
Interview de Père Christophe Le Sourt
Pour Tribune Juive
Par Daniella Pinkstein
15 mars 2024
Paris

Et Elie s’étendit sept fois sur l’enfant,
La voix déchirante de sa prière s’effaça
Et il revint près de la mère gémissante :
« Vois, vivant est ton fils. »
ויתמודד ער שבע על הילד
קול תפלתו קורע וחולך
וישב אל האם המקוננת
״ראי, חי בנך.״
Rachel, Kibbutz Degania, 1932
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Cher Christophe Le Sourt, je vous remercie d’avoir accepté cette interview, longue, et peut-être un peu fastidieuse, mais nous avons, Chrétiens et Juifs, tant encore à nous dire.
Vous êtes depuis cinq ans Directeur Service National pour les Relations avec le judaïsme (SNRJ) à la conférence des évêques de France. Vous succédez au père Louis-Marie Coudray désormais supérieur de l’abbaye Abou Gosh en Israël, à quelques kilomètres à l’ouest de Jérusalem, qui lui-même succédait au père Patrick Desbois dont on connait l’insatiable combat. Votre mission force aux lumières là où l’obscurité peut couvrir notre avenir commun. Elle demande autant de force, de volonté, de patience, de compréhension que de courage.
Je ne vais pas faire de vous le représentant de l’histoire de la chrétienté ni même l’émissaire de toute l’Église que je questionnerai certainement tout autrement, mais c’est aujourd’hui avec vous personnellement père Christophe Le Sourt, avec vous également directeur du SNRJ dont l’engagement durant ces 5 années fut sans faille, que je me livre au dialogue. Votre tâche sera longue, fructueuse espérons, et peut-être plus complexe et moins tranchée qu’elle ne laisse certainement apparaître. Vos actions sont déjà nombreuses, et votre soutien depuis ce 7 octobre particulièrement appuyé, vous n’avez eu de cesse d’enseigner, de transmettre un christianisme clair, débarrassé de ses oripeaux antisémites. Vous avez récemment dirigé l’ouvrage « Déconstruire l’antijudaïsme chrétien », ouvrage qui se veut à la fois manuel d’enseignement, mais aussi reconnaissance officielle, tout à la fois d’une dette au peuple juif et d’une tentative de réparation.
- Tout d’abord puis-je vous demander de nous présenter brièvement, pour nos lecteurs qui ne vous connaissent pas encore, le Service National aux Relations avec le judaïsme et la raison de votre propre implication.
Le service est une conséquence du vote puis de la publication de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate en 1965. Dès 1969, un comité épiscopal français a été créé, lequel est devenu ensuite le service national pour les relations avec le judaisme. Nous sommes 12 à y travailler, un prêtre et onze laïcs.
Notre mission est triple : nous tenons informés les évêques de l’actualité des différentes communautés juives en France, nous formons et animons un réseau de délégués à travers tous les diocèses, nous contribuons à rappeler aux catholiques les sources juives du christianisme et à leur faire découvrir le judaisme vivant aujourd’hui. Etant délégué aux relations avec le judaisme du diocèse du Mans depuis de nombreuses années, j’ai accepté l’appel à succéder au frère Louis-Marie Coudray.
- Qui citeriez-vous comme influences théologiques décisives à la naissance de votre vocation, mais aussi aux choix qui ont motivé vos engagements, et pourquoi ?
S’il s’agit de ma vocation de prêtre, c’est essentiellement la lecture de la Bible. En ce qui concerne les relations avec le judaïsme, aussi loin que remontent mes souvenirs, la proximité avec des familles juives a été très importante.
- Comment avez-vous rencontré le judaïsme ? et à quel moment a-t-il revêtu son importance actuelle ?
Les rencontres, les très nombreux voyages en Israël (plus de 75 séjours), les différentes responsabilités qui m’ont été confiées depuis mon ordination en 1988 ont petit à petit alimenté cette passion.
- La formation de prêtre a-t-elle évolué depuis l’après-guerre ?
