
Je conduis, les mâchoires serrées, le volant incrusté dans ma poitrine, les coudes plaqués contre les côtes. Ma conduite normale. Jusqu’ici rien d’inhabituel. Le passager à ma droite, lui, est improbable : un type d’une autre galaxie.
Il parle l’hébreu d’une voix métallique hachurée (la même voix que dans l’application du téléphone qui nous dit de nous mettre à l’abri en cas de bombardement, de tremblement de terre, de tsunami – rayez la mention inutile), comprend tout mais n’a pas les codes. Un extra-terrestre quoi.
« Scène de science-fiction », je vous avais prévenu. Mettez-y du vôtre ! Je l’ai pris en stop. Sans poser de questions. Il est courtois, un peu raide, presque mécanique. Il fait robot sur les bords. Ou ashkénaze coincé ; il existe beaucoup de prototypes de ce genre dans ma famille. Il est silencieux, sa mallette sur les genoux. Il doit penser que je conduis très bien.
J’allume la radio. « Galey tsahal », notre « France-Inter ». Des interviews que j’écoute d’une oreille (quand je conduis mes cinq sens sont concentrés sur la route).
Soudain, le visiteur venu d’ailleurs devient bleu. Il me dit de sa voix froide :
– Garez-vous, trouvons un abri. C’est la guerre
– Quoi ?
– A la radio, ils viennent de dire « Israël est en guerre ». « Israël, pays souverain aux frontières définies, en guerre », « conflit armé entre deux groupes, implique l’utilisation de la force ». Il nous faut rapidement trouver un abri…
– « Frontières définies » ? !? Heu… Pas de panique. C’est juste un jingle. Le même depuis 500 jours. « Israël est en guerre ». Vous avez remarqué la musique ? Après il y a la météo. Il va être répété toute la journée.
On a continué de rouler. J’avais l’impression d’avoir ChatGpt en costar à mes côtés. Au bout de trois minutes il a remis ça. De sa voix d’acier entrecoupée.
– « Il faut faire demi-tour. A la radio ils l’ont dit : ‘on rentre à la maison’. Nous devons obéir aux ordres que nous a donné le présentateur.
Au début je n’ai pas compris. Puis ça a percuté.
– C’est la voix chaleureuse, grave, légèrement rocailleuse, profonde d’Arick Einstein. C’est un extrait de sa chanson, un autre jingle. « Galey tsahal accompagne le retour des otages à la maison ». Je ne sais pas de quelle planète vous débarquez mais vous n’êtes pas au point, « bro ». Et puis prenez le volant si vous voulez, moi je ne peux pas conduire dans ces conditions…
L’ énergumène, en un mouvement d’une rapidité et d’une précision ahurissante, a arraché le volant de la colonne de direction. J’allais m’évanouir. « Remets-le ». J’hurlais. Il a remis le volant à sa place. On a continué de rouler.
Fin du premier épisode.
© Rachel Darmon
Née à Paris, Rachel Darmon vit en Israël depuis plus de 30 ans. Professeur de français, éducatrice, guide touristique, elle a toujours écrit. Lauréate du « Prix des arts et des lettres » pour sa nouvelle « Le mur du bruit », elle a publié deux romans chez Folies d’encre : « Le gâteau de Varsovie » et « Tâter le diable ».

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