

« Abécédaire apocalyptique », de Bertrand Carroy, est un pamphlet total, entre colère et vertige dans lequel l’auteur orchestre un réquisitoire implacable contre notre époque, disséquant de A à Z les travers d’un monde en perdition. D’une plume rageuse, érudite et caustique, il démonte méthodiquement les illusions contemporaines : démocratie frelatée, réseaux sociaux aliénants, obésité généralisée, capitalisme carnassier, wokisme débridé… Rien ni personne n’est épargné. Ce livre-fleuve, qui évoque aussi bien Céline, Bernanos et Orwell que Debord, Huxley et Muray, est une descente aux enfers littéraire, un cri de révolte où se mêlent ironie ravageuse et lucidité désespérée.
Un alphabet de la fin du monde
Comme son titre l’indique, l’ouvrage adopte une structure abécédaire, chaque lettre devenant le prétexte à une diatribe contre une facette du désastre contemporain. L’auteur ouvre le bal avec “Avant”, où il dresse un constat implacable : nous vivons une époque malade de son propre progrès, qui a troqué la sagesse contre l’hystérie consumériste. Puis viennent les “Banlieues”, symbole d’une fragmentation sociale irrémédiable, le “Catholicisme”, vidé de sa substance spirituelle, la “Démocratie”, devenue une mascarade… Jusqu’au “Zut” final, ultime soupir d’un écrivain qui sait que tout est perdu mais qui, par une ultime bravade, refuse de se taire.
Ce choix formel rappelle le « Dictionnaire du diable » d’Ambrose Bierce, où chaque mot devenait un prétexte à un sarcasme impitoyable. Mais ici, l’ironie laisse souvent place à un sentiment d’urgence, une rage presque prophétique, à la manière de Georges Bernanos, qui écrivait dans La France contre les robots : “Nous allons à la catastrophe en dansant.”
Un style en fusion
Dès les premières pages, le style de Carroy claque comme un fouet. Sa phrase est longue, haletante, syncopée, truffée d’anaphores et de ruptures brutales. Céline n’est pas loin, avec son rythme scandé, ses exclamations et ses tournures orales. L’auteur pousse l’art du pamphlet jusqu’à ses limites, maniant avec brio l’hyperbole et la satire.
Prenons ce passage sur la consommation de masse : »Tout est en surpoids ! Les balances craquent ! Les chiffres s’affolent ! L’obésité universelle ! C’est métaphysique tout ça… » Cette inflation verbale mime la démesure du monde qu’il décrit, où l’excès est devenu la norme et la mesure une anomalie. Jonathan Swift, dans son « Modeste Proposition », usait déjà de cette stratégie : l’outrance comme révélateur du réel.
Une société en état de mort cérébrale
Ce que Carroy décrit, c’est avant tout un monde qui a perdu le sens. L’individu n’est plus qu’un avatar numérique « Demain, notre identité remplacée par l’URL, voilà le programme ! »), la culture est un divertissement creux (« On est passé de Racine à Koh-Lanta en une génération ! »), et la démocratie un simulacre où l’on confond communication et politique.
Ce constat rappelle celui de Guy Debord dans « La Société du Spectacle » : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ». Carroy montre comment la surinformation nous a rendus aveugles, noyant l’intelligence sous un flot de contenus insignifiants. À ce titre, son chapitre sur les réseaux sociaux est un chef-d’œuvre d’ironie assassine : « L’occupation un tantinet honteuse, addictive en diable, qui vampirise nos instants disponibles, grignote même tortueusement sur le temps laborieux… »
Le sport, la télé, le wokisme : le grand nivellement
L’un des moments les plus jouissifs du livre est sans doute son chapitre sur le sport, où Carroy s’attaque à la religion contemporaine du corps performant. « Faut pédaler, glisser plus vite ! Ça démontre qu’on est meilleur que ceux d’avant ! » On pense ici à Roland Barthes, qui voyait dans « Le Tour de France » une mythologie moderne. Mais chez Carroy, il ne reste plus que le culte du muscle et du dopage généralisé.
De même, son chapitre sur le wokisme (« Wokisme éducatif ») est une charge féroce contre une idéologie qui, sous prétexte d’inclusion, détruit la pensée critique et infantilise la société : « Qu’on nous veut tous avachis hypnotisés par nos écrans, les doigts érectiles ! Du prêt à consommer ! Dans les deux sens ! » On retrouve ici l’influence d’auteurs comme Philippe Muray, qui dénonçait dans L’Empire du Bienl’avènement d’un monde aseptisé où plus rien ne peut être discuté sans être immédiatement taxé de crime de pensée.
Un monde sans retour ?
Carroy laisse peu de place à l’espoir. Son « Zut » final est un soupir plus qu’un sursaut, un constat d’impuissance face à l’accélération d’une société devenue folle. Il rêve d’un retour à la lenteur, à la contemplation, au plaisir des choses simples : « Le bonheur ? C’est Aristote, un feu de cheminée, du vin de Bourgogne et des œufs façon Meurette ».
Mais peut-on encore espérer ce retour en arrière ? Carroy semble aussi sceptique que Cioran, qui écrivait dans De l’inconvénient d’être né : « Toute l’histoire converge vers une catastrophe ». À ses yeux, le progrès technique n’a pas enrichi l’homme, il l’a vidé. Il ne nous reste plus qu’à attendre l’effondrement.
Un livre à lire… avant la fin du monde
« Abécédaire apocalyptique » est un livre coup de poing, un pamphlet d’une puissance rare. À la fois drôle et terrifiant, érudit et trivial, il rappelle les plus grandes satires de la littérature, de Swift à Debord, en passant par Céline et Muray. Il est de ces textes qui ne laissent pas indemne, qui font rire jaune et qui réveillent les consciences anesthésiées.
On pourra lui reprocher son pessimisme absolu, son refus de toute alternative, son goût pour la provocation. Mais peut-être faut-il lire ce livre comme un électrochoc, une secousse salutaire dans un monde où tout s’englue dans le consensus mou. Un livre nécessaire, pour ceux qui ont encore le courage de penser.
© Yves-Alexandre Julien
Il s’agit d’une dépression nerveuse de l’auteur de cet apocalypse; si l’humain est devenu tel que le décrit Mr Carroy ce philosophe,le monde serait en perdition, nous serions las de toute forme de culture nos penchants iraient vers la facilité en écoutant ce qui nous arrange, c’est à dire sans faire le moindre effort et en nous laissant engloutir dans la masse des idiots. Alors gardons espoir dans la culture du beau, du vrai, rien n’est perdu.