Tribune Juive

« L’alternative à l’État palestinien, on la connaît : c’est la guerre et la mort »

De gauche à droite : Gershon Baskin, Ehoud Olmert, Nasser al-Qidwa et Samer Sinijlawi. © DR

Des dizaines d’Israéliens et de Palestiniens se sont rencontrés dans la plus grande discrétion cette semaine à Chypre pour défendre une solution à deux États. Emmanuelle Elbaz-Phelps y était pour « Le Point »

À l’heure du dîner, dans la salle à manger d’un hôtel d’une station balnéaire chypriote habituée d’ordinaire à accueillir familles et enfants, une centaine d’Israéliens et de Palestiniens partagent non seulement un buffet mais aussi l’espoir d’un avenir meilleur. « Asseyez-vous avec une personne de l’autre camp que vous ne connaissez pas, rencontrez-vous, parlez-vous. Écoutez-vous surtout », encouragent l’Israélien Gershon Baskin et le Palestinien Samer Sinijlawi, deux militants pour la paix et la cohabitation.

L’événement qui les a tous attirés à Larnaca démarre le lendemain matin : un colloque d’une journée « en soutien à la solution à deux États », c’est-à-dire la création d’un État palestinien à côté de l’État d’Israël. Alors que les Gazaouis sont menacés de transfert par le président américain, Donald Trump, que des familles en Israël attendent encore la libération de leurs proches retenus en otage depuis bientôt cinq cents jours par le Hamas et que le cessez-le-feu à Gaza ne tient qu’à un fil, la rencontre est à contre-courant.

À l’initiative, deux figures publiques, qui n’occupent plus de poste officiel : Ehoud Olmert, ancien Premier ministre israélien, et Nasser al-Qidwa, ancien ministre des Affaires étrangères de l’Autorité palestinienne et neveu de Yasser Arafat. L’an dernier, les deux hommes exposaient une vision commune d’avenir dans les médias et à plusieurs chefs d’État et ministres des Affaires étrangères, notamment Jean-Noël Barrot, le chef de la diplomatie française.

Une solution commune

Pour présenter officiellement leur initiative à leurs peuples respectifs, Olmert et Al-Qidwa ont convié des intellectuels, des chercheurs, des hommes et des femmes d’affaires, et même des politiques, à se retrouver à Chypre en compagnie de diplomates et d’observateurs de Jordanie, des Pays-Bas, du Royaume-Uni, d’Allemagne et de Chypre. Le Point était présent. « Ce que nous proposons est une solution commune et non un plan global et détaillé », précise Al-Qidwa.

L’objectif de cette initiative est « la création d’un État palestinien à côté d’un État israélien, sur les bases des frontières de 1967 », avec, pour fondement, « la solution territoriale présentée par M. Olmert durant son mandat [2006-2009, NDLR], y compris l’annexion de 4,4 % du territoire total de la Cisjordanie par Israël […] en échange d’un territoire de taille égale au sein de l’État d’Israël ». Une capitale palestinienne devrait être désignée dans des quartiers arabes de Jérusalem-Est et la vieille ville administrée par une tutelle exercée par cinq États, dont Israël et la Palestine.

« Nous avions des craintes quant à l’accueil [de cette vision, NDLR] par les opinions publiques israélienne et palestinienne, explique Gershon Baskin. Aussi longtemps que cette terrible guerre se poursuit, que toutes les personnes enlevées n’ont pas été libérées et qu’il n’y aura pas d’horizon clair pour le retour à la vie des 2 millions d’habitants de Gaza, nous craignons qu’il n’y ait pas de place dans les esprits et l’intellect pour réfléchir à un avenir commun. » Les organisateurs avaient prié les participants de ne venir que s’ils adhéraient à la vision proposée.

Autre impératif : le respect de la confidentialité sur l’identité des participants, afin que chacun soit à l’aise pour partager et s’exprimer, mais aussi parce qu’une rencontre avec « l’ennemi » est une idée difficile à vivre, voire inacceptable, pour une grande partie des deux sociétés. Côté israélien, la discrétion permet de garantir qu’on ne sera pas taxé de « gauchisme », dans un climat d’intolérance entretenu par le gouvernement et certains médias. Côté palestinien, c’est encore plus délicat : coopération et échange direct avec des Israéliens peuvent être considérés comme une « normalisation de l’occupant » et pourraient mener à une censure et un rejet professionnel et social.

