
La commémoration, le 27 janvier 2025, des 80 ans de la découverte du complexe d’Auschwitz-Birkenau, camp de concentration et centre de mise à mort, a été l’occasion de diverses prises de paroles publiques, d’acteurs institutionnels, d’intellectuels, et parfois d’humains moins concernés par la Shoah que par la mise au service de la mémoire à des fins politiques contemporaines.
En écoutant toutes ces paroles, j’ai pu constater qu’il y a :
– ceux qui pensent que la fin du nazisme a refermé la page de l’antisémitisme (l’antisémitisme serait l’apanage unique de l’extrême droite totalitaire),
– ceux qui pensent que l’antisémitisme continue d’exister mais qu’il prendra fin grâce à la résolution du conflit israélo-palestinien,
– ceux qui pensent que l’antisémitisme ne cessera jamais.
Cette dernière version pessimiste (qu’on laisserait bien aux seuls Ashkénazes) est pourtant la plus probable.
Doit-on en conclure que peine perdue, plus besoin de se battre ? Non. Notre réponse est dans la continuité.
Peut-on, déjà, se demander pourquoi cette journée de commémoration est désormais dénommée officiellement « journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l’humanité ? »
En novembre 2005, l’ONU, via de nombreuses délégations, avait effectivement recommandé « de ne pas oublier les victimes d’autres génocides » lors de cette journée du 27 janvier. Nous pouvons entendre le désir d’universalité de compassion à l’égard de l’ensemble des victimes de l’ensemble des génocides. Pourtant la dénomination de cette journée est problématique. Elle est la date de découverte d’Auschwitz-Birkenau.
La dimension universelle de la Shoah, entendue comme un phénomène qui a marqué et blessé la définition de l’humain, est indéniable. Pour autant, la version « universelle » de la mémoire de la Shoah, étendue donc à la mémoire de l’ensemble des génocides, viendrait affirmer ceci : ce n’est pas le Juif qui a été exterminé mais l’humain.
Ne pas reconnaître la spécificité des victimes de la Shoah, même si la Shoah est un événement traumatique mondial, vient – paradoxalement et telle une identification projective – prolonger une méthode de la « Solution finale », rejouer le retrait des noms des victimes. Les défenseurs institutionnels internationaux de la mémoire de la Shoah en seraient devenus, par désir d’ouverture, d’inclusion, les agents de sa dilution, de sa dissolution, dans le liquide sans goût ni odeur de l’empathie universelle. Est-ce, comme l’écrit Shmuel Trigano, « l’Homme dans le Juif » qui aurait été exterminé pendant la Shoah, ou bien plutôt « le Juif dans l’Homme » ? La mémoire de la Shoah reste problématique dans son rapport du singulier à l’universel : c’est bien comme peuple particulier que les Juifs ont été exterminés, et non comme représentants de l’espèce humaine.
Les nazis ont voulu tuer le Juif comme on tue l’informe, ce qui n’a pas de forme, ce qui est intéressé par la non-forme, ce qui précisément déforme l’homme. Bien sûr que les Juifs ont une forme, ils ont la forme de l’humain. Peuple singulier inclus dans l’universel humain. Mais peuple insaisissable, définition insaisissable, amour de ce qui n’est pas saisissable, à l’image de ce Dieu qui ne se laisse pas nommer.

« Tout homme qui rejette l’idolâtrie est juif » (Talmud, Meguila 13 a)
Il y a dans le Juif un noyau cellulaire qui ne se laisse enfermer dans rien, une bombe atomique anti-totalitaire, un centre vide autour duquel tout gravite, sensations, pensées, formes : un refus obstiné de l’objet comme absolu et comme référence. Les Juifs sont là où on ne les attend pas : il y a quelque chose d’antisémite dans cette phrase, à l’évidence, un relent de « Ils sont partout ». Pourtant, il y a quelque chose de vrai. Si le Juif n’est pas à la place qu’on aimerait lui assigner, c’est parce qu’il a en horreur l’assignation, la détermination et la domination. Il y a de l’improbable, un amour de la sortie de la définition, un amour de la liberté en somme, qui lui fait prendre le risque de la solitude, de la non-assimilation et de l’incompréhension. « On devrait toujours être légèrement improbable », écrit Oscar Wilde.