De fait, oui, et beaucoup. Aujourd’hui la majorité des séminaristes arrive avec déjà soit des études effectuées dans différents domaines, soit après une expérience professionnelle, alors que jadis, le cursus était petit séminaire jusqu’au bac puis entrée immédiate au séminaire. De nos jours, lorsque les cours ne sont pas pris dans les facultés de théologie, ils sont donnés à l’intérieur des séminaires par des universitaires et des membres de l’équipe d’accompagnement. Dans ces études, il y a désormais la présence d’intervenants laïcs, hommes et femmes.
Dans le cursus, qui dure 7 ans, et parfois plus, il y a des sessions « Découverte du judaisme ». C’est ainsi que récemment, j’ai été invité par les responsables du séminaire de Nantes, à animer un tel parcours durant trois journées. Conformément à l’invitation de Jean-Paul II qui souhaitait que l’on découvre le judaïsme vivant aujourd’hui tel que les juifs, eux-mêmes, le présentent, nous avons fait appel uniquement à des intervenants juifs, représentant les différentes communautés.
- Existe-t-il dans les séminaires en France des courants différents ?
Lorsqu’un jeune rentre dans un séminaire diocésain, ou interdiocésain, il souhaite être prêtre diocésain, c’est-à-dire rattaché à un territoire, aux habitants d’un territoire. Ceux qui souhaitent être jésuite, dominicain, vont rejoindre la formation de ces congrégations, de même pour certains instituts comme la communauté Saint-Martin ou Notre-Dame de Vie.
- Y-a-t-il une crise de la vocation ?
S’agissant des vocations, nous voyons émerger la grande question du don total de sa vie. Question inhérente à tous les courants spirituels.
- En mars 2023 s’est tenu un grand Colloque, dans lequel vous fûtes très impliqué, organisé par SNRJ et le SNCC (Service National de la Catéchèse et du Catéchuménat), intitulé « La permanence d’Israël interroge-t-elle notre identité chrétienne ? » Avant d’aller plus loin dans la réflexion que ce colloque soulève, pourriez-vous me dire comment et pourquoi la « permanence d’Israël interroge l’identité chrétienne », et qu’est-ce au juste « une identité chrétienne » ?
Votre question est à la fois importante, très large et aux multiples développements. Je conseille à vos lecteurs le site du service national, ils pourront y trouver différentes interventions dont certaines, en particulier celles de Mgr d’Ornellas et du père Marc Rastoin, qui répondent à vos deux questions. (https://relationsjudaisme.catholique.fr/formations/formations-snrj/488055-la-permanence-disrael-interroge-t-elle-notre-identite-chretienne/)
- La permanence d’Israël induit-elle ce que Pascal nommait la singularité de ce Peuple antique ? et ce que la notion de Peuple, en dépit des ambiguïtés (encore partagées) de Pascal, implique au regard de ce qui est considéré comme sa dispersion ?
Pascal voit dans la permanence du Peuple d’Israël et sa fidélité à ses livres une raison de croire à la force des écrits de l’Ancien Testament. C’est pour lui un appui de sa volonté apologétique. Mais il s’agit bien sûr d’une apologie du christianisme et Pascal semble en effet associer la dispersion du peuple d’Israël à son refus du Christ (frag 287). Ce n’est pas ainsi que l’Eglise catholique voit les choses aujourd’hui et Nostra Aetate est très explicite à ce sujet et souligne le mystère de Dieu à l’œuvre dans les vocations particulières des chrétiens et des juifs. Avec les prophètes et l’apôtre Paul, l’Église attend le jour, connu de Dieu seul, où tous les peuples invoqueront le Seigneur d’une seule voix et « le serviront sous un même joug » (So 3, 9) NA. 4 » Redisons-le, la diaspora n’est pas une punition !
- EN 1965 le texte Nostra Aetate fut promulgué lors du Concile Vatican II. Premier texte à examiner les liens de l’Église avec les religions non-chrétiennes, dont bien entendu le judaïsme. Les Orientations pastorales françaises qui furent par la suite élaborées pour sa mise en pratique et en vue également d’apporter des modifications au paragraphe 4 relatif au peuple juif suivirent un long et difficile chemin.