Reconnaître la douleur de l’autre

Parmi les personnes présentes, des anciens membres des équipes de négociation des accords d’Oslo ou de la conférence de paix d’Annapolis (États-Unis) en 2007, mais aussi des hommes et des femmes dans la souffrance : la mère de l’une a été assassinée le 7 octobre 2023 par les hommes armés du Hamas, la tante de l’autre tuée sous les bombardements de Tsahal à Gaza, et le frère de celle-ci est encore retenu en otage dans la bande de Gaza. « Faites attention quand vous employez le mot “génocide” », demande une conférencière à une femme assise au premier rang qui s’est présentée comme une Gazaouie vivant à Londres, car « certains mots empêchent la discussion ». La Palestinienne, elle, s’était sentie agressée par un ancien militaire israélien qui expliquait l’impératif de reconstruire Gaza « sans camps de réfugiés ».

Parmi les sujets débattus : le cessez-le-feu, l’après-guerre, la reconstruction de Gaza et les relations qu’entretiendront Israël et un futur État de Palestine. Le tout dans un contexte politique dominé par l’administration Trump. Les discussions se passent la plupart du temps dans le calme, et toujours dans le respect mutuel. L’une des intervenantes israéliennes suscite de vives émotions quand elle explique reconnaître la douleur palestinienne et exige des Palestiniens présents qu’ils fassent de même et qu’ils reconnaissent le traumatisme israélien. Son interlocuteur la regarde, se penche vers elle et l’affirme : « Je comprends ce que tu ressens. Je respecte ta douleur. »

Un Palestinien se lève et raconte deux histoires : celle de la mort de ses cousins à Gaza sous les bombes de l’armée israélienne, puis celle de son ami, un Palestinien de Cisjordanie, qui ne peut plus aller travailler en Israël depuis le 7 Octobre mais dont l’employeur, un Juif israélien, verse toujours le salaire mensuel afin qu’il puisse subvenir aux besoins de sa famille. Il conclut : « Hamas, génocide, djihad : il faut arrêter avec tout cela. Nous n’avons d’autre solution que celle à deux États. L’alternative, on la connaît tous dans cette pièce : c’est la guerre et la mort. »

Impasse politique

De retour en Israël, sur le quai de la gare en attendant le train pour Tel-Aviv, une femme israélienne dont un membre de la famille est otage à Gaza racontera que c’était sa toute première rencontre avec des Palestiniens. « Ce n’était pas simple émotionnellement, mais je n’ai pas le choix. Nous n’avons plus le choix », dit-elle.

Cependant, le problème, c’est que dans la configuration politique actuelle la création d’un État palestinien est plus qu’improbable. Plusieurs questions sont posées : « Comment convaincre des opinions publiques en grande partie submergées par la haine, la colère et l’envie de revanche ? Comment contourner l’administration Trump et ses ambitions de transfert de population, le gouvernement de Netanyahou et son opposition viscérale à la création d’un État palestinien, et l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas, qualifiée à de multiples reprises par des intervenants palestiniens de “corrompue et incompétente” ? »

Ce séminaire est la seule vraie initiative existante, déclare au Point Samer Sinijlawi. C’est la réponse aux fantasmes de solutions qui nous sont imposées à nous, Israéliens et Palestiniens. Les 100 Israéliens et Palestiniens qui se sont prononcés pour la fin de la guerre et la création de deux États à Larnaca ont fait entendre leur réponse et ont montré comment les deux parties rêvent leur avenir commun. »

Si toute concrétisation semble encore très loin, un consensus s’est forgé au cours des débats sur quelques préalables : le Hamas ne peut pas rester au pouvoir à Gaza, et il faut un changement de gouvernement comme de leadership des deux côtés. « En attendant, soutient Ehoud Olmert, nous ne pouvons pas attendre qu’il se passe quelque chose dans le futur. Nous devons inventer le futur. »

© Emmanuelle Elbaz-Phelps, envoyée spéciale à Chypre

Source: Le Point

https://www.lepoint.fr/monde/l-alternative-a

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