Nous cherchons à revenir au moment juste avant la séparation. Au moment du choix. Au moment de la joie. Quand nous avons dû choisir entre éthique et rationalité logico-déductive, entre éthique et fonctionnement. Entre médiateur et propriétaire. Entre sujet et objet. Entre brumeux et définition. Peuple du passage, les Juifs ne sont pas de passage. Partir est ambigu, c’est à la fois rechercher et fuir. Mais peut-on vraiment partir ? Il y a toujours la nostalgie d’une présence, d’un ailleurs qui, s’il était ici, ne recoudrait pas totalement le vêtement déchiré. Il faut en revenir au départ, à l’intention du départ, tenter de le comprendre comme on cajole un nouveau-né. Avec beaucoup d’amour et de tendresse. Et alors l’espoir renaît.
L’exil enferme mais il contient en lui-même la promesse de son dépassement. Le retour n’est pas l’occupation de la place de départ, il est une vue amoureuse et fidèle du départ. Nous sommes la mémoire de ce qui n’a pas été transmis, la mémoire de la réparation, la mémoire de ce qui n’a pas pu, su, voulu être transmis. Nous sommes remplis de souvenirs imaginaires. Le Juif a l’amour de ce qui n’est pas un objet, pas une idole. En ce sens, face à la mécanisation du monde, face à la réduction de toute dimension à une information composée de 1 et de 0, face aux « formes-pensées » que sont les idées, le Juif ne peut que questionner les Nations. Le Juif aime le brumeux, le sans-contour. Le Juif vient rappeler que personne, pas même lui, ne détient le dernier mot de la Vérité. Et ça, c’est insupportable pour toutes les idéologies qui aspirent au grand soir. Nous ne sommes pas totalisables, ni nous ni personne, c’est ça que nous venons dire. Nous sommes une menace perçue par les Nations.
Avoir une terre pour les Juifs, la défendre comme le font les Goyim, avec une armée, des procédures administratives, ce n’est pas donné immédiatement. Pour cela d’ailleurs, aussi, j’ai une forme d’empathie pour l’État d’Israël, une forme de tendresse inconditionnelle : pas simplement parce qu’il est l’État légitime et légal, mais parce que ce peuple, les Juifs, n’étaient pas faits pour se battre en priorité. Le peuple juif est un peuple de paix, il a la violence en horreur. Mais il doit nécessairement prendre les formes – lui, le défiant de toutes les formes – qu’impose le monde actuel pour se défendre. Il y a là quelque chose de bouleversant, qui m’inspire une gratitude et un respect d’autant plus grands pour les forces armées israéliennes et pour le peuple israélien en général.
Le Juif cherche la continuité, dans un monde fait de discontinuités, de ruptures. La Torah met en scène des individus atypiques qui recherchent une continuité de sens dans un monde de ruptures apparentes : Abraham et son départ consenti vers une terre étrange et étrangère, Job le Tsadik et sa quête de compréhension face à l’accablement de la souffrance, le bègue et humble Moïse face à la charge qui lui est demandée, autant de désirs de persévérance dans leur être malgré le changement imposé. Nous avons tous besoin de continuité avec le monde, avec notre corps. Nous avons aussi besoin de discontinuités pour vivre, bien-sûr, comme limites : des frontières, des vêtements, des limites morales au désir de jouissance. Mais il y a désormais beaucoup trop de discontinuités dans notre époque et notre monde. Le problème n’est pas tant trop de continuités qui nous exposeraient, qui exposeraient notre peau, qui nous rendraient vulnérables, que trop de discontinuités, trop de limites, trop de défenses érigées, qui nous aliènent et qui, au nom de la protection qu’elles prétendent nous offrir, nous empêchent de ressentir la continuité en nous, la continuité entre nous et la nature, nous et les autres, nous et l’Éternel.