Je me permets d’apporter une précision : les Orientations pastorales du Comité épiscopal français de 1973 n’avaient pas pour but d’apporter des modifications au texte de Nostra Aetate. Du reste, cela eût été impossible, puisqu’il s’agit d’un texte voté par les évêques du monde entier dans le cadre d’un Concile.
- Leur publication causa, comme l’explique avec beaucoup de justesse, Thérèse M. Andrevon[1], une véritable crise au sein de l’Église de France mais aussi voire surtout au sein de toute la hiérarchie chrétienne du Maghreb et du Moyen Orient.
Ces Orientations pastorales ont de fait suscité un débat au-delà des frontières françaises mais il ne faut pas en majorer les enjeux et les conséquences. Du reste, le comité épiscopal a apporté en mai, de la même année, différentes précisions, lesquelles insistaient sur la dimension essentiellement pastorale du document.
- Pouvez-vous me dire jusqu’à quel point la situation a depuis changé ?
Depuis 60 ans, beaucoup de gestes très importants ont été posés de part et d’autre afin d’avancer résolument dans une relation de fraternité. Du reste, nous utilisons de plus en plus l’expression de « relations intra familiales ». Nous sommes loin des considérations interreligieuses, ce qui souligne l’importance du « lien spirituel qui nous unit à la lignée d’Abraham » (NA.4)
- Les représentants de la chrétienté des pays musulmans usent-ils toujours ouvertement de postures dites antisionistes ?
Chère Daniela, notre domaine de compétences nous conduit à rencontrer de manière très habituelle les responsables des différentes communautés juives en France, de participer à de nombreux évènements, colloques, sessions, mais nous ne sommes pas à même de juger de toutes les réalités existant dans le monde, en particulier au Moyen-Orient. Pour cela, il conviendrait d’interroger ceux dont c’est la mission et la compétence : la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le judaïsme à Rome.
- Et comment ne pas s’offusquer du silence de l’Église devant la répression, (au mieux hélas souvent), de la minorité chrétienne de ces pays ?
Je me permets de vous partager ma surprise face à cette affirmation. En effet, l’œuvre d’Orient, fondée au XIXe siècle, est présente dans 23 pays du Moyen Orient. De nombreuses actions de solidarité, de formation, d’enseignement et de soins y sont ainsi prodigués. S’agissant de l’accueil des chrétiens syriens, j’ai, avec trois paroissiens au Mans, créé dès 2012 la Fraternité chrétienne Sarthe-Orient, laquelle a accueilli plusieurs familles dont le village avait été détruit par Daech, et nous sommes encore aujourd’hui en soutien de plusieurs paroisses ou communautés syriennes avec lesquelles des jumelages ont été créés. C’est vous dire que le sort de nos frère et sœurs chrétiens au Moyen-Orient, est loin de nous être indifférent.
Par ailleurs, le pape François évoque ce sujet très régulièrement lors des audiences du mercredi ou à l’occasion des Angélus le dimanche.
- Si l’on s’en tient à la démographie, la minorité chrétienne ne cesse de diminuer dans toute cette partie du globe oriental – et cela jusque dans des lieux hautement symboliques, comme Nazareth ou Bethleem. Quoique minoritaires aussi en Israël, les chrétiens n’ont jamais été ni pourchassés, ni menacés. Pourquoi cette rupture avec le peuple juif est-elle encore pertinente dans ce Moyen-Orient auquel manque cruellement une Nostra Aetate venant des autorités musulmanes ?
Chère Daniela, vous comprendrez qu’il ne m’est pas possible de m’exprimer à la place de nos amis musulmans. Il est heureux qu’il y ait encore des communautés chrétiennes dans cette région qui a vu naître le christianisme, et le Christ lui-même. La démographie, en particulier la forte croissance des populations musulmanes, les choix individuels aussi, font que ces communautés chrétiennes ne forment plus qu’une petite partie de la population. Mais il s’agit de communautés encore très vivantes.
- Pourquoi ce double silence ? Pour la pérennité de quoi et l’identité de qui ?
