
Je n’avais pas trop le moral hier.
Un rêve étrange où on essayait de me mettre dans un cercueil trop petit pour moi.
Ça m’a réveillé de me cogner la tête contre le couvercle.
Un franc soleil d’hiver envahissait ma chambre, j’ai cherché à tâtons mes lunettes, elles avaient glissé entre les pages du livre sur lequel je m’étais endormi la veille.
Il ne faut pas lire Stephen King passée une certaine heure.
…
Vers midi, j’ai eu mon fils au téléphone.
Il a dû sentir au son de ma voix que ça n’allait pas fort.
« Allez ! Je t’emmène manger un morceau.
Il y a un Yann Couvreur qui vient d’ouvrir du côté de la rue Soufflot. Ils ont une super quiche au saumon et aux épinards et tu connais leurs pâtisseries ! »
Je n’avais pas vraiment faim, mais j’ai dit OK.
Je ne voulais pas qu’il s’inquiète pour moi et il ne faut pas refuser l’invitation d’un fils.
…
Mon père n’avait pas voulu, non plus, refuser mon invitation, malgré sa grande fatigue.
J’avais réservé dans un restaurant étoilé, je voulais l’épater, après tout j’en avais les moyens, j’avais réussi.
Nous montions la rue Monsieur le Prince, il traînait la jambe et paraissait essoufflé.
Il s’est arrêté devant Polidor.
« Pourquoi allez plus loin ? C’est très bien ici. »
C’est que j’ai réservé ailleurs…
Inutile de discuter. Il était entré et négociait une table près de la fenêtre.
Une table recouverte d’une nappe à gros carreaux rouges.
La serveuse, une blonde accorte, au corsage déboutonné, nous a amené l’ardoise.
Mon père a mis ses lunettes.
« Pour l’entrée, j’hésite entre harengs pommes à l’huile et harengs sauce moutarde. »
La serveuse a pris un air docte.
« Ça dépend si vous z’avez faim. Y’en a plus dans le harengs pommes à l’huile. »
Je suis intervenu.
« Tu peux prendre le foie gras en entrée, tu sais… »
Mon père a secoué la tête.
« Je vais prendre les harengs sauce moutarde…Avec un pot de Morgon et une carafe d’eau pour commencer. »
J’ai renoncé à demander la carte des vins, j’avais pourtant appris par cœur les différents domaines des Pomerol.
Mon père était de bonne humeur.
Depuis peu à la retraite, il s’était offert l’Encyclopédie Universalis, et s’était remis à l’anglais.
Il m’a donné des nouvelles de notre ancien voisin, le délégué CGT de l’entreprise.
Nous habitions un logement de fonction. Tous les dimanches matin, nous montions le voir avec mon père, pour écouter du Jean Ferrat sur l’électrophone et l’entendre maudire « les patrons exploiteurs ».
« Il ne va pas bien. On lui a trouvé une tache au poumon. »
J’avais pris harengs pommes à l’huile pour que mon père puisse taper dans mon assiette.
Nous avons commandé un autre canon de Morgon.
En descendant le boulevard St Michel vers les quais de Seine, nous avons fait une pause chez Gibert. J’ai offert à mon père un beau cahier neuf pour ses cours d’anglais.
J’ai retrouvé récemment ce cahier couvert de son écriture appliquée, en débarrassant son appartement.
…
J’ai dit à mon fils, que finalement Yann Couvreur ça ne m’intéressait pas.
Je trouve ses pâtisseries trop crémeuses et j’aime pas les épinards.
Je préfère aller manger des harengs pommes à l’huile chez Polidor.
« Ouais… Si tu veux. »
…
Je feuillette ce bouquin d’un critique gastronomique à la mode.
Il y écrit que le hareng est « le plat favori des concierges parisiennes ».
Mon père détestait les snobs et adorait le hareng.
Moi aussi.
Mon fils lui aussi, s’est régalé.
© Daniel Sarfati
Très beau texte ! Bravo! Hareng pommes à l’huile et un pot de Morgon , c’est parfait et ce déjeuner père fils sur le Boul Mich m’entraîne dans des souvenirs et des regrets !
Pourquoi des regrets, c’était bien, j’en suis certaine!