qu’eux-mêmes ont subi, la mise en équivalence  « Israël= nazi » devient, au fil des banderoles progressistes, un slogan accepté et banalisé. Il manquait à LA cause un autre qualificatif pour obtenir un statut supplémentaire pour parfaire sa légitimité : le « génocide » supposé commis à Gaza par Israël parachève son image de victime absolue.

C’est aussi au plan des mythologies religieuses que l’islam des Frères reconstruit l’histoire. Si Abraham/Jibril est bien l’ancêtre commun des trois monothéismes, l’islamisme propose de modifier leur ordre chronologique, en condensant leur apparition : le prophète aurait évincé les Juifs quand ceux-ci l’auraient trahi, tandis que la parole de dieu/Allah, guidant les pas de Mohamed, lui livrait par le Coran révélé, son guide intouchable, immuable. Ce vrai peuple, nouvellement élu, serait devenu le seul élu de Dieu/Allah. Cette divine éviction/substitution, dont Saïd Qutb fut le laborieux scribe, changeait et continue de corriger singulièrement le narratif des textes sacrés. La parole supposée divine,étant par essence incontestable, c’est sur le temps très long qu’une réforme de l’islam, peut être imaginée et les Boualem Sansal ne sont pas nombreux …« L’invention de l’islamo-palestinisme », le titre du livre de Pierre-André Taguieff, dit bien toute sa légitimité, car il énonce les deux éléments de son analyse (autant que les éléments de langage) qui vont suivre. D’une part sa dimension religieuse portée par l’islam, d’autre part la dimension politique portée par la Palestine ou plutôt la cause palestinienne en tant qu’idéologie. La lecture du moment présent implique sa déconstruction historique et conduit à problématiser ces deux éléments dont le déroulé couvre tout le XXe siècle. Le siècle des totalitarismes, nazi, fasciste ou communiste, ne s’est pas achevé avec la disparition de Hitler, de Staline ou de Pol Pot et la chute du mur de Berlin n’a pas signé une « fin de l’histoire », bien au contraire, car c’est un nouveau totalitarisme qui menace le monde : l’islam, revisité par les Frères musulmans, progresse sous le masque généreux d’une Palestine libérée de l’oppression allant du « fleuve à la mer ». La Cause des causes fait vibrer les cœurs autant que les cervelles vides (mais vibrant de clichés) des étudiants à Sciences-Po et à Columbia University sans que ces âmes innocentes n’en devinent l’imposture. 

Ce que l’Occident n’a pas compris ou ne veut pas comprendre, c’est que la menace islamique pesant sur Israël le menace tout autant. Si Israël constitue la première ligne de front, les mécréants en constituent la seconde. « Si Israël tombe, nous tomberons tous » avait un jour déclaré José Maria Aznar, ancien Premier ministre espagnol. L’actualité donne à cet avertissement toute sa force.

Taguieff fait tomber les masques et nous donne la mesure des périls à venir. L’héritier de Léon Poliakov mène une recherche sans fin.

Il n’est peut-être pas trop tard pour garder les yeux ouverts.

© Jacques Tarnero

Couverture

« L’ Invention de l’islamo-palestinisme: Jihad mondial contre les juifs et diabolisation d’Israël ». Pierre-André Taguieff. Odile Jacob, 12 févr. 2025

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