Précisément, comme je viens de l’expliquer, l’Eglise catholique n’est pas silencieuse et de surcroît, elle est très active dans ses œuvres de charité et de solidarité.
- Pas une seule institution juive qui ne vante votre engagement. En effet, il a toujours été vaillants, courageux, sensible, et fraternel. Depuis le 7 octobre, vous n’avez pas manqué une manifestation pour le soutien aux otages israéliens. J’en conclus que votre présence est aussi celle de l’Église que vous représentez. Comment n’est-ce pas dans ce cas aussi traduit par des écrits, des actes manifestes de soutien dans les journaux spécialisés, dans la hiérarchie outre votre Service ?
Merci de souligner ma présence très habituelle du vendredi midi au Trocadéro, en solidarité avec les otages. Sachez que je le fais pleinement en lien avec les responsables de l’Eglise catholique en France. De plus, régulièrement, des membres de l’équipe du Service National pour les Relations avec le Judaïsme m’accompagnent. Je tiens à souligner aussi les appels réguliers de nos plus hautes autorités catholiques pour dénoncer les actes terroristes du Hamas et appeler à la libération de tous les otages. Encore récemment, la Présidence de la Conférence des Evêques de France a publié, dans Actualité juive, une tribune de solidarité.
- Quelle est selon vous, la plus grande évolution, depuis la publication du 1er Nostra Aetate ? Peut-être aussi la plus grande révolution théologique ?
Chère Daniela, je ne comprends pas cette question. De fait, il n’y a pas eu plusieurs Nostra Aetate de publiés. Ce qui est certain, c’est que l’enseignement de l’estime est aujourd’hui à l’œuvre dans l’Eglise catholique. On notera, en particulier, tous les efforts faits dans les parcours catéchétiques et dans la création de hauts lieux de dialogue et de formation, par exemple, le Collège des Bernardins et l’Université Catholique de Lyon. Théologiquement, nous voyons bien la référence habituelle à l’affirmation paulinienne « Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables. (Rm11,29) »
- Quels sont, toujours selon vous, les ponts les plus solides sur lesquels juifs et chrétiens pourraient se retrouver ?
Nous ne pouvons que nous réjouir que déjà, très habituellement nous nous retrouvons sur de nombreux sujets. Il y a bien entendu celui de la défense de la vie et celui de la dignité humaine. Par exemple, lors des débats ayant trait à la fin de vie, le Grand Rabbin de France Haïm Korsia, a été entendu avec Monseigneur Pierre d’Ornellas, par les commissions parlementaires, soulignant ainsi combien nos fondamentaux anthropologiques sont identiques.
- La Conférence des évêques de France a fait paraitre sous votre direction un ouvrage : « Déconstruire l’antijudaïsme chrétien ». Au motif d’une urgence pour les chrétiens de cesser « définitivement » de « se représenter le Juif suivant des clichés qu’une agressivité séculière avait forgés ». Vous en faites l’inventaire, Vous dites que les combattre relève d’un « impératif moral et spirituel ». C’est doux à entendre pour une oreille juive dans laquelle résonne les fureurs des vindictes, les clameurs des massacres et des pogroms au fil des siècles chrétiens. Et c’est prometteur de cheminements sereins et alliés sur bien des problèmes auxquels les hommes sont confrontés aujourd’hui souvent de par leur propre faute. Mais si cet ouvrage dénonce ces clichés forgés au sein même de l’Église, il n’explique pas pourquoi et comment ça a pu se faire. C’est une dénonciation morale, mais non tout à fait un travail d’anamnèse. Ça sollicite un surmoi moral, pas un idéal de connaissance qui déplace vraiment. Une ligne « politique », plutôt qu’une refondation chrétienne dans son origine juive.
N’est-ce pas se risquer à un échec, malgré tous les sincères efforts spirituels mobilisés ?
