
Toutes les veilles de Pessah, Mémé Laly montait difficilement les deux étages qui séparaient son appartement et celui de Pépé du notre.
C’était toute une cérémonie parce que Mémé ne montait pas seule mais avec toute une panoplie de marmites, de couteaux, de passoires mais aussi la recette secrète du Msoki, le plat traditionnel du soir du Seder, écrite de sa main avec sa belle écriture ronde et régulière.
Lorsque l’essoufflement lui passait, elle s’asseyait et entamait le délicat travail de la coupe des légumes. Chacun avait droit à une attention particulière. Les feuilles d’épinard, le céleri, le cosbor, le nana, les petits pois, les artichauts, les fèves, le fenouil…
Ne pas les couper trop gros, ne pas les couper trop petit, parce qu’il faut « sentir le goût de tous les légumes ». Ma mère, sa belle-fille, etait le sous chef (bien entendu, ce n’est pas comme cela qu’elles appelaient ce rôle essentiel) le plus dévoué, le plus fidèle, le plus respectueux qu’il soit donné d’imaginer.
De temps en temps, on nous laissait, ma sœur et moi, la troisième génération, participer à l’effort familial. Un rinçage par ci, une découpe par là. Nous avions l’impression d’être sur le toit du monde, comme si nous faisions partie d’une histoire antique, transmise de génération en génération. De grand mère a petite fille.
Des heures étaient nécessaires pour terminer la cuisson de tous les plats.
Je me souviens de ses mains, des petites coupures qui se remplissaient de tâches noires, à cause des artichauts. Personne n’imaginait mettre des gants pour protéger ses mains.
Aujourd’hui, elle me dirait sûrement d’en mettre: Ya Binti, H’ram, pourquoi te salir?
Et après avoir placé sur le feu toutes les marmites, alors que les odeurs avaient l’odeur de la liberté, elle retournait chez elle mettre son peignoir des fêtes, le bleu ciel. Un peignoir chaud, en flanelle, sur lequel j’aimais poser la tête pour sentir son parfum.
Parfum de ma grand mère, qui me fait pleurer encore aujourd’hui.
Et le Seder arrivait, et Pépé Félix mettait sa kippa brodee, et chantait les passages de la Haggada avec la mélodie qu’il avait apprise de son père. Et à nouveau nous, les enfants, avions le sentiment de faire partie d’une Histoire vieille comme le monde, transmise de génération en génération.
Mais ils sont partis. Quelques semaines après le soir du Seder, ils ont quitté ce monde, mon Pépé et ma Mémé. Ensemble, dans leur sommeil.
Et il n’y a plus de peignoir bleu ciel, il n’y a plus de kippa brodée, ni de mains avec des tâches noires.
Mais l’histoire ancienne est toujours là.
Et aujourd’hui, quand j’ai vu ma mère dans ma cuisine couper les légumes, ni trop gros, ni trop petit. Quand j’ai vu ma fille éplucher les navets et les carottes selon des directives très précises, je me suis à nouveau sentie sur le toit du monde.
J’ai ressenti la magie de cette fête.
La magie de ce peuple.
Le peuple de l’éternité.
Un peuple qui a un secret.
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