Nous sommes spontanément attirés par la continuité, par des mœurs douces comme expériences de la continuité. Nous avons tous besoin de douceur. De non-rupture entre l’état normal au présent et l’avenir. Pourtant, beaucoup de monde est désormais accroc à la vitesse, au sentiment de l’urgence, à l’accélération. Il faut vite s’accrocher à un nom, à une chose, qui viendrait satisfaire notre désir de définitif, de définition. Shootés à l’adrénaline par la vitesse, mais aussi par la nouveauté. Il y a une addiction à la nouveauté, au changement, à la rupture, à la disruption, comme autant d’illusions de capturer, enfin, ce qui viendrait nous faire cesser de chercher. D’où le « scroll », le zapping, la perte de la notion d’engagement, le nombre de divorces. Et la peur augmente avec la nouveauté, avec la fracture. Face à cela, nous sommes capables de joie, laquelle est toujours disponible dans la continuité. Elle est satisfaction et plaisir de vivre par la continuation du connu au sein de l’inconnu, par la sensation de perpétuation de soi, d’identité maintenue, dans un cadre mouvant. La norme est désormais la non-continuité. Alors que la norme a besoin de continuité pour se définir, se défendre, se faire connaître, se faire aimer.
Faire face au tragique, à la rupture, à la Shoah, 80 ans après, et affirmer notre continuité, notre désir de continuité, notre satisfaction de persister et de transmettre l’ineffable, la non-définition, la liberté. Par l’engendrement des corps, l’engendrement des idées, l’engendrement des sensations. La « Solution », la dissolution n’a pas eu lieu. Nous nous renouvelons et nous luttons tous les jours comme restes non solubles, comme résistants, contre sa tendance à revenir, le penchant totalisant d’une Babel toujours, elle aussi, renouvelée.
© Philippe Sola
En tout point d’accord avec vous : le Juif c’est bien ce reste, ce supplément, ce caillou dans la chaussure de l’universalisme « catholique » mondialisé et du volontarisme nihiliste de notre modernité. La proclamation résistante d’une élection qui est endurance de la loi et défense d’une terre d’Israël qui reste son « temple » (il en faut), le lieu où cette élection prend sens et se voit réaffirmée. La loi est abrogée, moquée partout désormais par l’amour universel, et la terre d’Israël est partout haïe par le monde des soixante-dix nations, sans frontières ni limites, sans bornes ni freins, où circulent librement hommes et marchandises, livrés à eux-mêmes, abandonnés à la folie de leur désir et la labilité de leur valeur d’échange.
La Shoah aura été cette volonté criminelle d’assassiner les juifs, de les éradiquer de la surface de la terre, à savoir tous ceux, humains, qui s’affirment enracinés dans une tradition ou une histoire plutôt que dans un sol. Car la terre d’Israël est moins un sol qu’elle n’est sainte. Ce n’est pas un territoire mais une promesse, la réalisation d’une histoire qui doit permettre à la loi d’encore pouvoir se faire entendre dans un monde devenu post-national, et qui a choisi les élections politiques pour en finir avec cette forme d’élection rivale, celle par l’Autre, et qui seule vraiment nous oblige. C’est ce qu’on nomme couramment la morale. Elle est devenue insupportable aux oreilles des nations, comme l’actualité de tous les jours vient, hélas, nous en apporter la preuve.
Alain Bienaimé, merci pour votre commentaire, dont je partage également l’essence.
Qu’est-ce que le Temple sinon un lieu vide, le lieu du vide, le retrait d’un espace disponible au « monde des marchandises » comme vous l’écrivez ? Invitation à trouver cet espace en soi. Philippe Sola
les antisémites en tout genre auront beau faire, nous bannir, nous rejeter, nous mettre au ban des nations,tenter de tous nous exterminer, il restera toujours dans le monde quelques Juifs qui auront survécu et qui continueront leur route semée d’embûches mais nous en avons vu d’autres et nous vivrons.C’est écrit.