Tout d’abord, il ne s’agit pas d’une « ligne politique », mais bien d’un changement fondamental de paradigme. Ce travail théologique a été mené auparavant et c’est grâce à lui que la Déclaration Nostra Aetate a pu affirmer, aussi vigoureusement, ce qu’elle énonce comme une ère nouvelle des relations judéo-chrétiennes. Notre ouvrage est, avant tout, un manuel permettant de déconstruire une série de clichés qui peuvent être encore dans les têtes même s’ils ne sont pas dans les livres de catéchisme. Comme le souligne Monseigneur Eric de Moulins Beaufort, dans son avant-propos, « on ne se détache pas de siècles de mépris et d’incompréhension en quelques décennies ». Ce manuel, mais aussi l’existence de notre service, les multiples initiatives de paroisses ou d’associations, tout cela aide à ce que « l’enseignement du mépris » que Jules Isaac a si fortement dénoncé, disparaisse. D’immenses progrès ont déjà été faits et nous continuons d’œuvrer en ce sens. L’iconographie chrétienne présentait la synagogue aux yeux bandés. Peut-être l’Eglise a-t-elle eu longtemps les yeux bandés et n’a pas su prendre la mesure de ce que Paul a écrit sur le mystère de la permanence du peuple juif en Romain 11. 3 « qui a connu la pensée du Seigneur ? »
- Comment l’Église honore-t-elle la mémoire des chrétiens qui parfois au péril de leur vie ont sauvé́ des Juifs durant la période d’épouvante nazie en les cachant, en les exfiltrant vers des lieux mieux abrités, etc. Le Monde juif les honore à travers le titre de Justes et en inscrivant leur nom pour l’éternité́ sur le site dévolu de Yad Vachem.
Sachez combien toute notre équipe est très attachée à la transmission de la mémoire de la Shoah et de faire connaitre son histoire. En ce qui concerne les Justes parmi les Nations, nous avons, en partenariat avec le Comité français pour Yad Vashem, réalisé une exposition en 2022, qui circule toujours aujourd’hui en plusieurs exemplaires, à travers la France. Intitulée « Du cri du cœur à la voix des Justes », elle présente différents acteurs : évêques, pasteurs, religieuses, laïcs, qui par leur courage ont été « des lumières dans la nuit de la Shoah. » Cette exposition trouve sa place aujourd’hui au sein d’établissements scolaires catholiques ; elle contribue à la connaissance de la Shoah des jeunes publics, à faire découvrir régulièrement des Justes parmi les Nations locaux et donner un modèle de courage en ayant conscience qu’il ne faut jamais accepter l’inacceptable.
- L’Église a salué́ le sacrifice de Maximilien Kolbe en le canonisant. Maximilien Kolbe, connu avant-guerre pour son antijudaïsme virulent, mais qui avait pris la place à Auschwitz d’un autre polonais déporté́ par les nazis d’avoir porté́ secours à des Juifs persécutés. Elle a salué́ également, en la canonisant, le martyr de la philosophe Edith Stein juive convertie au catholicisme et devenue carmélite, assassinée dans une chambre à gaz à Auschwitz. L’Église sanctifie ainsi plutôt leur mort en martyr. Mais que fait-elle pour exemplariser tous ceux anonymes, morts ou pas, d’avoir aidé́ des Juifs traqués par les persécutions ? Ne serait-ce pas un possible salut fraternel de perpétuer leur indestructible espérance, autrement que par la perception du martyr ?
Notre collaboration avec le Comité français pour Yad Vashem nous permet de mesurer combien nos frères juifs sont attachés à rendre hommage à tous ceux et celles qui ont sauvé des juifs pendant la seconde guerre mondiale. C’est la grandeur de l’Etat d’Israël d’honorer la mémoire des Justes parmi les Nations et de poursuivre cette tache d’identification et de documentation de faits héroïques. L’Eglise, quant à elle, est heureuse de s’associer à ces hommages. L’année 2022 a été propice à de nombreux évènements dans cet esprit. La lettre pastorale de Monseigneur Saliège a été particulièrement commémorée, tant du côté chrétien que juif.
- Quel état des lieux faites-vous aujourd’hui dans le peuple chrétien de France de leur perception du judaïsme, des juifs, d’Israël ?
On assiste à la multiplication de temps de rencontres entre juifs et chrétiens afin de mieux se connaitre mutuellement. Des communautés paroissiales et synagogales se retrouvent à l’occasion de temps forts, d’enseignements croisés, de sessions de découverte du judaïsme permettant à des jeunes juifs et chrétiens de se rencontrer : autant de moments propices à créer d’authentiques liens fraternels. L’un de nos travaux actuels consiste dans la réalisation d’un livret destiné aux pèlerins qui vont en Israël sur les pas de Jésus. La spécificité de ce nouveau document consiste à souligner l’importance des sources juives du christianisme et à découvrir le judaisme vivant aujourd’hui. S’agissant d’Israël, chacun peut noter que les actes terroristes du Hamas, du 7 octobre 2023, ont induit, paradoxalement, une très grande augmentation d’actes antisémites dans toute l’Europe et singulièrement en France. A ce sujet, nous étions bouleversés dernièrement devant les images abjectes de la restitution des corps d’Ariel et Kfir Bibas et celui, supposé, de leur mère. Abjectes car cette séquence ne fut pas organisée dans la discrétion et le recueillement que réclamait un tel funèbre événement, mais dans le cadre d’une mise en scène orchestrée, filmée et diffusée par le Hamas. Redisons-le, tout un chacun ne peut que souhaiter, ardemment, que le cessez le feu perdure et qu’ainsi des vies humaines, israéliennes et palestiniennes, soient épargnées. Toutes les provocations, d’où qu’elles proviennent, doivent être dénoncées et il convient, avec le Saint-Siège, d’exiger le respect du droit international. Cependant, ne pas qualifier de mouvements terroristes le Hamas et les autres groupes armés, qui sont à l’origine des attaques et des prises d’otages du 7 octobre 2023, est une faute morale. Ne pas réagir, ne pas condamner, c’est cautionner l’affaissement, par l’image, du respect dû à toute personne humaine, c’est accepter que l’acmé du sadisme terroriste devienne une possible posture dans les négociations internationales et, in fine, c’est valider les mots de Robespierre qui considérait que « la terreur est une émanation de la vertu ».
- Vos interlocuteurs juifs et leur implication ont-ils changé à mesure des années qui façonnent votre engagement au sein de la SNRJ ? les projets ont-ils évolués ?
Toute notre équipe du Service National pour les Relations avec le Judaïsme a remarqué combien nos interlocuteurs juifs habituels sont très investis dans le dialogue entre juifs et chrétiens et très heureux de mener des projets communs. Lesquels se multiplient à destination des jeunes.
- Le philosophe Léo Strauss remarquait déjà̀ dans le début des années soixante que Juifs et chrétiens seraient amenés à̀ rompre ensemble face à̀ cette modernité́ qui s’annonçait. Il visait là ce qu’il pressentait et qui a pris plus tard le nom de « post-modernité́ ».
Pensez-vous qu’il y a sur les grands enjeux spirituels de société́ d’aujourd’hui des vigilances communes et des combats côte à côte entre judaïsme et christianisme ? Lesquels ? Et comment ?
Chère Daniela, j’ai évoqué la défense de la vie et de la dignité de toute personne humaine.
- Dans « La Promesse » du Cardinal Jean-Marie Lustiger, livre inouï de courage, d’ambition et d’une liberté éclairée sans égale, il fait référence au « pagano-christianisme ». La trahison et la haine commencent là, dit-il : « Il y a des païens qui peuvent porter le nom de chrétien mais qui, s’étant emparé du christianisme pour en faire leur religion, l’ont défiguré. Le paganisme demeure jusqu’au bout une tentation à laquelle les disciples du Christ sont constamment affrontés. L’Église, là où s’est-elle pratiquement identifiée à un pagano-christianisme voit celui-ci s’effondrer sous ses propres critiques et perdre de vue sa propre identité chrétienne, elle s’est coupée de sa racine juive en faisant du Christ la forme de son propre paganisme, un dieu des païens. L’Église ne peut recevoir le Christ que si elle reconnaît Israël. »
Les courants wokistes se développent, avec la même célérité qu’internet, dans tout l’Occident, – courant souvent assorti d’un antisémitisme militant, et très souvent associé à l’islam comme antidote fantasmé au colonialisme, à l’esclavagisme, au capitalisme, etc., ou comme posture protestataire. Leurs référents païens sont omniprésents. L’Église n’a-t-elle pas à la suite du Cardinal Lustiger la nécessité de parer à une telle tentation ? Comment les références théologiques et la pensée chrétienne peuvent-elles aider à une réflexion, si tant est que cela soit dans le calendrier des considérations actuelles ? Chrétiens, juifs et musulmans peuvent-ils selon vous s’associer à une analyse commune ?
Sans doute, à cet instant, pouvons-nous parler de la richesse de notre patrimoine spirituel et théologique commun entre juifs et chrétiens pour penser la complexité du monde. Je trouve très juste la remarque d’Alain Finkielkraut qui évoque notre époque comme étant celle du « repli de la raison ». En effet, expliquer c’est défaire les plis de la complexité. Or, nous sommes entrés dans une période où nous subissons, en permanence, une injonction à l’émotion et la raison est en repli. Chacun mesure l’importance, comme nous y invitait Benoit XVI à tenir ensemble « Foi et Raison », de l’enjeu d’une véritable vigilance à l’égard des jeunes générations pour que leurs élans généreux du cœur ne soient pas dévoyés.
- Claude Vigée, poète, philosophe juif, l’un des grands Mensch de ce siècle passé, racontait souvent l’anecdote suivante :
La haine des juifs est telle que les bourreaux en puissance ne manquent pas. Il ne s’agit pas, pour les chrétiens, de devenir juifs mais d’être des héritiers loyaux. Je voudrais vous raconter une histoire biblique, celle du roi Achab dans le livre des Rois (I Rois, 21) dont Racine se sert avec la figure d’Athalie. Achab était une crapule, un roi d’Israël criminel. Il avait un voisin du nom de Naboth dont il convoitait la vigne. Achab, conseillé par la reine païenne Jézabel, se croyait au-dessus de la Torah. Naboth refusait de vendre la vigne de ses Pères. Là-dessus, Jézabel expliqua qu’il suffisait d’éliminer Naboth. C’était le rejet total de l’élection d’Israël. Achab fit dont égorger Naboth et saisit sa vigne, privilège royal ! Le prophète Elie vint le trouver et lui dit avec force : « Tu as assassiné et en plus tu as hérité ! » Il lui annonce la fin de sa royauté, sa charogne jetée aux corbeaux, etc. La conduite d’Achab a été celle des Églises pendant des siècles vis-à-vis du judaïsme… Les juifs sans terre, expulsés, les juifs aux ghettos et sur les bûchers et l’héritage pour les chrétiens ! » Croyez-vous que parmi les hommes illustres qui structurent l’édifice chrétien, il y ait aujourd’hui un prophète Elie ?
Actuellement, le Service National pour les Relations avec le Judaïsme prépare la publication de deux ouvrages. Un premier qui sera un Abécédaire du dialogue entre juifs et chrétiens et un second, accompagné d’une exposition, présentera les grandes étapes et les grandes figures depuis 60 ans, c’est-à-dire, depuis la clôture du Concile Vatican II, avec la promulgation de la Déclaration Nostra Aetate. L’élaboration de cet ouvrage nous permet, peu à peu, de mesurer l’importance des personnalités juives et chrétiennes au service de cette « fraternité qui se renouvelle». Nous voyons bien que c’est le critère « temps » qui permet de discerner, avec le recul, l’impact de leur pensée et de leurs actes. Ce seront les générations futures qui pourront rendre hommage aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui.
[1] « Histoire, réception et enjeux théologique », par Thérèse M. Andrevon, docteure en théologie, in « La permanence d’Israël interroge-t-elle notre identité chrétienne ? », Extrait du colloque du 20 & 21 mars 2023, Documents Épiscopat publié par le SNRJ.
Tribune juive remercie chaleureusement Christophe Le Court
Entretien mené par Daniella Pinkstein le 15 mars 2024 à Paris
A relire:
— Sarah Cattan (@SarahCattan) March 9, 2025
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